De A à X
A propos "De A à X" roman de John BERGER ( édition de l’Olivier 2009 ) traduit de l’anglais par Katya Berger Andreadakis
Des lettres clandestines recueillies par John Berger
Tel est le titre du premier chapitre signé J. B. qui semble servir d’introduction et invite à entrer dans la fiction, celle de lettres « trouvées » par une personne inconnue ( désignée par un indéfini –« on ») dans la cellule 73 d’une prison abandonnée. Ces lettres sont « retranscrites » par R. et J. B., ce sont des lettres que Aïda a écrites à Xavier emprisonné; le lecteur apprend alors qu’ils n’étaient pas mariés, Aïda n’avait pas de droit de visite ; lettres envoyées ou non, parfois annotées par Xavier - le narrateur devant « garder secrète » la façon dont il se les est procurées car « l’explication pourrait mettre en danger des tiers ».
Semblent donc convoquées ici plusieurs traditions : celle du roman par lettres, celle de la poésie amoureuse (correspondance de deux amants), celle des textes de résistance qui nécessitent la protection de l’anonymat. Mais ces lettres ne sont pas datées, J.B. dit seulement qu’elles se sont étalées sur plusieurs années. Et aucun lieu n’est non plus spécifié.
Temps mythique et pays des Ombres
La deuxième de couverture reproduit un portrait du Fayoum en Egypte, portraits des premiers siècles de notre ère qui étaient glissés dans la tombe des morts.
« Cela faisait quelques mois que je travaillais sur De A à X. Je me suis réveillé un matin en me disant : il faut que je regarde ces portraits du Fayoum. J’avais un livre chez moi, je l’ai ouvert et j’ai trouvé deux images, l’une représentant Aïda, et l’autre Xavier. Elles ont été avec moi tout le temps que j’ai écrit. Après coup, on peut se demander si la proximité géographique entre ces visages égyptiens et mes personnages, qui sont peut-être palestiniens1, a joué. Mais, plus que la géographie, ce qui est important, c’est l’âge. Ces visages ont presque 2 000 ans, en même temps, ils sont incroyablement contemporains, bien plus que des portraits du XVIIe (même Rembrandt) ou du XVIIIe. C’est très important, parce que j’ai essayé d’apporter quelque chose qui existe peut-être depuis que la politique existe. Il y a aussi un étrange paradoxe : les sujets de ces portraits posaient avec l’idée que, après leur mort, ces images seraient dans leur tombe. Ces portraits sont intimement connectés à la mort et, en même temps, ils ont une extraordinaire vitalité, ils ont échappé à la posture. Je ne sais pas si ce sont ces qualités qui les relient à mes personnages mais, quand on raconte une histoire, on a un sixième sens qui dit si une chose est juste ou non. Je savais que ces portraits étaient justes, qu’ils faisaient partie du livre. »2
Le portrait reproduit est celui d’une belle jeune femme brune, qui nous regarde, comme si, de l’au-delà, elle nous invitait à la lecture. Ainsi se construit un axe vertical qui relie les gens d’ici à ceux de l’au-delà. Dans un livre de 1984, John Berger parle de ce temps de la conscience qui n’est pas celui du corps. Il cite un poème de Evgenivj Vinokurov :
« Un jour, j’aimerais écrire un livre
Un livre entier sur le temps
Sur comment il n’existe pas
Comment le passé et le futur
Ne sont qu’un seul et même présent continu.
Je pense que tous ceux qui vivent, ceux qui ont vécu
Et ceux qui viendront encore – sont vivants en ce moment.
J’aimerais épuiser le thème du temps jusqu’à ce qu’il n’en reste rien,
Comme les soldats, de leur louche, vident leur gamelle jusqu’à la dernière goutte. »3
A Lisbonne, dans un précédent texte, D’ici là4, le narrateur rencontrait, entre autres « fantômes », sa mère alors qu’elle était décédée depuis quinze ans ; John Berger disait à propos de ce livre que « nous sommes ici, les villes sont là, des gens sont au-delà, tout ça est inséparable et c’est peut être cette inséparabilité qui nous rend humain ».
Les morts nous accompagnent.
De l’anamnèse naît le futur, et l’humanité de l’histoire du sujet.
Eros et Thanatos- à l’heure du massacre
Le roman De A à X cite dès l’ouverture Agamemnon d’Eschyle5. Puis, deux tercets du sonnet 116 de Shakespeare sont donnés en exergue :
« L’amour n’est pas le fou du Temps [ …]
Il ne passe pas au fil des heures
Mais dure jusqu’au dernier jugement. »
Le narrateur conclut le premier chapitre par une prière :
« Où que soient Xavier et Aïda, morts ou vifs, que Dieu protège leurs ombres. »
Héros guerrier, amour sans fin – ces thèmes s’inscrivent certes dans un temps mythique propre à l’imaginaire de l’auteur.
Mais quand Aïda, dans le cours du roman, se souvient du texte d’Eschyle, c’est pour mieux insister sur la disparition de toute gloire pour les guerriers d’aujourd’hui :
« On gémit en faisant l’éloge des guerriers. (…)
Personne ne pourra dire d’un seul de ces salopards qu’il est mort noblement. » écrit –elle p 50.
La mort n’a plus rien d’héroïque, on meurt à genoux, assassiné d’une balle dans la tête.
Enfer
C’est à une descente aux Enfers que l’auteur nous invite ; celle que subissent tous ceux qui s’aiment et sont séparés par leur engagement dans une résistance à l’oppression.
L’enfer, le narrateur l’évoque directement par une annotation de Xavier p 127. Invention des ploutocrates pour faire peur aux pauvres et leur faire croire en une autre vie dans l’au-delà, cette croyance de l’Eglise n’est qu’un outil d’oppression, alors que le véritable enfer est ici bas :
« Un enfer réservé aux exclus se construit ici-bas, pour proclamer la même chose : que seule la richesse peut donner un sens à la vie. »
L’enfer, c’est également la disparition de tout espérance de foyer pour Aïda et Xavier- ou bien les ruines de la maison de Gassan, le barbier, détruite par un missile :
« Ce qu’il avait fallu toute une vie à assembler s’était envolé sans laisser de traces, et avait perdu son nom. Une amnésie non de l’esprit mais du réel » ( p 130)
Comment survivre sans foyer ?
Vers demain
Le foyer est le centre du monde :
« Sans un foyer au centre du réel, on ne sait pas où se réfugier, on est perdu dans le non-être et dans l’irréalité. Sans un foyer, tout se décompose en fragments.
Le foyer est le centre du monde car c’est là où se croise la ligne verticale et la ligne horizontale. La ligne verticale monte au ciel et descend au pays des morts sous la terre. La ligne horizontale représente la circulation terrestre, toutes les routes qui mènent à travers la terre à d’autres lieux. Ainsi c’est au foyer qu’on est au plus près des dieux du ciel et de morts sous la terre. Cette proximité permet d’espérer pouvoir les atteindre. Et en même temps on se trouve au point de départ et de retour (si tout va bien) de tous les voyages terrestres. » dit John Berger dans un article 6.
La perte du foyer, au sens existentiel, la perte du centre du monde, est aussi perte du réel ; seuls l’amour et la solidarité peuvent la transcender.
Aïda prend le bras du barbier Gassan et conclut, face à sa détresse :
« Dans les replis obscurs du temps, il n’y a peut-être rien d’autre que le toucher muet de nos doigts.
Et nos actes. » ( p 131)
Cette conclusion fait écho à la fin de la lettre précédente d’Aïda :
« Il y a longtemps, je pensais qu’on atteignait le point le plus proche de l’éternité au moment de la bénédiction ressentie après l’amour. Je dirais maintenant qu’on touche l’éternité en tendant l’oreille à une certaine rumeur, une rumeur qui vient de la rue, et qui vient de l’avenir, quand les rues seront pavés, les fusils rangés, et quand les pères enseigneront l’arithmétique à leurs fils. » (p 126)
Demain est ici et maintenant, si notre corps sait écouter, toucher, sentir, vivre .
Texte et corps- faire lien
Odeurs du jasmin, du café, d’ail et de menthe, eucalyptus qui danse au vent, chant des oiseaux, bleu des petites prunes bien mûres, les sensations nous entraînent dans le réel, dans la beauté de vies communes et solidaires.
Comme le caméléon les personnages cherchent leur équilibre dans le monde.
« Un caméléon peut répartir son poids à la fois à la verticale et à l’horizontale ! Pour négocier certains obstacles, on ferait bien de prendre exemple sur eux, tu ne trouves pas ? » dit Aïda p 17. Ils apprennent à rester vivants dans un monde qui fait tout pour les nier.
Ainsi se dessine un avenir, dans les pas de ceux qui sont restés fidèles à leurs attentes, malgré les risques et souffrances encourues, la fatigue et le désespoir qui guette.
Emaillé de remarques très proches de l’information, de brefs récits ou réflexions sur les oppressions, c’est pourtant un univers poétique qui se construit, scandé par les petits dessins réalisés par Aïda.
Ne pouvant toucher son « Guapo », l’Amoureuse lui offre des dessins de mains.
Janine Desmazières (mars 2012)
1 Le texte est dédié à Donk, Bev et Sunshine et à la mémoire de Ghassan Kanafani, écrivain, journaliste, porte parole du Front populaire de libération de la Palestine, assassiné en 1972.
2 http://www.liberation.fr/livres/0101321981-des-portraits-lies-a-la-mort
3 Et nos visages, mon coeur, fugaces comme des photos, traduit de l’anglais par Katya Berger Andreadakis, Champ Vallon 1991 pour l’édition française
4 D’ici là , traduit de l’anglais par Katya Berger Andreadakis ,Editions de l’Olivier 2006
5 pour indiquer qu’il est à l’origine d’une citation p 50
6 texte de John Berger intitulé L’exil où il fait référence à la définition de Mircea Eliade. Texte paru dans la Lettre Internationale au printemps 1985 et repris sur le site http://www.peripheries.net/article195.html