écrit et art

Inscrire des signes de l’écrit dans l’espace d’une création, -corps de l’œuvre, cadre, titre…– tel semble l’enjeu. Je me replonge avec délice dans quelques livres : Typoésie de Jérome Peignot (Imprimerie nationale Editions), L’art brut (éditions Scala), au fil du trait, de Matisse à Basquiat (Coédition Carré d’Art et Centre Georges Pompidou à la suite d’une exposition des œuvres sur papier du Centre Georges Pompidou, commissaires Guy Tossato et Jonas Storsve )… Et je tente un petit historique subjectif, partial, partiel, désordonné et transitoire, afin de me rafraîchir la mémoire.

Enluminures du Moyen Âge, calligraphies, typographies … depuis des siècles l’écrit s’est investi dans la dimension plastique, faisant du geste une dimension première, du signe sur le support un élément artistique autant que signifiant.

Les artistes occidentaux ont évidemment interrogé cette tradition, au moment même où les poètes questionnaient le langage. Pour ne citer que quelques exemples, dès le début du XXème siècle, Braque, Picasso, Picabia introduisent de l’écrit dans leurs peintures, Sonia Delaunay travaille en couleurs vives les lettres de publicité, tandis qu’Apollinaire joue dans ses calligrammes avec la forme de ses poèmes.

Un peu plus tard Magritte met en scène une interrogation sur le langage, ses zones d’ombre et de pouvoir, en faisant résonner ensemble titres des œuvres et images ; les dadaïstes berlinois - Baader, Hausmann, Schwitters – bouleversent les codes, par leurs collages, assemblages de bouts de journaux, tickets … les rebuts de la vie urbaine.

Au milieu du XXème, Dubuffet se sert des mots pour leur matière, une écriture phonétique souvent à peine lisible et proche du graffiti, qui marque son refus de la « belle grammaire » et « langue morte » de la société bourgeoise. Il sera à l’initiative en 1948 de la Compagnie de l’art brut, avec entre autres le poète André Breton qui vient de publier L’art des fous, la clef des champs ; la collection sera ensuite donnée à la ville de Lausanne, elle affirme ainsi la reconnaissance artistique de ces œuvres ; on peut aller à la rencontre d’univers fabuleux, extraordinaires lieux de fictions, défiant logique et bon goût classique : Aloïse, Adolf Wölfli, Rienhold Metz ( et bien d’autres) ; c’est comme si on entrait dans une tour de Babel où l’écrit s’inscrit sans discontinuité dans l’image. Autre tour de Babel, la si réjouissante tradition des carnets de voyages, celle des scientifiques, des aventuriers ou des artistes ; « des notes éparses, sans suite comme les rêves, comme la vie toute faite de morceaux » disait Gauguin.

Où classer les magnifiques études des manuscrits de Léonard de Vinci ?

Entre 1958 et 1959, Hantaï crée une seule toile : Peinture (écriture rose) ; une toile immense peinte en blanc, grattée et regrattée, couverte de plusieurs couches de textes liturgiques écrits à l’encre noire, violette, rouge et verte ; les textes entrelacés donnent une texture rose. « Plus bon qu’à ça » disait Hantaï de son activité de copiste. Dans la conclusion de son ouvrage, Georges Didi-Huberman note : « le silence du peintre n’a pas fini de bruire, le désir passe à travers baillons et linceuls » (L’étoilement, conversation avec Hantaï, Les éditions de Minuit 1998).

Plus proche de nous, l’œuvre de Cy Twonbly ; le crayonné inscrit toutes sortes d’interventions écrites dans le champ de la toile ; Roland Barthes tentait en 1979 de se mettre « dans les pas de la main » de l’artiste ; pour lui, hors de la signification, de la forme ou de l’usage de l’écriture, c’est ici le geste du corps qui compte: « C’est en somme une écriture dont il ne resterait que le penchement, la cursivité ; dans le graphisme antique, la cursive est née du besoin (économique) d’écrire vite : lever la plume coûte cher. Ici, c’est tout le contraire : cela tombe, cela pleut finement, cela se couche comme des herbes, cela rature par désœuvrement, comme s’il s’agissait de rendre visible le temps, le tremblement du temps. » (Cy Twombly ou « non multa sed multum », article pour le catalogue raisonné des œuvres sur papier (Yvon Lambert) repris dans le tome V des œuvres complètes de Barthes - Seuil)

Ici, cela me touche… Mais comment vais-je oser maintenant me remettre au travail ?

Janine Lautier Desmazières - octobre 2014