Lionel Lathuille

"Quand la forêt"

du 10 octobre au 10 novembre 2024 

du jeudi au dimanche de 14h30 à 18h30

vernissage le samedi 12 octobre à partir de 17h

présence de l'artiste tous les samedis et dimanches 

© Lionel Lathuille

Quand la forêt – prenons ce titre d’exposition comme une formule à poursuivre : Quand la forêt apparaît. Quand la forêt offre ses sentiers. Quand la forêt absorbe. Quand la forêt déborde et cisèle le ciel. Quand la forêt protège. Quand la forêt étouffe. Quand la forêt invite à l’écoute, aux odeurs, au contact. Quand la forêt forme barrage, occulte, inquiète, dissimule, ensevelit. Quand la forêt enlace, accompagne, porte notre pas plus loin, plus haut. Quand la forêt propose son silence habité et nous raconte. Quand la forêt à force d’observation convoque le geste et la trace, l’acte de dessiner et de peindre – façon de chercher son chemin, circonscrire un territoire, donner à voir ses tentatives de représentations et faire forêt à son tour.

La forêt dont je parle et que j’observe depuis mon atelier est appelée « Le Bois de l’Envers » ou plus brièvement « l’Envers ». De fait, elle occupe l’ubac de la vallée. Forêt de moyenne montagne en Haute-Savoie, elle est pentue avec un important dénivelé, et en prenant un peu de recul dans l’atelier elle emplit presque la totalité de la verrière, ce qui produit un phénomène de all over. Forêt devant. Forêt qui fait face, mais à distance : effet de forêt au loin et qu’on voit de l’autre côté car elle se situe sur l’autre versant de la vallée. Mais aussi parce qu’à son pied une rivière, qu’on entend couler au fond de gorges abruptes, nous en sépare. Forêt au loin rapprochée par le geste qui l’attrape en traçant – la main dans cette entreprise est un animal qui parcourt, relie, borne son territoire.

© Lionel Lathuille

Que je travaille depuis l’atelier ou en extérieur, c’est souvent vers un carré de forêt que mon attention se porte. Zone resserrée d’observation, de contemplation, presque de méditation vers laquelle je reviens sans cesse pour écrire, réécrire, creuser et essayer de dresser un champ de signes. Il n’y a quasiment aucune profondeur de champ perceptible dans mes productions, peu de distance, ni étagement des plans ni dégradation comme dans la perspective atmosphérique, ou rarement, mais plutôt une profondeur travaillée dans l’épaisseur de ce qui apparaît. Le geste fouit, parfois griffe, fouaille et s’enfonce pour revenir à la surface, pour s’ouvrir et se déplier comme le font les feuilles au printemps.

Je garde en mémoire un propos de Pasolini dans lequel il déclarait le sentiment d’impossibilité qu’il avait éprouvé au cours de ses tentatives de peindre un champ : confronté à la quantité innombrable de brins d’herbes devant lui, il lui aurait fallu représenter chacun, chaque élément végétal méritant d’être peint. Je ne suis pas moins démuni face à la forêt. Il faut être attentif aux mouvements de la main, du bras, des jambes, aux battements du regard, aux modulations du souffle, à tout ce qui mobilise le corps regardant et traçant, autant qu’à la complexité mouvante de la forêt, car c’est de la rencontre de ces deux dimensions, entre l’immense et l’infime, que l’image pourra surgir. J’utilise ici le mot image au sens large. Le geste avance parfois de manière aveugle, hirsute et désordonnée et c’est alors dans son foisonnement, petit à petit, que la forêt se montre.

© Lionel Lathuille

Que le support soit de papier, de bois ou de toile et que le geste opère avec du graphite, du fusain, de la pierre noire, un chalumeau, des pinceaux… chaque travail repose la question : comment atteindre et rendre ce qui fait forêt, ce qui fait clairière, ce qui fait buisson, ce qui fait sentier, ce qui fait marche pour les jambes et la pensée, ce qui fait rencontre et ce qui fait dérive ? Comment écrire et figurer la forêt ?

La forêt propose un rythme, on produit également un rythme en se déplaçant, en regardant, en traçant. C’est peut-être ce que tente d’explorer l’acte de dessiner et de peindre, le désir de structurer ses gestes au contact du bois. Dans Habiter en oiseau, Vinciane Despret propose : « Le territoire n’est donc pas une question spatiale, mais une question qui se joue dans le régime des intensités et de la temporalité, c’est-à-dire dans le rythme. » Dans mes représentations de forêt l’animal n’est pas figuré, mais c’est peut-être bien la main qui évolue dans cet immense écheveau comme un de ses habitants pour y trouver son rythme.

© Lionel Lathuille

Pour bien voir, il faut aussi regarder les yeux fermés. Récolter sous les paupières. Ralentir le cillement. Récolter sous les paupières comme le lit d’une rivière reçoit tant de particules qui sont les portraits des paysages que l’eau a traversés. Récolter sous les paupières les dépôts de la vision, en extraire les sédiments de la mémoire déjà à l’œuvre. Alors, oui, récolter devant la forêt ses infinies variations, la multitude des frondaisons, la rectitude ou la souplesse des troncs, les voisinages et entrelacs, la rigueur de la pente, le déploiement et les frôlements des branches, leur grâce dans le vent, les bruissements des feuilles où s’éparpille la lumière, les griffures des épines, les fougères, les mousses où se rafraîchit l’ombre, les champignons. Et tant d’insaisissable à retranscrire quand les signes se heurtent ou s’assemblent à la surface. Pour bien voir, il faut donc récolter sous les paupières : et c’est alors une forêt tout autant intérieure que celle du dehors qui se dresse.

Lionel Lathuille (aout 2024)