Y a-t-il un présent ?
Le sol est détrempé, partout s’offre à la vue le spectacle
d’une terre ravagée par les pluies diluviennes de la nuit.
Pourtant de ce paysage matinal se dégage une profonde
impression de sérénité… peut-être parce qu’un fin voile de
brume filtre une douce lumière… peut-être parce que l’air
est tiède et humide comme pour un premier jour du
monde rayonnant après le chaos de l’obscurité… peut-être
parce que Jack n’attend plus rien ? Il sent le vide se faire en
lui. Une vacuité douce comme la lumière filtrée par un fin
voile de brume. Une vacuité rayonnante comme un
premier jour du monde après le chaos… Chaque cellule de
son être devient perméable, en osmose avec la nature
environnante… La mémoire lui revient d’un jour d’été au
bord de l’océan, la mémoire de ces eaux fraîches et
profondes dans lesquelles il est entré en frissonnant. Le
froid qui le gagne semble l’anéantir, puis peu à peu se
calme tel un fauve que l’on apprivoise, et toute cette
liquidité riche de sel et de sable scintille et ronronne autour
de lui, fait le siège de son corps-citadelle jusqu’à ce que son
édifice de chair capitule dans des noces charnelles où
l’homme s’unit à l’eau et qu’autant de mots s’en échappent,
grains de sel et de sable que cette liaison illumine… Jack
sait que la trêve n’est que passagère, que les roches et les
vagues sans cesse se confondent puis se séparent, laissant
pour seuls témoins de leurs amours tumultueuses ces
particules minérales scintillantes de lumière, comme
autant de mots virevoltant sur une grève de papier. Il le
faut pour que le verbe soit, pour que l’édifice se construise,
pour que l’infans grandisse… Jack aurait-il gardé la
mémoire de ces heures incertaines où il était à la fois l’un
et à la fois l’autre, avant que ne se sépare l’un de l’autre ?…
Il vit délicieusement la confusion qui s’installe en lui,
s’abandonne sans crainte au vertige qui le gagne, au
tourbillon qui l’emporte. Il sait qu’au sortir du vide il sera
encore plus Jack, et que le vide deviendra plénitude. Se
séparer, se retrouver, attraction et répulsion, ce chant
mystérieux dont les flots portent l’écho emplit l’univers de
son bruissement familier.
Le ciel a repris ses couleurs grises un instant dissipées
par l’embellie. Jack patauge dans la boue, fulmine contre le
temps pourri. Les qualia constituent le ressenti de
l’expérience de la vie et du monde, on les dit ineffables et
immédiats donc fugaces. Je suis cela, pense Jack. Mais quel
est ce cela ? Est-il le personnage qui tempête ou bien celui
que l’extase de l’instant transfigure ? Jack n’a que
l’intuition du monde, il sent bien que celui-ci lui échappe,
que cette réalité le dépasse… Le corps de Jack vibre
étrangement. La question de son identité a curieusement
généré en lui cette vibration. Jack visualise l’image de son
corps, son image, mais celle-ci se déforme, s’étire, ce qui
faisait Jack paraît se dissoudre. Jack a la sensation d’être
happé tout entier par le vide, un vide intérieur qui le fait
s’effondrer sur lui-même, à l’intérieur d’un lui-même
devenu intensément dense, intensément Jack…
Il ressent cet imparfait amour entre les particules qui
le composent. Attraction et répulsion, il est fait de cela, il le
sait, il ne peut l’appréhender mentalement, mais il le
ressent… Il ressent en lui cette vacuité… sereine,
rayonnante comme un premier jour de Jack… dans une
douce lumière.