Automne

.

« Un soir où les cloches des troupeaux tardent à rentrer,

un soir où les mains des fumées accrochent les nuages, un

soir où les ombres surprises se confondent en silence… Peut-être

un soir d’automne ? ». C’était une petite musique que

Jack chantonnait dans sa tête. « Te revoilà donc, se prenait-il à

penser ». Jack voulait se souvenir du temps où il avait écrit ces

lignes, se rappeler ces instants à la tombée du jour, toujours

empreints de la douce tristesse que la nostalgie d’un passé

déjà révolu insinuait en lui. Sur l’écran de son ordinateur

s’affichait la page qu’il écrivait, puis d’un clic il en ouvrait

simultanément une autre, puis encore une autre. Ce

fonctionnement le renvoyait à lui-même, dans sa tête il y avait

aussi plusieurs pages ouvertes entre lesquelles il naviguait, il

lui était aisé de passer d’une page à l’autre, mais tout devenait

plus compliqué lorsque l’angoisse du temps qui passe s’en

mêlait et s’emmêlait entre les fibres du souvenir. Jack faisait

appel aux mots, demeurés à la surface de sa mémoire tels des

récifs familiers, se dressant seulement pour repérer, rappeler,

des récifs auxquels venaient de temps en temps s’amarrer ses

pensées. Mais avec le temps le ressenti était devenu si

différent à l’intérieur de lui, une différence qui ne lui

permettait plus d’appréhender l’instant né du souvenir, dans

toute son intensité, avec toute sa dynamique. « Je ne sais

plus », constatait Jack, « je croyais savoir mais je ne sais plus

vraiment comment c’était alors ».

Bien sûr il aurait pu comme jadis désespérer, pleurer

le temps passé, subir la tyrannie de l’impermanence des

choses. Mais Jack n’était plus dans cette vie là. Même si

l’automne avait toujours pour lui un peu de cette fragrance

de désespérance lorsqu’il en humait le parfum, Jack

appréciait maintenant les frissons que cette saison faisait

naître en lui au jour le jour, d’instant en instant. Il en

savourait les brumes légères qui venaient quelquefois

recouvrir le paysage, la lumière profonde du ciel, la saveur

des fruits mûrs, le riche chatoiement des vives couleurs.

Chacun de ces instants lui semblait avoir un temps propre.

Il avait rompu dans sa tête le fil ininterrompu qu’il prêtait

auparavant au temps, avec sa succession rigide qui lui

conférait ce caractère d’irrémédiabilité et d’imminence

particulièrement angoissant. Jack acceptait

l’impermanence parce qu’elle l’enrichissait au lieu de le

déposséder, lui faisait connaître une chaîne d’événements

sans liens temporels qui les auraient reliés de façon

maladive en une succession susceptible de figurer à ses

yeux une suite chaotique et heurtée. Au sein de son

approximation à lui, l’un de ces épisodes pouvait s’avérer

démesurément long et merveilleusement riche, l’autre

ridiculement court et insignifiant. Il aurait pu, par le

subterfuge de sa mémoire, interrompre le temps de l’un de

ces instants, ou au contraire le rendre presque subliminal

tant il l’aurait zappé dans sa tête pour se projeter dans la

suite des événements à venir. Le temps, devenu son temps,

dont la représentation fluctuait, s’inscrivait dans un ordre

dont une succession linéaire de mots ou de représentations

devenait impuissante à rendre compte. Oui, plusieurs

pages temporelles restaient désormais ouvertes

simultanément dans l’esprit de Jack, et dans son corps tout

entier.