Ferme tes yeux Jack
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Agrippé au sac à dos de celui qui le précédait dans le
passage périlleux, ses mains tétanisées sur les attaches, Jack
longeait la falaise abrupte qui surplombait le vide. Il
avançait les yeux fermés pour ne rien voir de l’abîme,
confiant dans son guide. Pourtant la proximité du danger
était dans les deux cas la même, mais en fermant les yeux
Jack s’assimilait aux marcheurs de la cordée, et lorsqu’il
n’éprouvait plus une peur irraisonnée le sentier sur lequel
il progressait devenait on ne peut plus sûr. Il lui avait suffi
de fermer les yeux pour composer avec une vision qui
sinon aurait pu paradoxalement le précipiter dans le vide.
Fermeture sur le monde, Jack fermait les yeux pour ne
pas voir le monstre du conte qui menaçait les enfants, finis
le loup, la sorcière, le fantôme, les créatures de
cauchemars, finis la seringue de l’infirmière, le bistouri du
médecin, la fraise du dentiste, finis ou presque, du moins
n’y avait-il plus ces effrayantes visions de la réalité. Jack
avait sans doute fermé les yeux pour son premier baiser, il
fermait aussi les yeux pour savourer un mets délicieux,
pour jouir encore plus pleinement d’un moment idyllique,
pour concentrer toute son attention, pour se laisser
submerger par un ressenti extatique. Jack fermait aussi les
yeux lorsqu’il voulait croire que ce n’était pas arrivé, que ce
n’était pas vrai, qu’il devait rêver et que tout s’arrangerait à
son réveil. Si la vue fournissait la majorité des informations
sensorielles nécessaires pour agir avec l’environnement,
alors il suffisait à Jack de fermer les yeux pour mettre à
distance cette vision prédominante de la réalité. Le monde
serait autrement. Mais quel était le monde ? « L’essentiel
est invisible pour les yeux », disait le renard au Petit Prince.
Jack se souvint de ce que Socrate disait à Glaucon : « Si on
l’obligeait à regarder la lumière lui-même, est-ce que les
yeux ne lui feraient pas mal et ne voudrait-il pas s’en
détourner pour revenir à ce qu’il est dans ses forces de
regarder ? Et ne jugerait-il pas que ce qui est pour lui
immédiatement visible est en fait plus clair que ce qu’on
veut lui montrer ? ». Jack s’intéressa davantage à la caverne
de Platon. C’était une question de doxa disait-on,
d’opinion que l’on a sur toutes choses et qui nous fait savoir
plutôt que de voir-ça. Jack percevait vaguement le
bruit des secondes égrenées par le réveil électronique,
c’était un frôlement léger, comme celui d’une page que l’on
tourne. Un chant mélodieux acheva de faire basculer sa
conscience. Entre des groupes d’ifs et de peupliers blancs
apparurent des silhouettes diaphanes. Jack ne comprenait
rien à leur mélopée, il crut pourtant discerner une
invitation à s’abandonner aux révélations qui allaient
suivre. On le conduisit avec une grande douceur au bord
d’un bassin de cristal d’où jaillissaient des geysers d’une
eau étincelante et irréelle. Jack fut étonné de constater que
ce fluide lustral ruisselait sur son corps sans le mouiller
aucunement. Cette scène dura quelque temps, Jack la vivait
comme une cérémonie purificatrice. Mais il commençait à
appréhender ce qui se passerait ensuite, hésitant entre le
sacrifice de sa personne à quelque divinité, et l’initiation. Il
avait l’intuition que quelque chose d’important et
d’essentiel pour lui allait survenir, était-il animé par le
souvenir d’un événement antérieur ou bien ressentait-il un
pressentiment affreux ? Enfin il fut autorisé à se rendre à
l’entrée de la grotte que gardait un bois de myrtes. Les voix
qui l’accompagnaient dans son périple résonnaient d’un
accent étranger à Jack, il ne parvenait pas à identifier un
seul de leurs mots tant chacune des paroles était déformée
par l’écho que renvoyaient les immenses parois de rocher.
Il vit ensuite, brodée sur un long voile tendu devant lui,
une histoire ancienne dont les personnages s’animaient à
mesure qu’il avançait, dévoilant une suite d’événements
dont Jack ne parvenait pas à comprendre le déroulement
mais qui cependant générait en lui l’étrange impression
qu’elle figurait un récit familier. Puis les torches allumées
qui jetaient leur éclat sur les scènes successives
s’éteignirent brusquement, plongeant Jack dans le silence
et l’obscurité. Des éclairs illuminaient parfois ces épaisses
ténèbres. Jack entrevoyait alors d’étonnantes apparitions
dans lesquelles se mêlaient des formes humaines et
animales. Puis ce fut une succession de longs serpents qui
s’enchevêtraient dans des enroulements interminables.
Jack éprouvait de la terreur comme s’il avait vécu les
derniers instants de son trépas. Puis un bonheur qu’il
n’avait jamais connu auparavant et une quiétude
surnaturelle envahissaient son coeur. Un oeil intérieur
s’était ouvert dans son esprit à l’issue de cette nuit
initiatique.