River of no return
No return, parce qu’en s’engageant dans la Voie de la
méditation Jack comprit qu’il n’y aurait pas de retour
possible. « Tout n’est qu’impermanence », enseignait le
guide. « Les pensées sont impermanentes, regardez-les
passer sans jamais les retenir. Abandonnez-les au fil de
l’eau. Si l’une d’elles veut s’incruster dans votre mental,
substituez lui une autre pensée ».
Jack écoutait, confiant dans cette guidance, malgré les
tensions physiques qu’il sentait monter en lui au cours des
premières séances, parce que le corps et le mental sont tout
entiers habités par le mouvement. Quelque chose prenait
forme qui habitait ses membres engourdis par
l’immobilité, puis grandissait en lui. Un tourbillon
serpentiforme qui enroulait ses anneaux autour de sa volonté
décuplée par la concentration, bientôt il n’y tiendrait plus, il
lui faudrait se mouvoir, emporté par l’impétueux élan de son
corps qui se rebellait en silence. Et puis cette tension trop
longtemps contenue finissait par céder, se dissolvait d’un
coup, laissant la place à un apaisement nouveau, inouï, qui le
plongeait dans une profonde béatitude. Il se sentait léger,
purifié, apaisé comme un ciel après l’orage.
L’idée – mais n’était-ce qu’une idée ? – de
l’impermanence, envahissait peu à peu les terres intérieures
de Jack, qu’elle recouvrait de ses eaux mystérieuses. Les
pensées de Jack se muaient en une mer agitée. Mais il réalisa
presque aussitôt l’inexactitude qu’il y avait alors dans cette
image puisqu’elle supposait un mouvement de flux et de
reflux. Ses pensées prirent donc plutôt l’apparence d’un
fleuve, qui charriait des eaux changeantes, tantôt claires et
lumineuses, tantôt troubles et chargées de limon, mais
toujours passantes, avec sans jamais de retour.
Les arrêts sur image, pour mieux penser l’instant,
inévitablement déjà passé, le revivre, l’immobiliser, le saisir,
devenaient moins aisés, moins fréquents aussi en raison du
vécu plus présent de l’impermanence. Jack se sentait
davantage plongé dans le flux, dans le flot de ses pensées, il en
éprouvait la fluidité, elles s’enchaînaient les unes aux autres
ou bien se succédaient sans lien apparent direct. Plus la
pratique de la méditation imprégnait son être, plus il faisait ce
pas de côté qui le rendait davantage spectateur de sa propre
vie, une fois passé le sentiment de dépossession, une fois
oublié le vécu de dissolution de ce qui l’avait fait, lui, jusqu’à
présent, cette défroque grotesque qui le faisait esclave du
questionnement et de l’interrogation, qui le faisait s’attacher à
la vanité de ses constructions imaginaires arbitraires. Très
angoissante sensation pour qui n’aurait pas connu cette
familiarité que lui conférait maintenant l’habitude de la
méditation ; très culpabilisante attitude aussi parce qu’elle
déresponsabilisait Jack dans la conscience flagrante de son
impuissance, de son incapacité à tenir fermement les rênes
d’un destin dont il réalisait qu’il ne lui appartenait plus
entièrement dans la mesure où il en perdait le vrai contrôle, à
tout jamais, sans espoir de retour.