Un tiers pour un autre
Jack cherchait son Autre comme un double de soi
dont il aurait attendu la réponse en écho. Mais cet écho ne
répondait plus. Il y avait à la place un vide avec lequel il lui
fallait composer. Il s’attendait à entendre sa présence
sonore, cette voix qu’il avait intériorisée, mais elle
demeurait muette dans le silence presque déroutant de
l’absence. Cette altérité fabriquée, contrefaite en miroir
d’après un modèle de lui-même, un miroir quelquefois
brisé mais qui offrait l’image d’un univers que l’on
préférait croire familier, dans lequel on ne souhaitait
cependant pas même entrer, cette altérité s’estompait, se
dissipait comme une brume familière sous l’effet d’un
souffle de vent. Là où existaient ce que l’on nommait des
liens, il lui fallait maintenant inventer, composer avec le
manque. Mais pas plus qu’un autre il ne pouvait se
satisfaire d’un vide, aussi Jack s’habituait-il à reconquérir
et à occuper toute la place redevenue libre en lui, la place
de l’Autre, celle qu’il lui avait jusque-là réservée, celle aussi
que l’Autre s’était accaparée au fil du temps. Pour être on
avait besoin de l’Autre. Avec l’Autre venait l’avoir. Et bien
sûr l’avoir renvoyait à l’être. On était avec l’Autre que tôt
ou tard on s’accaparait, et cet Autre que l’on avait
illusoirement acquis déterminait alors l’être que l’on était
ainsi devenu. Curieuse intrication entre les fondements de
la personnalité et la nature des verbes être et avoir dont le
langage non plus ne pouvait se passer en tant qu’auxiliaires
de l’expression. Dans cette intrication résidait peut-être la
réponse à la question fondamentale : il y avait de l’Autre en
soi et du soi en l’Autre. Mais, dans le creuset fantastique de
la rencontre, bien touillés ensemble cela donnait, non pas
une fusion, mais bien un troisième larron qui n’était ni l’un
ni l’autre, ni tout à fait l’un ni tout à fait un autre, non pas
une complétude mais une complémentarité qui en
définitive faisait que l’on était mieux soi. De l’absence
naissait le manque et ce qui manquait c’était ce soi dans
l’Autre, soi à travers l’Autre, soi par l’Autre. Jack ne
pourrait jamais remplacer ce qu’il avait figuré de façon
trop élémentaire comme « un pion par un autre pion »,
parce que cette alchimie de soi et de l’Autre était unique et
non interchangeable. Jack ne pourrait non plus transcrire
en termes mathématiques ce qu’il avait découvert, mais il
voyait bien qu’un demi de soi plus un demi de l’Autre était
sans nul doute égal à un tiers. Il était là ce tiers, confondu
et confondant en raison de sa présence invisible, virtuelle.
Un tiers quantique peut-être, qui était à sa façon à la fois
particule et onde ? On aurait pu dire de lui qu’il existait
dans et par la présence mais aussi dans et par l’absence…
Le tiers témoignait par l’intermédiaire de l’Autre de quoi le
soi était fait. Un tiers qui introduisait de la distance entre
soi et soi, comme un regard jeté sur soi. Etait-il un objet
lacanien, « l’image que le sujet exigeait se confondant pour
le sujet avec la réalité » ? Jack interrompit sa réflexion…
Il évoqua les nombreuses fois où il s’était sentit
malencontreusement solidaire de l’Autre, au point de se
sentir mal à l’aise, où il avait désapprouvé ce que l’Autre
disait, où il avait réprouvé ce que l’Autre faisait, désireux
d’interrompre cet Autre qu’il tenait pour un autre lui. Cet
Autre ne lui appartenait tout à coup plus, ne lui obéissait
plus, il était devenu un membre fou qui le tourmentait sans
qu’il ne pût faire quoi que ce soit pour le retenir, pour le
contenir. Cet Autre le couvrait de honte par son
exubérance, par son impudence envers lui. Après tout
l’Autre c’est l’Autre, moi c’est moi, tempêtait Jack ! Mais
son ton péremptoire n’y faisait rien, l’Autre ne lui
appartenait plus en ces moments-là, l’Autre le flouait et
Jack ne pouvait que ravaler sa rancoeur… On disait aussi
qu’être deux c’était être plus nombreux. Vrai, répondit
Jack. La présence de l’Autre lui donnait du courage, il était
incontestablement plus rassurant d’affronter à deux une
situation périlleuse, c’était une évidence. Jack évoqua de
multiples situations dans lesquelles la présence de l’Autre
n’était pourtant pas visible, mais où il la savait imminente,
ce n’était qu’une question de temps avant que l’Autre ne
fût là. Qu’importe, l’effet était le même pour lui, il se
sentait soutenu, épaulé, l’esprit léger, c’était une absence
dans laquelle l’Autre était virtuellement présent dans son
imminence… Ce tiers, encore lui, s’interposait pour les
départager tous deux en cas de désaccord, présent entre
eux deux, tel un signal que l’un ou l’Autre pouvait brandir
en cas de dépassement de la ligne blanche, tel un article de
loi fait de compromis, de coutume, de culture… Le tiers
était un incontournable compagnon dans leur vie
commune, mais à force d’être lui il arrivait qu’à la longue il
rendît entre eux la communication difficile.