Triste sort


Pourtant Jack avait pris toutes les précautions

possibles. Pourtant Jack avait fait l’impossible pour éviter

le choc. Pourtant cela était arrivé, plongeant Jack dans le

remord et la culpabilité…

Jack avait heurté une créature vivante en conduisant

son véhicule, que ce soit un humain ou un animal le

désastre était identique, le désespoir l’accablait tout autant,

si ce n’est que dans le premier cas il affronterait les

poursuites judiciaires, alors que dans le second cas la loi

serait moins sévère. Mais la loi de Jack, cette figure

intérieure, se montrait dans les deux cas tout autant

intraitable. En proie au désarroi, Jack se repassait la scène,

voulait la rejouer, revenir en arrière et changer l’événement

tragique. Il analysait dans le détail ce qu’il aurait pu faire in

extremis pour éviter la collision, en vain. La main d’un

destin contraire l’avait utilisé comme un misérable jouet,

réunissant dans son dessein funeste les deux malheureuses

victimes de cet accident. En désespoir de cause Jack avait

recours aux mots. Ceux qui le dévisageaient, tels des jurés

silencieux, alors qu’il leur exposait les faits. Ceux qui

garderaient le témoignage de sa confession, qui rendraient

compte de sa bonne foi, qui enregistreraient sa déposition

désespérée. « Pardon »… murmurait Jack à l’adresse de

son infortunée victime, usant malgré lui de la formule :

responsable, mais non coupable.

Jack éprouvait l’étrange impression de se déliter au fil

d’une rivière temporelle dans laquelle il se trouvait

inévitablement immergé. Il lui fallait reconstruire

continuellement ce sur quoi reposait son identité, cette

construction intérieure qui s’élaborait au long de son

histoire et qui insidieusement, malgré l’emprise de māyā,

lui donnait les clefs pour interpréter sa réalité. Selon la loi

du karma il renaissait sans cesse dans un monde qui

correspondait à ses actes et à ses pensées. S’il se sentait

justement impuissant à déjouer les sorts contraires

auxquels il se trouvait quelquefois confronté, ce qu’il ferait

de ces événements s’inscriraient dans son karma, le

précipiterait dans un cycle de réincarnations purificateur

ou bien lui livrerait accès au nirvāna, l’état de sans naissance,

sans-devenir, sans-création, sans-condition.