Rythmes et temps
"J'arrive où je suis étranger", écrit L.Aragon. Le temps nous distancie de nous-mêmes au point que nos souvenirs, ce qui était une part de nous, puissent devenir un monde que nous ne reconnaissons plus, qui nous rend étranger à ce qui faisait nous : "En apprenant qu’elle n’habitait plus là, qu’elle ne serait plus jamais là, en perdant tout espoir de la revoir, ce qu’il avait été hier mais aussi ce qu’il était aujourd’hui se dérobait sous ses pieds, mettant à mal tout ce qui lui donnait un fondement, une histoire, ce qui le faisait exister. Ce monde, avec lequel il voulait si fort renouer, chavirait, subitement, et sous le choc de cette nouvelle sa personne vacillait comme sur des jambes de passé qui ne l’auraient tout à coup plus portée, avant de s’effondrer sur les ruines de ses souvenirs. Son sentiment de désarroi ne put que grandir encore tandis qu’il errait ensuite, un peu hagard, au fil des rues, dans l’espoir vain de retrouver un passé qui à partir de maintenant n’existerait plus que de façon incertaine, et dans sa seule mémoire. Le monde avait changé à son insu, l’œuvre de la vie s’était bien entendu poursuivie sans lui. Au cœur de cette réalité nouvelle, qu’il découvrait douloureusement, il se sentait devenir une ombre, l’ombre d’un passé révolu. Le froid ambiant qui régnait dans les rues, à cette heure presque désertes, accentuait encore le malaise d’une mémoire le guidant cahin-caha dans un univers parallèle dans lequel il avait jadis évolué. Une part de lui-même se figeait, peu à peu morte pour lui, désormais insensible au rayonnement d’une présence qui hélas lui deviendrait au fil du temps toujours plus étrangère"(1).
Nous citons cette présentation du programme de la classe terminale professionnelle : "La manière de vivre le temps est au cœur des préoccupations de la modernité. La technique a produit un temps accéléré, «l’homme pressé» du début du XXe siècle ou soumis aux cadences infernales des machines de la révolution industrielle comme Charlot sur la chaîne de montage des Temps modernes. À cette précipitation devenue peut-être une explosion du temps dans l’immédiateté généralisée de l’ère numérique répondent cependant les aspirations à disposer d’un temps de loisir, du temps de vivre. Comment passer de l’inéluctable temporalité de la condition humaine à l’appropriation du temps, qui devient «mon» temps ; comment concilier l’objectivité d’un temps compté, social, et la vie d’un temps personnel ; comment passer du temps des obligations au temps pour soi ? Comment «prendre» du temps, ce qui signifierait, au lieu de le subir, de se l’approprier ? Entre temps de pause, temps de travail, temps de transport, temps de loisir, l’émiettement du temps apparaît peut-être comme l’un des problèmes majeurs de l’humanité dans des existences qui ne cessent de balancer entre l’éphémère et l’appétit de durée. Si l’on ne parvient pas à «prendre son temps», ne risque-t-on pas aussi de passer à côté de sa vie ?... Faut-il toujours gagner du temps pour pouvoir en reprendre ? Comment distinguer «prendre son temps» et «perdre son temps»? Quels rôles jouent la vitesse et la lenteur dans nos vies ? Quels liens encore envisager entre le temps individuel, et les temps collectifs, sans compter ceux qui rythment la nature, et dans lesquels nous baignons?" (2).
Les Grecs distinguaient trois types de temps, Chronos, Kairos et Aiôn : " Le temps ne semble jamais s’écouler de la même façon… pourtant quand on regarde notre montre, les aiguilles, elles, avancent toujours à la même vitesse. Les Grecs antiques avaient remarqué ce phénomène étrange. Ils avaient d’ailleurs 3 termes pour désigner le temps : Chronos ou le temps quantitatif, Kairos ou le temps qualitatif et Aiôn ou le temps cyclique…Quand vous incorporez le Kairos dans votre vie, vous ne vous concentrez non pas sur la quantité d'heures travaillées, mais sur la qualité de celle-ci. Vous êtes aussi plus flexible et intuitif. Vous saisissez les opportunités, même si cela implique de remettre en question votre planning. Si vous prévoyez de travailler une heure sur une tâche par exemple et qu'après 59 minutes vous êtes toujours dans le flot, vous continuez de travailler dessus. Parce qu'il n'est pas dit que vous parviendrez à retrouver ce même flot plus tard, vous saisissez donc cette chance. Si vous essayez d'avancer sur une tâche, mais que vous n'arrivez pas à vous concentrer, vous ne forcez pas les choses. Vous sortez prendre l'air 20 minutes et revenez à votre bureau ensuite rafraîchi et focus. Si vous travaillez sur un projet et qu'en levant les yeux de votre écran, vous voyez un magnifique coucher de soleil par la fenêtre, vous vous arrêtez quelques minutes "(3).
Faut-il opposer Kairos à Chronos, l'un remédiant au stress que l'autre cause? Mais Kairos ne génère-il pas des moments à soi dans un défilement continu de Chronos, il établit des pauses dans un déroulement anonyme instauré par des nécessités sociales. Pour mieux les différencier nous avons souhaité rapprocher temps et rythmes et pour cela citer R.Clarisse, N.Le Floc'h : "Le temps n’est pas une donnée strictement physique c’est aussi un concept, une notion, une donnée abstraite. À l’évocation du «temps», nous pourrions sans doute préférer les notions de «temps et rythmes» qui, bien que différentes, restent étroitement liées. En effet à l’origine, nous pouvons dire que seuls les rythmes étaient appréhendés par l’homme. Il suffit de penser ici aux rythmes externes, à ceux du monde physique que les hommes primitifs pouvaient percevoir et qui leur permettaient de se repérer dans leur environnement. Parmi ces rythmes externes, citons l’alternance du jour et de la nuit, celle des saisons ou encore des marées. Cependant, si les hommes pouvaient observer l’alternance d’un certain nombre de phénomènes comme ceux que nous venons de rappeler, en revanche, ils ne pouvaient évidemment pas les expliquer et encore moins les mesurer. En d’autres termes, ils étaient dans l’impossibilité de mesurer le temps et la périodicité de ces phénomènes. Depuis les âges les plus reculés de l’humanité, le concept de temps a été exprimé par l’homme de différentes façons. Ainsi, si l’on se réfère aux civilisations orientales, celles-ci se représentaient le temps comme un mouvement circulaire, ou plus subtilement, elles se représentaient le temps comme une sorte de spirale. Le phénomène progressait en même temps qu’il revenait sur lui-même mais pas exactement sur lui-même. À l’inverse, dans les civilisations occidentales, le temps est considéré comme une durée, un phénomène linéaire, une chronologie ou encore une série d’événements qui se succèdent. Cette conception implique une orientation du temps. Elle s’appuie sur une considération philosophique de l’au-delà. Selon cette perspective, il n’y aurait pas de retour en arrière comme dans les civilisations orientales ou la notion de réincarnation est tout à fait centrale. C’est ainsi que deux conceptions concurrentes subsistent, qu’il semble difficile d’ignorer lorsqu’il est question de temps. Cet antagonisme était aussi présent chez les philosophes dans leur considération du temps… Cette opposition, présente aussi bien chez les philosophes que les théologiens et fonctionnelle en son heure, serait-elle dépassée? C’est ce que nous suggère Reinberg (1998), rappelant que le concept de temps reste avant tout imaginaire. L’usage que nous continuons à faire du temps linéaire et du temps cyclique serait plus probablement un héritage trop ancien qui rendrait peu de service à nos réflexions. Il introduit une nouvelle dénomination, celle de temps courant pour la représentation du temps linéaire. Le terme « courant » est évidemment une référence à ce qui coule, ce qui est en cours. À l’opposé, le temps tournant dans sa représentation cyclique c’est celui qui tourne, qui se déplace en rond. À travers ces désignations, Reinberg exprime surtout la revendication que ces deux approches du temps ne sont pas antagonistes. Elles sont complémentaires et peuvent être symbolisées par… la bicyclette, qu’il propose pour réconcilier Aristote et Platon. Cet objet permet en effet de représenter ces deux mouvements qui caractérisent le temps du vivant qu’il soit biologique ou psychologique. Reinberg (2003) précise ainsi, plus tard: « Les rythmes biologiques font référence à une dimension temporelle cyclique ou périodique. Elle vient compléter une dimension temporelle classique, linéaire, qui fait appel à la durée. Cette dernière est impliquée dans deux processus évolutifs importants : la croissance (dans laquelle nous incluons ici le développement de l’enfant) et le vieillissement. » Les êtres humains, que nous sommes, se situent donc à la croisée du temps courant qui comporte sa loi implacable mais également sous la commande impérative du temps tournant et en particulier des rythmes qui les gouvernent. Cela nous ramène à l’objet même des travaux concernant les rythmes psychologiques"(4).
A la suite, ces auteurs différencient les rythmes endogènes qui sont l’expression exclusive de processus internes à la cellule ou à l’organisme, et les rythmes exogènes dépendants de différents facteurs environnementaux. Selon eux : " Les rythmes endogènes vont être soumis à l’intervention continuelle de donneurs de temps externes, rythmes exogènes qui s’imposent à chacun et vont générer une nécessité d’adaptation et de changement. Parmi les messages et signaux environnementaux, certains sont en effet de nature temporelle. Ils nous parviennent avec régularité ou non. Ils sont prévisibles ou non. Ils sont d’origine naturelle ou d’origine sociale. Pour la première catégorie et pour ne citer que l’un d’entre eux, nous pouvons penser à l’alternance du jour et de la nuit, mais nous pourrions au même titre citer l’alternance des saisons. Nous savons que ces messages produits par notre environnement naturel participent à la synchronisation des horloges internes. Pour la seconde catégorie, ceux qui ont une origine sociale, nous pouvons citer ici l’alternance du travail et du repos, les horaires de transports, les horaires de classe, de bureau, d’usine ou bien encore les moments des repas ou ceux des couchers… Certains de ces signaux temporels issus de la vie sociale, par leur intervention répétée, vont avoir une action sur les rythmes internes de l’être humain. Ces synchroniseurs nommés «socio-écologiques » seraient prépondérants chez l’être humain (Reinberg, 1998). S’ils ne créent pas les rythmes, il est cependant acquis qu’ils peuvent avoir un rôle activateur ou inhibiteur sur les rythmes endogènes. Ils se réfèrent là-dessus à P.Fraisse qu'ils citent : " Par l’éducation, les enfants n’apprennent-ils pas essentiellement à rythmer le cycle de leurs occupations et de leurs désirs d’après le rythme des adultes? Les premiers, les parents fixent le temps du lever, du coucher, des repas, des jeux et du travail. Plus tard, l’école, la profession, la cité ajoutent leurs exigences propres. C’est en vivant avec les autres que nous souffrons de délais imposés à la satisfaction de nos désirs. Attentes et précipitations, ces deux formes de l’adaptation, sont multipliées, exacerbées par la vie sociale. Se soumettre au temps signifie pratiquement accepter le temps des autres".
M-F. Valax fait état des recherches effectuées sur le "temps psychologique". Elle écrit: "Pendant de nombreuses années, la psychologie du temps s'est nourrie de la controverse sur l'existence d'un système sensoriel spécifique de l'appréhension du temps (horloges biologiques opposé à systèmes généraux de traitement de l'information). Actuellement, la notion de sens du temps est reprise par plusieurs auteurs, non plus liée à un système sensoriel, mais à des représentations temporelles construites à partir de l'expérience quotidienne. Selon Michon (1985, 1990, 1993), le temps est le produit consciemment vécu de processus adaptatifs par lesquels l'homme est capable de rester synchronisé avec la dynamique de son environnement externe. L'expérience du temps est multiple. Elle se construit grâce à des habiletés (Friedman, 1990), telles que percevoir l'écoulement du temps ou situer des événements dans le temps. En psychologie du temps, pour la plupart, les travaux portent sur la première habileté. Ils concernent les mécanismes qui déterminent les jugements de succession et de durée. Les travaux sur l'habileté à situer les événements dans le temps se sont développés ces dernières années. Fondés sur l'idée selon laquelle la sensation de chronologie linéaire n'est qu'illusion (Friedman, 1993), ils tentent de déterminer les mécanismes qui participent à la construction du passé chronologique… Le passé est une ligne continue sur laquelle s'ordonnent les événements. Cette illusion de chronologie a fondé différentes théories selon lesquelles la mémoire des événements constitue un système spécifique qui encode les événements sur un continuum uniforme. Cependant, les biais de récupération et de datation des souvenirs indiquent que la mémoire des événements ne peut prendre une telle forme. Dans une synthèse des travaux sur ce thème, Friedman(1993) développe un modèle selon lequel notre sensation du passé chronologique résulte d'un processus de construction continu qui sélectionne, interprète et intègre l'information issue de nos connaissances de structures temporelles et d'autres connaissances générales sur le temps… Notre activité quotidienne doit se coordonner aux structures temporelles de notre environnement physique, biologique, social, professionnel, culturel. L'expérience du monde nous amène à construire des représentations types de ces structures utilisables aussi bien dans la gestion du futur que dans celles du présent et du passé (Michon, 1990 ; Robinson, 1986)"(5).
C.Bouton écrit : "Vitesse, accélération, urgence. Telles semblent être aujourd’hui les différentes facettes du prisme à travers lequel nous concevons et vivons notre rapport au temps. La notion d’urgence se manifeste tout d’abord par le sentiment de manquer de temps, qui est, d’après une enquête IPSOS parue en avril 2011, «la préoccupation n° 1 des Français, quels que soient leur situation et leur âge» … Pourquoi, au juste, les usagers du métro parisien sont-ils si pressés ? Bien entendu, la hausse spectaculaire des prix de l’immobilier à Paris ces dix dernières années a contraint beaucoup d’employés et de cadres à vivre loin du centre-ville, ce qui a augmenté leur temps de transport et réduit leur temps disponible sur leur lieu de travail. Mais au-delà de ces raisons spécifiques, l’urgence dans laquelle beaucoup d’entre eux sont plongés vient du fait que, comme des millions d’autres salariés, ils obéissent à une organisation du travail dans laquelle le temps est compté, optimisé, densifié au maximum. Parce que la productivité du travail est une variable privilégiée pour l’augmentation des profits, elle n’a cessé de faire l’objet de techniques d’amélioration tout au long de l’histoire du capitalisme, de la révolution industrielle à nos jours. Le machinisme, le taylorisme, le fordisme, et maintenant le toyotisme et le néo taylorisme, qui ont pris le relais, sont des organisations du travail qui produisent mécaniquement de l’urgence: elles mettent le salarié «sous pression», dans une situation de manque de temps, de déficit chronique, par l’augmentation de sa cadence, par la compression et la densification de sa durée de travail. Moins de temps pour accomplir les mêmes tâches; plus de tâches à réaliser dans le même temps. Dans le «nouvel esprit du capitalisme», la course à la productivité reste un objectif prioritaire. Chacun se doit de faire preuve de «flexibilité», de «mobilité», d’«adaptabilité», de «polyvalence», de «réactivité», pour reprendre la terminologie managériale. Cette tendance a été accentuée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication. L’entreprise fournit à ses salariés des téléphones portables de sorte qu’ils puissent être joints à tout moment, des ordinateurs portables pour qu’ils travaillent chez eux et dans les transports en commun. On ne saurait sous-estimer en ce domaine l’invention remarquable, au milieu des années 2000, qu’est la possibilité de recevoir en flot continu tous ses emails sur son smartphone. Les derniers interstices éventuels de temps disponible sont désormais comblés par des sollicitations indéfinies. On espère par là gagner du temps. Mais c’est une illusion, car plus la capacité à traiter des emails augmente, plus leur nombre s’accroît corrélativement. Certains cadres reçoivent jusqu’à 400 emails par jour, et souffrent d’une dépendance psychologique à leur smartphone, qui se solde parfois par un «burn out». L’hyperconnexion devient pour eux une addiction comparable à la cigarette. Ils ne peuvent s’empêcher de consulter leurs emails en permanence, au restaurant, en vacances, et même parfois en voiture (dans certains modèles récents de BMW, il est possible de lire et de dicter ses emails en conduisant)… Plutôt que de partir dans une vaine croisade contre la vitesse en général, il convient de cibler les situations concrètes où l’urgence est mise en place comme une méthode délibérée d’organisation du travail, une norme temporelle dominante. La solution, dans son principe, est de permettre aux individus de retrouver une certaine maîtrise sur leur emploi du temps, et d’alterner les rythmes de travail en fonction des situations. Mais est-ce réellement possible ? La critique de l’urgence ne débouche pas forcément sur un pessimisme facile qui se contenterait de déplorer les choses. Il faudrait étudier en particulier comment les individus font face à l’urgence dans leur travail quotidien, déployant des stratégies ingénieuses de résistance qui varient en fonction des catégories socioprofessionnelles. C’est ce que Hartmut Rosa appelle des «îlots de décélération» , dont il souligne toutefois les limites. Le salarié qui décide de ne plus répondre au téléphone le matin reporte sur ses collègues la prise en charge des appels. De même, la déconnexion volontaire à Internet des uns peut accentuer l’hyperconnexion subie des autres. Si l’urgence est systémique, elle appelle des solutions collectives qui relèvent de la politique et du droit. Or, la thèse de Rosa est que la politique n’est plus capable de jouer ce rôle, précisément à cause de l’accélération généralisée qui domine les sociétés modernes (accélération technique des transports et des communications, accélération des changements sociaux, accélération du rythme de vie). L’accélération est selon lui un processus qui s’autonomise et entraîne une crise du temps politique. Le temps lent de la démocratie, marqué par la longueur des processus de délibération et de décision, serait désynchronisé par rapport aux rythmes rapides des progrès des technologies et des marchés économiques : «toutes ces évolutions semblent indiquer que le temps de la politique est révolu. Parce que la politique reste dans son horizon temporel comme dans sa vitesse de travail en retard sur les transformations dans l’économie et dans la société, elle ne peut plus jouer son rôle (qui lui reste cependant assigné culturellement) pour fixer la cadence de l’évolution sociale ou pour façonner l’histoire» . Dès lors que l’accélération devient un processus autonome, une spirale autoalimentée, elle entraîne la fin du projet politique, inhérent à la modernité, de faire l’histoire. La politique se réduit selon Rosa à une attitude de réaction face au flot torrentiel des événements, à des stratégies de bricolage trouvées en urgence au gré des échéances"(5).
Trouver son rythme vrai dans la relation renouée entre soi et soi, c'est peut-être à cela que convie J-M.Pire qui dénonce le temps de l'urgence : "Étant d'abord défini par sa capacité de penser, l'humain ne peut s'en abstenir sans faire violence à sa nature ni sans s'exposer à la servitude. La lutte contre l'absurdité et l'arbitraire repose entièrement sur les efforts qu'il consentira à mobiliser pour déployer son discernement et devenir protagoniste de sa propre vie morale. Les différents degrés de malheur où peut nous plonger l'empêchement de penser librement se mesurent sur une échelle tendue entre l'animalité, la bêtise et la folie. Cette gamme présente d'infinies variations dont les plus courantes s'observent dans le cabinet des psychanalystes, l'un des derniers lieux où notre société ménage à tous, massivement, sans condition, un temps libre dédié à la pensée. Mais le sens produit ici ne se déploie que dans les affres du pathos, quand il faudrait résoudre des maux souvent causés par le défaut d'otium...La valorisation du loisir fécond dans notre vie devrait faciliter le cheminement dans cet immense territoire affranchi que l'époque contemporaine a livré aux heureux habitants de la démocratie. Cette liberté sans limites qui parfois nous accable, nous pourrons la saisir avec les anses, souvent invisibles, des servitudes. Le travail aliénant et les écrans invasifs constituent deux expressions de ces moyens par lesquels, insensiblement, notre liberté est corrodée, notre temps envahi, notre conscience engourdie. La servitude s'installe peu à peu, inaperçue, implicitement consentie. Elle se fait oublier grâce aux simulacres de l'indépendance consumériste, qui sont le prix amer de ce renoncement. Mais bientôt, une angoisse nous étreint, un vertigineux sentiment de pillage et d'enfermement à ciel ouvert, occupe notre horizon. Alors, vient le moment de réfléchir, de repenser les termes de notre existence. Mais l'absence de mot pour définir cette opération la rend souvent inopportune aux yeux d'autrui. Désormais l'évocation de l'otium nous permettra d'assumer vis-à-vis du monde, une émancipation qui commence par soi. Nous pourrons défendre ces heures sacrées où nous œuvrons à construire notre discernement, où nous travaillons à nous rendre plus profonds, plus présents, plus conséquents, plus fiables, plus imaginatifs, plus empathiques. Nous pourrons opposer au bruit, au calcul, à la dispersion constante, à l'illusion ubiquitaire du numérique, nos efforts pour mieux habiter le monde"(6).
Le propos de J-M.Pire nous ramène au respect fondamental de nos rythmes endogènes. Nous voulons citer quelques lignes d'un document publié par l'Inserm : "Des fonctions de l’organisme aussi diverses que le système veille/sommeil, la température corporelle, la pression artérielle, la production d’hormones, la fréquence cardiaque, mais aussi les capacités cognitives, l’humeur ou encore la mémoire sont régulées par le rythme circadien (de circa : «proche de» et diem : «un jour»), un cycle d’une durée de 24 heures. Plus généralement, les données de la recherche montrent que presque toutes les fonctions biologiques sont soumises à ce rythme. Grâce à l’horloge circadienne, la sécrétion de mélatonine débute en fin de journée, le sommeil est profond durant la nuit, la température corporelle est plus basse le matin très tôt et plus élevée pendant la journée, les contractions intestinales diminuent la nuit, l’éveil est maximal du milieu de matinée jusqu’en fin d’après-midi, la mémoire se consolide pendant le sommeil nocturne…C’est une horloge interne, nichée au cœur du cerveau, qui impose le rythme circadien à l’organisme, tel un chef d’orchestre. Toutes les espèces animales et végétales ont leur propre horloge interne, calée sur leur rythme. Chez l’humain, cette horloge se trouve dans l’hypothalamus. Elle est composée de deux noyaux suprachiasmatiques contenant chacun environ 10 000 neurones qui présentent une activité électrique oscillant sur environ 24 heures. Cette activité électrique est contrôlée par l’expression cyclique d’une quinzaine de gènes « horloge ». Les noyaux suprachiasmatiques régulent ensuite différentes fonctions de l’organisme grâce à des messages directs ou indirects. Ils innervent directement et indirectement des régions cérébrales spécialisées dans différentes fonctions comme l’appétit, le sommeil ou la température corporelle. Ils entraînent en outre la production cyclique d’hormones agissant à distance, sur d’autres fonctions. Cette horloge interne possède son propre rythme : des expériences menées avec des personnes plongées dans le noir (ou soumises à très peu de lumière) pendant plusieurs jours, sans repère de temps, ont permis de montrer que le cycle imposé par l’horloge interne dure spontanément entre 23 h 30 et 24 h 30, selon les individus. La moyenne chez le sujet sain est estimée à 24 h 10. Autant dire que si l’horloge interne contrôlait seule le rythme biologique, sans être remise à l’heure, l’humain se décalerait tous les jours. Chacun finirait ainsi par dormir à un horaire différent de la journée ou de la nuit, rendant incompatible une vie en société. L’horloge interne est donc resynchronisée en permanence sur un cycle de 24 heures par des agents extérieurs. Plusieurs synchroniseurs agissent simultanément. Le plus puissant d’entre eux est la lumière. L’activité physique et la température extérieure jouent aussi un rôle, mais leur effet est bien plus modeste… L’horloge interne est le chef d’orchestre mais il existe de nombreux musiciens qui adaptent le rythme localement dans l’organisme : ce sont les horloges périphériques. Chaque fonction biologique importante est régie par une horloge à elle, destinée à optimiser l’efficacité de cette structure locale en fonction du contexte environnemental. Ces horloges périphériques sont présentes dans tous les organes et tissus aux fonctions essentielles : cœur, poumon, foie, muscles, reins, rétine, différentes aires du cerveau (cervelet, lobe frontal...). Cela permet d’adapter leur activité au cas par cas, par exemple s’il y a travail de nuit, alimentation très riche ou encore activité physique intense. Une récente étude américaine menée chez le primate, en collaboration avec l’Inserm, indique que dans les 64 organes et tissus analysés deux tiers des gènes codants sont exprimés de façon cyclique au cours des 24 heures, avec de grandes variations d’un tissu à l’autre. Moins de 1% des gènes dont l’expression est rythmique dans un tissu le sont également dans les autres tissus confirmant le rôle majeur des horloges périphériques et leur spécificité. Ces horloges périphériques sont largement contrôlées par l’horloge centrale : si les noyaux suprachiasmatiques sont lésés, les horloges périphériques se désynchronisent et se mettent à travailler en cacophonie. Ce phénomène de désynchronisation s’observe aussi au cours du vieillissement et dans certaines pathologies. Mais d’autres synchroniseurs agissent sur ces différentes horloges périphériques : l’alimentation, en particulier au niveau du foie, ou encore la température corporelle ou l’exercice physique, notamment pour l’horloge située dans le tissu musculaire. En outre, ces horloges communiquent entre elles par des moyens qui restent à identifier. Ainsi, des signaux extérieurs peuvent perturber la synchronisation de ces horloges périphériques. De récents travaux ont par exemple permis de constater des bouleversements de l’horloge de plusieurs organes en réponse à une alimentation riche en graisse : le métabolisme de différentes molécules se trouve bouleversé au cours de 24 heures, que ce soit dans le sérum, le foie ou le cerveau. Le fonctionnement des horloges périphériques repose sur des mécanismes moléculaires identiques à ceux de l’horloge centrale, passant par l’expression locale cyclique des gènes «horloges». Au niveau de la rétine par exemple, ces gènes s’expriment dans des neurones où se situe l’horloge périphérique. Le fait d’altérer localement l’expression de ces gènes perturbe le fonctionnement de la rétine même si les noyaux suprachiasmatiques de l’horloge interne sont totalement fonctionnels"(7). Retrouver ses rythmes fondamentaux et se mettre notamment à l'écoute du rythme de son propre souffle, est-ce ce qui explique le grand retour des pratiques méditatives ? On peut lire : " Et si la méditation était le véritable outil pour reprendre le contrôle de votre vie? Qu’est-ce que la méditation de pleine conscience ? Ce sont des pratiques et des techniques inspirées de traditions orientales ancestrales, qui ont abandonné leur contexte religieux ou spirituel. Elles deviennent applicables au quotidien pour améliorer la qualité de vie. Retrouver un calme intérieur, mieux gérer ses émotions, réduire le stress et alléger sa charge mentale en se concentrant sur le moment présent sont les principales promesses de la méditation"(8).
1-Des nouvelles de Jack. J-P.Joguet-Laurent
2-https://lettres-hg-lp-pedagogie.web.ac-grenoble.fr/lettres-en-bac-pro/programme-limitatif-de-terminale-bac-pro
3-https://everlaab.com/chronos-kairos-aion-les-3-temps-grecs/
4-https://www.persee.fr/doc/diver_1769-8502_2009_num_156_1_8071
5-https://shs.cairn.info/revue-sens-dessous-2017-1-page-75?lang=fr#s1n5
6-L'otium du peuple. J-M.Pire
7-https://www.inserm.fr/dossier/chronobiologie/#:~:text=L'horloge%20interne
8-https://www.bfmtv.com/sante/video-et-si-la-meditation-etait-le-veritable-outil-pour-reprendre-le-controle-de-votre-vie_VN-202511220172.html