L'interdépendance


A dessein nous voulons commencer notre article sur l'interdépendance par ces idées tirées du Livre des esprits, parce qu'elles situent bien la coopération dans laquelle nous voulons inscrire ce concept. Les esprits œuvrent dans un projet de progrès de l'humanité, des peuples ou des individus. Ils exécutent "les volontés de Dieu dont on ne peut pénétrer les desseins".  L'aide qu'ils apportent permet aux vivants de se réaliser ou de réaliser l'œuvre de leur vie, en contrepartie cette aide permet aux esprits de progresser dans leur voie de réalisation. "Toi, étant Esprit, tu dois progresser dans la science de l'infini… Il ne faut pas assimiler les occupations des esprits aux occupations matérielles des hommes : cette activité même est une jouissance, par la conscience qu'ils ont d'être utiles… l'Esprit avance selon la manière dont il accomplit sa tâche… nous figurons à tort que l'action des Esprits ne doit se manifester que par des phénomènes extraordinaires, il n'en est point ici ; voilà pourquoi leur intervention nous paraît occulte, et ce qui se fait par leurs concours nous semble tout naturel".

"A.Kardec découvre les tables tournantes (pratique venue des États-Unis) en mai 1855, à l'occasion d'une séance à laquelle un magnétiseur du nom de Fortier l'a fait assister. Il renouvelle l'expérience dans des cercles parisiens aux côtés de Victorien Sardou. Plus tard, il lui est demandé de mettre de l'ordre dans les communications reçues de divers esprits lors de séances. En outre, il converse, par le biais de différents médiums, avec toutes sortes d'esprits…Allan Kardec ne se présente pas comme l'auteur du livre, mais comme celui qui l'a mis en forme : «Les principes contenus dans ce livre résultent soit des réponses faites par les Esprits aux questions directes qui leur ont été proposées à diverses époques et par l'entremise d'un grand nombre de médiums, soit des instructions données par eux spontanément à nous, ou à d'autres personnes sur les matières qu'il renferme »"(1, 2). A la question posée sur "la mission des Esprits", A.Kardec notifie la réponse suivante : "Elles sont si variées qu'il serait impossible de les décrire ; il en est d'ailleurs que vous ne pouvez comprendre. Les Esprits exécutent les volontés de Dieu, et vous ne pouvez pénétrer tous ses desseins.  Les missions des Esprits ont toujours le bien pour objet. Soit comme Esprits, soit comme hommes, ils sont chargés d'aider au progrès de l'humanité, des peuples ou des individus, dans un cercle d'idées plus ou moins larges, plus ou moins spéciales, de préparer les voies pour certains événements, de veiller à l'accomplissement de certaines choses. Quelques-uns ont des missions plus restreintes et en quelque sorte personnelles ou tout à fait locales, comme d'assister les malades, les agonisants, les affligés, de veiller sur ceux dont ils deviennent les guides et les protecteurs, de les diriger par leurs conseils ou par les bonnes pensées qu'ils suggèrent. On peut dire qu'il y a autant de genres de missions qu'il y a de sortes d'intérêts à surveiller, soit dans le monde physique, soit dans le monde moral"(3).

En faisant référence aux lignes suivantes, nous voulons souligner deux points : –l'illusion d'indépendance est bien une illusion, "l'Humanité n'a survécu que parce qu'elle est interdépendante"; –"en aidant autrui, je m'aide moi-même". "Le psychiatre Christophe André et la psychologue Rebecca Shankland sont tous deux spécialistes de psychologie positive et de la santé. Ils mettent l'accent sur un principe de base : nous sommes tous dépendants les uns des autres, qu'on le veuille ou non. Comme l'explique très bien Christophe André : «Cette interdépendance, on l'oublie trop souvent, alors que, de fait, elle existe quoi qu'on croit. Quels que soient nos idéaux, on est en permanence dans l'interdépendance : on ne peut pas faire autrement dans nos vies que d'être aidé. L'Humanité n'a survécu que parce qu'elle est interdépendante».

La relation est mutuellement bénéfique. L'interdépendance positive produit un effet réversible : en aidant autrui, je m'aide moi-même. Pour Christophe André: «L'interdépendance positive, ce n'est pas faire tout pour les autres et s'oublier soi-même, c'est simplement rééquilibrer ses tendances. Aider autrui, c'est aussi s'aider, se développer soi-même et penser à soi-même. Il faut se dire qu'à chaque fois que je suis dans la bienveillance, l'entraide, l'altruisme, la gratitude, ça fait du bien à mon corps». Selon Rebecca Shankland : «On observe vraiment une meilleure maîtrise de ses compétences personnelles, émotionnelles et relationnelles. En augmentant les comportements coopératifs d'autrui, l'émotion sociale encourage le lien constructif entre les personnes et soi-même». Ils expliquent qu'aujourd'hui la dépendance (et l'interdépendance dans l'absolu) est trop souvent considérée comme quelque chose de négatif. On s'oriente, d'après Rebecca Shankland «vers une forme d'illusion d'indépendance : cette croyance que la dépendance est forcément un risque ou néfaste à la vie de chacun. Mais de fait, avec cette idée en tête, notre époque tend plus à se fondre dans l'individualisme, à opposer indirectement la liberté individuelle à l'interdépendance» alors que ce sont deux choses intrinsèquement liées et bénéfiques socialement, lorsqu'elles fonctionnent ensemble "(4). Ils concluent ainsi leurs échanges : "L'interdépendance positive peut alors être comprise comme le résultat d'interactions entre des individus, qui génèrent des effets positifs pour chacune des deux parties… Oser demander de l'aide et aimer donner de l'aide sont les clés de l'interdépendance positive".

Une interprétation tendancieuse des travaux de C.Darwin a laissé à penser que l'évolution reposait sur la compétition –"Je dois faire remarquer que j’emploie le terme lutte pour l’existence dans le sens général et métaphorique, ce qui implique les relations mutuelles de dépendance des êtres organisés" (L’origine des espèces)P.Wohlleben fait état d'une étude sur les forêts de hêtres qui mettent en exergue le constat d'une interdépendance au sein d'une population d'arbres : "Vanessa Bursche, de l'université d'Aix-la-Chapelle, a fait une étonnante découverte sur la photosynthèse dans les forêts naturelles de hêtres. Les arbres se synchroniseraient de façon que tous aient les mêmes chances de développement. Cela ne va pas du tout de soi. Chaque hêtre pousse à un emplacement particulier. Selon que le sol est caillouteux ou meuble, qu'il renferme beaucoup ou peu d'eau, qu'il offre une abondance de nutriments ou est très pauvre, sa qualité peut varier du tout au tout en l'espace de quelques mètres. Tous les arbres ne bénéficient pas des mêmes conditions de développement; certains vont pousser plus vite que d'autres et, par voie de conséquence, fabriquer plus de glucides et de bois. Le résultat de l'étude est d'autant plus surprenant : les arbres compensent mutuellement leurs faiblesses et leurs forces. Le rééquilibrage s'effectue dans le sol, par les racines. Et les échanges vont bon train. Qui est bien nanti donne généreusement et qui peine à se nourrir reçoit de quoi améliorer son ordinaire. Nous retrouvons ici aussi les champignons dont l'immense réseau agit cette fois en machine à redistribuer géante. En somme, le système fonctionne un peu comme nos services d'aide sociale. Dans ce contexte, les hêtres ne sont jamais trop serrés, bien au contraire. Plus ils sont proches les uns des autres, mieux c'est. L'espacement des troncs de moins d'un mètre, que l'on rencontre souvent, leur convient très bien, même si leurs houppiers demeurent petits et ramassés. Les forestiers sont encore nombreux à juger cela néfaste pour les arbres, et les opérations d'éclaircissage consistant à abattre les spécimens réputés inutiles sont fréquentes. Des forestiers de Lübeck ont cependant observé qu'une forêt de hêtres dont les individus poussent serrés est plus productive. L'augmentation annuelle de la production de biomasse, notamment de bois, atteste de la bonne santé des peuplements denses. Quand ils vivent en groupe serré, la répartition des substances nutritives et de l'eau entre tous les individus est optimale, si bien que chaque arbre parvient au meilleur développement possible. Si l'on «aide» ici et là un individu à se débarrasser de sa supposée concurrence, les arbres restants deviennent des solitaires. Ils ne sont plus entourés que de souches et les connexions se perdent dans le vide. Chacun se débrouille comme il peut dans son coin, avec pour conséquence de gros écarts de productivité. Chez certains individus, la photosynthèse tourne à plein régime et la production de glucose est pléthorique. Ils poussent mieux que les voisins et sont en excellente forme. Pour autant, leur durée de vie n'est pas remarquable, car la condition d'un arbre ne peut pas être meilleure que celle de la forêt qui l'entoure, et il y a désormais beaucoup de mal lotis autour de lui. Les individus en situation de faiblesse, qui étaient auparavant soutenus par les plus forts, se retrouvent d'un coup à la traîne. Une implantation dans un sol pauvre en éléments nutritifs, un stress temporaire ou un bagage génétique défavorable, et ils sont la proie des insectes et des champignons. Que seuls les plus forts survivent, cela ne va-t-il pas dans le sens de l'évolution? Je crains que les arbres ne soient pas de cet avis. Leur bien-être dépend de la communauté; si les plus faibles disparaissent, tous y perdent. La forêt devient ouverte à tout, aux brûlures du soleil, aux vents violents qui pénètrent jusqu'au sol et modifient l'environnement climatique, frais et humide"(5).

Nous citons des extraits de S.Mancuso et A.Viola pour développer davantage le concept d'interdépendance et l'aborder dans l'univers des plantes : "En 2007, une étude simple mais concluante a jeté une lumière nouvelle sur ce type de comportement [la parenté]. L'expérience consistait à cultiver dans un vase trente graines issues de la même plante et, dans un autre vase identique au premier, trente graines issues de plantes différentes. L'observation de l'attitude de ces jeunes pousses, au cours de leur croissance dans les deux vases, a permis de remarquer chez les végétaux des mécanismes d'évolution que l'on croyait l'apanage des animaux. Les trente plantes filles de mères différentes se sont conduites comme prévu : elles ont produit un nombre considérable de racines, afin d'occuper le terrain et d'assurer leur approvisionnement alimentaire et hydrique au détriment des autres. Les trente plantes filles de la même mère, au contraire, bien que dans l'obligation elles aussi de coexister sur un espace restreint, ont produit un nombre de racines nettement inférieur, et privilégié le développement de leur partie exposée à l'air. On a donc constaté chez elles une activité exempte de tout esprit de compétition, en conséquence de leur proximité génétique. Or Il s'agit là d'une découverte fondamentale, qui dément l'hypothèse traditionnelle selon laquelle les plantes mettraient toujours en action des mécanismes stéréotypés et répétitifs, où la présence d'une voisine déclencherait dans tous les cas une résistance et une lutte pour l'occupation du territoire. Elles procèdent, bien au contraire, à une évaluation complexe tenant compte d'une multiplicité de facteurs, y compris la parenté génétique. Et avant d'attaquer ou de se défendre, elles effectuent un examen de leur rivale potentielle afin de se décider, selon qu'elles y reconnaissent ou non des affinités génétiques, entre la rivalité et la coopération". A la faveur des résultats de leurs travaux, ils exposent aussi les relations d'interdépendance que les plantes entretiennent avec leur milieu : "Nous exposerons en détail… les facultés particulières dont sont douées les racines. Nous pouvons néanmoins indiquer, d'ores et déjà, qu'elles apparaissent en mesure de communiquer non seulement avec d'autres plantes, mais encore avec tous les organismes de la rhizosphère (du grec rhiza, « racine », et sphaïra, «globe »), la portion de terrain avec laquelle elles sont en contact et qui abrite une kyrielle d'autres formes de vie. Car contrairement à ce que l'on a en général tendance à croire, le sol n'est pas du tout un substrat inerte : dans ce milieu vivant à la population dense, les micro-organismes, les bactéries, les champignons et les insectes forment un écosystème dont l'équilibre est garanti par la communication et la collaboration avec les plantes. Un exemple très répandu nous en est offert par les mycorhizes (du grec mycos, «champignon», et rhiza, «racine») : ces formes particulières de symbiose s'établissent dans le sous-sol entre la partie végétative des champignons, que nous avons l'habitude de manger ou d'observer dans les bois, et les racines de nombreuses espèces végétales. Dans certains cas, le champignon enveloppe la plante d'une sorte de manchon, et parvient même à pénétrer jusqu'à l'intérieur de ses cellules. Ce type d'association symbiotique est qualifié de mutualiste, dans la mesure où il est utile aux deux organismes : le champignon fournit aux racines des éléments minéraux comme le phosphore (dont elles ont toujours du mal à trouver des quantités adéquates dans la terre), et il reçoit en échange une partie des sucres issus de la photosynthèse, qui lui servent de réserves énergétiques. Cette relation en apparence si avantageuse peut cependant réserver de mauvaises surprises, et le problème tient à ce que les champignons ne sont pas tous animés d'un esprit de collaboration et d'intentions pacifiques : certains sont pathogènes et voudraient donc attaquer les racines pour s'en nourrir et les détruire. La plante doit donc être à même d'identifier le type de champignon qui essaie d'entrer en contact avec elle, et de se comporter en conséquence. Cette identification est le fruit d'un véritable dialogue chimique entre le champignon et les racines, qui échangent des signaux successifs afin de préciser leurs desseins réciproques. Si la plante juge son interlocuteur belliqueux, elle ouvrira les hostilités. Si au contraire, après les présentations d'usage, elle constate qu'il s'agit d'un champignon mycorhizien bien intentionné, elle laissera s'instaurer cette relation symbiotique si utile aux deux parties"(6).

Enfin nous nous sommes intéressés à l'interdépendance au niveau du monde bactérien avec lequel nous sommes en relation. Nous citons quelques propos recueillis au fil du film Le ventre notre deuxième cerveau : "Nous avons 200 millions de neurones dans notre ventre. Les chats et les chiens ont à peu près le même nombre de neurones que dans notre ventre qui contient aussi des centaines de milliards de bactéries qui influent sur nos audaces et notre personnalité… Nos deux systèmes nerveux connectés par le nerf vague discutent en permanence, cerveau et ventre utilisent les mêmes neurotransmetteurs.  95% de la sérotonine de notre corps est produite dans notre ventre…On savait que nos émotions pouvaient influencer notre ventre, et maintenant on sait que notre ventre est capable lui aussi d'influencer nos émotions. Le système nerveux entérique peut affecter la manière dont nous nous sentons. Ces messages n'atteignent pas notre conscience mais peuvent changer la manière dont notre esprit perçoit le monde… En Orient comme en Occident les scientifiques admettent qu'ils sont loin d'avoir tout compris à l'axe cerveau-ventre… Cent mille milliards de bactéries habitent notre tube digestif, il y a mille fois plus de bactéries dans chacun de nous que d'étoiles dans notre galaxie. Ce microcosme dans le macrocosme est l'écosystème le plus dense de la planète. Il y a cent fois plus de bactéries dans notre ventre  que de cellules dans notre corps. Nous sommes davantage bactériens que nous ne sommes humains. Nous avons bien plus de cellules bactériennes dans notre corps, et sur notre corps, que nous n'avons de cellules humaines. Nous avons plus d'ADN bactérien que nous n'avons d'ADN humain. On pourrait dire que nous sommes comme un véhicule à bactéries… Nous portons chacun à l'intérieur de nous 1 à 2 kilos de bactéries. Elles génèrent environ 30 % de nos calories. Comme nous ne pouvons pas digérer une grande partie de la nourriture que nous mangeons, les bactéries la digèrent pour nous de façon à ce que nous en retirions de l'énergie. Nous offrons aux bactéries le gîte et le couvert et en échange elles convertissent notre nourriture en énergie… Elles nous aident à déterminer ce qui est toxique ou non pour notre corps, sans bactéries la survie est difficile…  Le plus grand système immunitaire de notre corps est situé dans notre intestin et il est éduqué par les bactéries qui l'informent des dangers potentiels. C'est parce qu'il est exposé à une multitude de bactéries que le système immunitaire est efficace… On ne connaît pas encore très bien les effets secondaires des bactéries sur nos corps, mais tous s'accordent à dire que les effets sont avérés sur notre santé comme sur notre cerveau… Nous devons désormais considérer que nous avons un troisième cerveau. Nous avons le grand cerveau, le petit cerveau et désormais l'intelligence des bactéries… Nous avons en nous cette flore bactérienne et cette flore bactérienne elle existe aussi en dehors de nous"(7).  

Pierre-Henri Gouyon apporte cette conclusion : "En fait nous baignons dans un écosystème bactérien qui nous pénètre et qui fait partie de nous. On n'a plus du tout de séparation entre le soi et le non soi, entre le moi et l'extérieur, entre  moi et les autres, on a une continuité biologique tout à fait extraordinaire.  La vision que les scientifiques ont de notre corps a changé, ce que nous prenions pour le fondement ultime de la réalité, notre individualité, n'est sans doute que le reflet d'une réalité plus complexe,  essentiellement faite de messages, de réseaux, et de connexions encore très mystérieuses. Nous sommes désormais des milliers de gènes, des milliards de neurones,  et des centaines de milliards de bactéries. Nous sommes une multitude de liens et d'informations dont la complexité nous dépasse encore et toujours"(7).

 

1-https://fr.wikipedia.org/wiki/Allan_Kardec

2-https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Livre_des_Esprits

3-Le livre des esprits. A.Kardec

4-https://www.radiofrance.fr/franceinter/pourquoi-l-interdependance-positive-est-elle-si-essentielle-dans-nos-vies-1670719

5-La vie secrète des arbres. P.Wohlleben

6-L'intelligence des plantes. S.Mancuso et A.Viola

7-Le ventre notre deuxième cerveau. Arte éditions (par Cécile Denjean)