La cause de …



"A cause de" : une expression couramment employée en dehors du concept de causalité, mais plutôt invoquée pour se décharger de toute responsabilité. Par contre c'est bien de la causalité dont il question dans notre titre, un concept s'avérant complexe. M.Malherbe vient éclairer le sujet dans les lignes suivantes: "Nous ne cessons de chercher des causes. Sans y songer le plus souvent. Dans notre expérience quotidienne, nous lions entre elles des choses, des qualités, nous rapportons des événements les uns aux autres, et nous entendons par là que ce qui est ainsi lié est assez fortement lié pour ne pas décevoir notre attente. En vérité, ce sont moins les causes qui ordinairement retiennent notre attention ou occupent notre souci, que les effets. Car il nous faut nous conduire, il nous faut agir pour vivre, et nous ne pouvons pas agir sans espérer, sans anticiper des résultats. Et nous sommes accoutumés à ce que les résultats suivent dès lors que nous avons réuni les circonstances propres à leur acquisition. A ce titre, la recherche des causes est moins pressante que la poursuite des effets. Elle naît lorsque précisément les effets ne se produisent pas conformément à notre attente, lorsque l'expérience que nous avons acquise ne suffit plus à satisfaire nos besoins. Et l'idée nous vient que quelque cause, que nous ne connaissons pas et qu'il nous faut découvrir pour agir sur elle, interfère et contrarie nos espérances. Et si jamais l'urgence de l'effet attendu est telle que nous n'avons pas de délai pour inventer la cause, nous sommes prêts à déterminer celle-ci à la hâte, sans attendre qu'un minimum de régularité nous confirme que c'est bien la cause recherchée. Le sens commun se nourrit ainsi de causalité et il serait entièrement désorienté dans un monde sans causes où tout serait surprise et événement. Il admet spontanément que tout est lié selon une nécessité qui peut souffrir des exceptions, mais qui a assez de fermeté et d'uniformité pour que l'on puisse se reposer sur elle"(1).

A partir du constat : l'aspirine guérit le mal de tête, M.Malherbe nous fait appréhender le système des quatre causes mis en place par Aristote : "Avant de chercher ce pouvoir de causalité de la cause, encore faut-il savoir où le chercher. Nous l'avons placé dans l'aspirine, entendant par là que l'aspirine est la cause efficiente ou productrice de la santé retrouvée. Mais nous savons que chez certains sujets l'aspirine ne fait pas d'effet et que, par conséquent, la nature corporelle du patient est un facteur qui doit être pris en considération puisqu'elle modifie le degré d'efficacité du remède. Il faut donc distinguer une autre sorte de cause, ce qu'Aristote nomme la cause matérielle, c'est-à-dire la cause passive placée dans le patient, qui est le corrélat de la cause active placée dans l'agent. Toutefois, ces deux causes ne suffisent pas encore pour rendre compte de l'effet. Car, l'aspirine n'aurait pas d'effet si par sa nature même le corps malade ne tendait pas à rétablir sa santé, s'il n'y consacrait pas ses puissances propres, il est vrai insuffisantes, puisqu'il faut avoir recours au remède. Tout corps vivant, en tant que tel, par l'énergie de sa propre vie, tend à conserver les équilibres propres à sa survie – ce que nous appelons la santé. Il y a donc dans le corps propre du patient une puissance de vie sans laquelle il n'y aurait pas de guérison. C'est une troisième sorte de cause à considérer, qu'Aristote appelle la cause formelle, puisqu'elle est attachée à la forme déterminée, à la nature propre de l'être considéré. Mais, par ailleurs, pourquoi le patient prend-il de l'aspirine? Pour supprimer son mal de tête et retrouver les conditions ordinaires de la santé. La santé, le bien-être est donc ce en vue de quoi s'accomplit toute l'opération. Et si le patient ne se portait pas vers une telle fin, il ne prendrait pas le remède. Ce qui fait une quatrième sorte de causalité, ce qu'Aristote appelle la cause finale".

La complexité de l'association d'une cause à un effet se révèle en partie dans cet examen de l'action de l'aspirine, on mesure la multiplicité des variables  possibles, trop nombreuses pour permettre une juste appréciation de leur incidence, et qui viennent ajouter à l'incertitude de l'effet présagé. Il existe une autre difficulté de taille à faire correspondre un effet à une cause, celle qui présume de l'association de l'une et de l'autre, on en vient inévitablement à la question : qu'est-ce qui justifierait cette association? Nous citons J-M. Besnier : "De fait, explique Carnap, «lorsque nous disons que A est la cause de B, cela signifie en réalité que nous avons là une instance particulière d'une loi générale qui vaut universellement dans l'espace et dans le temps. On a constaté, en d'autres points de l'espace et du temps, que la relation était vérifiée pour des couples d'événements analogues. On admet donc qu'elle vaut en tout lieu et en tout temps ». Tel est l'essentiel de la théorie nomologique : la causalité est toujours une relation particulière entre deux événements qui appelle la totalité des relations analogues pour la valider. Cette totalité peut se trouver formulée dans une loi de la forme : «pour tout x, si Px alors Qx». Je souligne ici que la référence à la totalité, impliquée dans la loi, est indispensable pour légitimer une relation causale particulière, et ce afin de mieux rappeler que la vulnérabilité métaphysique d'une science consiste toujours dans son recours obligé à la totalité". Mais la question va se déplacer sur la validité de l'élaboration de la loi, J-M. Besnier ajoute : "Carnap conclut en exprimant ce que Mach affirmait de la cause elle-même : «Peut-être serait-il préférable d'éviter définitivement le terme de «loi» en physique». En tout cas, si on le garde, ce devrait seulement être pour désigner la «description d'une régularité observée» – description exacte ou erronée qui garantira la portée explicative ou prédictive des relations de causalité qu'on pourra énoncer"(2).  Nous citons E.Mach : "La conception ancienne de la causalité, que nous avons héritée de la tradition, est plutôt rigide : pour une quantité définie de cause résulte une quantité définie d'effet. Telle est l'expression typique d'une conception du monde primitive et pharmaceutique, comme c'est encore le cas dans la théorie des quatre éléments. L'emploi du terme de cause suffit à nous le rendre évident. Dans la nature, les connexions sont rarement assez simples pour que l'on puisse fournir, dans un cas donné, une seule et même cause, un seul et même effet. C'est pourquoi je me suis efforcé depuis longtemps déjà de remplacer le concept de cause par le concept de fonction mathématique, ce qui signifie : dépendance mutuelle des phénomènes, ou plus précisément encore dépendance mutuelle des caractères qui appartiennent aux phénomènes. Nous pouvons élargir ou restreindre ce concept à notre gré, selon ce qui est requis par les faits que nous examinons"(3)

E.Klein écrit : "Depuis Newton, le principe de causalité joue un rôle structurant dans les théories physiques. Il ne se définit plus en disant que «tout événement est l’effet d’une cause qui le précède», car la notion de cause a quasiment disparu du vocabulaire des physiciens, à cause notamment de la physique quantique. Il vient simplement garantir que ce qui a eu lieu a eu lieu, et qu’on ne peut donc pas défaire le passé"(4). Il est bien difficile de soutenir un point de vue causal lorsque l'on parle notamment d'imprédictibilité, du comportement de nature ondulatoire de la matière, de principe d'incertitude. M.Paty relate les critiques apportées à la causalité par l'évolution de la physique : "Loin de s'atténuer avec les progrès théoriques, ce caractère probabiliste des phénomènes quantiques ne fit que se voir renforcé, au point de constituer le soubassement même de la nouvelle théorie « véritablement quantique », la mécanique quantique, qui se présenta et s'imposa dès 1926-1927. La nature particulière des probabilités quantiques, déjà indiquée auparavant, fut précisée en 1924-1926 par  Sathandra Nath Bose et Albert Einstein (pour les « bosons », à fonction symétrique d'échange par permutation) et par Wolfgang Pauli, Enrico Fermi et Paul A. M. Dirac (pour les « fermions », à fonction antisymétrique d'échange par permutation). Elle fut rapportée à une «indiscernabilité » fondamentale (« ontologique », si l'on veut) des particules ou systèmes quantiques identiques. L'interprétation probabiliste de la fonction d'onde (ou fonction d'état), proposée par Max Born en 1926, était l'une des pierres d'angle de la théorie, car elle raccordait les grandeurs théoriques, de forme mathématique, utilisées pour la description du système physique, et conçues comme abstraites et indirectes, et les grandeurs observées (mesurées) dans les phénomènes"(5).

Nous voulons revenir sur "le rôle structurant du principe de causalité" dans les théories physiques en rapportant le propos de J.Rosen : " Dans son livre, Symmetry in science, Joe Rosen expose une démonstration complète du principe de symétrie de Pierre Curie. Par l'intermédiaire de quelques éléments de cette démonstration, il aborde certains problèmes fondamentaux : par exemple, il affirme que l'essence de la symétrie est l'immunité face à un changement possible ; que la Nature présente des phénomènes reproductibles et qu'elle révèle des relations de causalité; que nous pouvons exploiter la reproductibilité pour arriver à une compréhension suffisante des relations de causalité, ce qui nous rend capable de prédire avec succès des phénomènes jusque-là non observés; et que nous exprimons de telles relations causales par des lois. En considérant tous ces aspects, on peut voir que la validité du principe de symétrie découle à la fois de la nature de la Nature et, de manière peut-être plus surprenante, de la nature de la science. Encore faut-il éclairer ces notions en s'intéressant à l'originalité du travail de Joe Rosen qui élargit considérablement son propos à partir du principe de symétrie de Pierre Curie. Son travail, en effet, est relatif à la symétrie en général. Son livre, Symmetry in science, présente l'importance de cette notion qui s'est trouvée réellement dominante dans toute la science du XXe siècle, en particulier en physique. Tout son ouvrage, centré sur le principe de symétrie de Pierre Curie qui traite des causes, de la relation de la cause à l'effet, se rattache en cela au thème de notre rencontre « causalité et finalité ». Cependant, l'originalité du travail de Joe Rosen réside dans le fait qu'il élargit le propos. Il s'attaque à des définitions d'entités très générales, notamment à la définition de ce qu'est la Nature et de ce qu'est la science. Dans le développement de son ouvrage, il fait alterner des aspects techniques avec des aspects plus conceptuels, ce qui permet des lectures multiples. Il propose une vision très profonde : cette propriété de symétrie, réflexion d'une originalité importante, est présente au fondement de toute la science.

Dire qu'il s'intéresse à la nature de la Nature peut intriguer venant d'un scientifique. L'acception du mot avec un petit « n » est sans ambiguïté. D'après le dictionnaire, c'est l'ensemble des caractères, des propriétés qui définissent un être, une chose concrète ou abstraite, généralement considérés comme constituant un genre. Il n'en est pas de même de l'acception du mot avec un grand « N », d'aucun allant jusqu'à affirmer que cela n'a aucun sens. Alors qu'est donc la Nature pour Joe Rosen ? Il en tente la définition suivante : c'est, affirme-t-il, l'ensemble de l'univers matériel avec lequel nous pouvons interagir, ou tout au moins avec lequel il est concevable que nous puissions interagir. Définition extrêmement large et très générale comme on voit. Ayant ainsi défini la Nature, il va définir ce qu'il appelle la science (on devrait, me semble-t-il, plutôt dire la science de la Nature) : c'est notre tentative de déceler et de comprendre au sein de la Nature, comme précédemment définie, des aspects reproductibles et prédictibles. Il insiste sur le «notre» de «notre tentative» pour signifier que la science est une entreprise humaine. Caractériser la science par la recherche, au sein de la Nature, d'aspects reproductibles et prédictibles permet à la fois de montrer l'immense portée de la science (puisque c'est à la Nature qu'elle s'intéresse) mais aussi ses limites (tout, dans la Nature, n'est pas prédictible ni reproductible). Il montre alors que la symétrie est absolument essentielle pour déceler de tels aspects au sein de la Nature. Qu'est alors la symétrie de ce point de vue ? C'est, affirme Joe Rosen, l'immunité de la Nature à certains changements possibles. Cela peut paraître surprenant a priori. Que faut-il entendre par là ? Précisément que s'il y a une situation dans laquelle un changement est possible, et si certains des aspects de la situation restent les mêmes lorsqu'on effectue ce changement, alors on pourra déclarer que la situation présente une propriété de symétrie. Appliquée aux notions de reproductibilité et de prédictibilité, la symétrie s'impose comme un concept essentiel. On prétend que le critère de reproductibilité est un critère d'objectivité : il faut que la même expérience reproduite permette de retrouver les mêmes résultats. Pourtant, on remarquera qu'on ne reproduit jamais exactement la même expérience. Il y a toujours des aspects qui diffèrent d'une expérience à celle qui est censée la reproduire. Ne serait-ce que par le fait que l'expérience qui suit l'initiale n'est pas refaite dans le même temps : ce n'est donc pas exactement la même expérience. D'ailleurs, en admettant que cela soit possible, si on refaisait toujours et toujours la même expérience, on ne ferait pas de la science : il ne s'agirait que d'un ensemble tautologique. Il faut donc pouvoir retenir les expériences qui diffèrent (possibilité d'un changement), mais qui diffèrent suffisamment peu pour redonner le même résultat (immunité face à ce changement) : la reproductibilité est une symétrie! Une fois que l'on aura admis et réalisé cela, on aura progressé dans la compréhension de ce qu'est l'objectivité. C'est ainsi que se fonde ce qu'on appelle une loi en science. Une loi définit le fait qu'une expérience donnera sensiblement les mêmes résultats quels que soient le lieu et le temps où elle est menée, étant entendu que les conditions dans lesquelles elle doit être reproduite sont aussi équivalentes que possible. C'est exactement cette notion de symétrie, à condition qu'on accepte la définition que Rosen donne de la Nature et de la science, qui va nous conduire directement à la notion de loi scientifique. On va passer imperceptiblement de l'objectivité à la causalité. En effet, qu'entend-on par loi scientifique? La description d'un processus permet de prévoir qu'une même cause produira le même effet : à causes équivalentes, effets équivalents. Admettre cela offre un critère qui permet de discriminer ce qui est la cause et ce qui est l'effet dans l'étude d'un phénomène : question centrale en science"(6).

 

 

1-Qu'est-ce que la causalité ? M.Malherbe

2-Causalité et finalité. Collectif

3-L'analyse des sensations. E.Mach

4-Le temps introuvable- Entretien avec Etienne Klein

5-in Enquête sur le concept de causalité. M.Paty

6-Le principe de symétrie de Pierre Curie. J.Rosen