La forme des liens

 

Y a-t-il une intentionnalité du vivant ? H.Atlan écrit : " Pour la plupart des chercheurs contemporains de Kant, la biologie obéissait à des présupposés, à des principes ou à des théories vitalistes. Les êtres vivants se distinguaient des êtres non vivants de façon ontologique ou, pour le moins, épistémologique. Kant pouvait alors penser les organismes vivants par la finalité interne qui s'y manifestait et les opposait aux autres, uniquement déterminés par des mécanismes causaux. Cet a priori là, cette finalité a pratiquement disparu du discours de la biologie actuelle. Le vitalisme a vécu et, avec lui, ce qui fondait si solidement la différence entre les êtres vivants et les autres. La biologie moléculaire nous montre tous les jours que les organismes, bien loin d'obéir à une finalité interne, sont régis par des mécanismes physico-chimiques"(1).

H.Atlan parle de phénomènes d'auto-organisation : "Au nom même de cette logique de l'auto-organisation qui fait une place centrale à l'irruption du radicalement nouveau et de la création -à partir non du néant mais du chaos-, nous ne pouvons plus souscrire à la conception purement déterministe déjà ancienne suivant laquelle ces sensations d'autonomie ne seraient que pure illusion, dans la mesure où tout ne serait que réalisation d'un programme déterminé à l'avance lors de la constitution de notre appareil génétique : l'idée que ce programme contiendrait toutes les réponses prévues à l'avance à telle ou telle stimulation par l'environnement, le tout étant le produit de chaînes de causes et d'effets, dont la cause première pourrait être trouvée, théoriquement, dans les mouvements des particules élémentaires constitutives de la matière, est une séquelle du déterminisme mécaniciste de Laplace. Cette conception est encore vivace chez nombre de biologistes alors qu'elle a déjà disparu de la physique des systèmes complexes, où le rôle des fluctuations aléatoires doit toujours être pris en considération. Même si, au cours du développement des organismes, des déterminations rigoureuses peuvent être trouvées à un certain niveau de généralité et d'approximation, la place de l'aléatoire, donc de la possibilité du nouveau et de l'imprévisible, reste grande au niveau du détail, et son rôle effectif augmente de plus en plus avec la complexité et la richesse d'interactions du système considéré"(2).

Pour expliciter ces phénomènes auto-organisateurs, nous citons à la suite un large extrait de son ouvrage : "S'il est ainsi vrai que les données immédiates que nous avons sur notre autonomie d'êtres conscients et doués de volonté ne peuvent être considérées ni comme de pures illusions ni comme un absolu, cela veut dire qu'elles correspondent à une réalité qui a besoin d'être explicitée en étant rattachée à d'autres réalités. Déjà au niveau cellulaire, ainsi que M. Eigen l'a analysé, des processus enzymatiques d'auto-organisation protéinique ont besoin, pour être efficaces, d'êtres couplés à des mécanismes de réplication sur moule (dont le support est ici les acides nucléiques). Ceux-ci jouent le rôle de mémoire stabilisatrice permettant à des structures fonctionnelles apparues au cours de fluctuations de se reproduire et d'être ainsi maintenues à moindres frais malgré les effets destructeurs toujours présents de ces mêmes fluctuations. Il suffit d'étendre ces idées au domaine de nos mémoires corticales, à l'œuvre dans les systèmes auto-organisateurs que nous sommes aussi, pour rendre compte de ce qui nous apparaît comme notre conscience et notre volonté. Pour cela, il faut, contrairement à l'intuition immédiate de notre conscience volontaire (ou volonté consciente?), dissocier radicalement dans un premier temps ce qui peut nous apparaître comme volonté, de ce qui peut nous apparaître comme conscience. L'auto-organisation inconsciente avec création de complexité à partir du bruit doit être considérée comme le phénomène premier dans les mécanismes du vouloir, dirigés vers l'avenir; tandis que la mémoire doit être placée au centre des phénomènes de conscience. C'est l'association immédiate et quasi automatique de notre conscience et de notre volonté dans une conscience volontaire (ou volonté consciente), considérée comme la source de notre détermination, qui a, croyons-nous, un caractère illusoire. En effet, les choses qui arrivent sont rarement celles que nous avons voulues. Il semble que ce ne soit pas nous qui les fassions, alors même que nous savons que c'est nous qui les avons faites. Et cela ne devrait pas nous étonner puisque nous ne nous sentons vouloir qu'avec une partie de nous-mêmes -la conscience volontaire- alors que nous faisons avec le tout de nous-mêmes. Or, ce tout de nous-mêmes semble nous échapper, et s'enfonce de plus en plus dans l'abîme de l'inconnu au fur et à mesure que l'inconscient se dévoile -quand il se dévoile. C'est que ce tout, en fait, ne peut pas être connu -rendu conscient- en tant que force agissante orientée vers le futur pour la bonne raison qu'il se constitue au fur et à mesure qu'il agit, de façon imprévisible, déterminée entre autres par les agressions contingentes -mais indispensables- de l'environnement. Autrement dit, le véritable vouloir, celui qui est efficace parce que celui qui se réalise -le pseudo «programme» tel qu'il apparaît a posteriori-, le véritable vouloir est inconscient. Les choses se font à travers nous. Le vouloir se situe dans toutes nos cellules, au niveau très précisément de leurs interactions avec tous les facteurs aléatoires de l'environnement. C'est là que l'avenir se construit. Inversement, la conscience concerne d'abord le passé. Il ne peut y avoir en nous de phénomène de conscience sans connaissance, sous une forme ou sous une autre. Que ce soit un connu de façon perceptive, intellectuelle, intuitive, directe ou indirecte, claire et distincte ou vague et peu différenciée, formulée ou informulée, un phénomène de conscience est une présence de connu. Or, il ne peut y avoir de connu que du passé. Inversement, peut-on dire, ce que nous appelons passé est le connu qui n'est pas -ou n'est plus- perçu (le perçu étant identifié avec le présent), et ce que nous appelons futur est, tout simplement, l'inconnu. La conscience, présence du connu, est donc en nous présence du passé. N'est-ce pas dire que la conscience, c'est notre mémoire qui se manifeste, au sens de la mémoire d'un ordinateur, au moment où elle est utilisée dans une suite d'opérations? Et nous savons bien aujourd'hui qu'il n'est besoin de faire appel à aucun principe métaphysique pour avoir affaire à un phénomène de mémoire. Il suffit qu'un phénomène physique présente une propriété d'hystérésis -et nombreux sont de tels phénomènes, parmi lesquels le magnétisme n'est que le plus connu et le plus utilisé en technologie- pour qu'on ait une possibilité de mémoire. Il suffit en outre qu'un tel phénomène soit structuré de telle sorte qu'il soit porteur d'information, pour que l'on ait une mémoire réalisée; et il suffit que ce phénomène soit alors intégré sous une forme quelconque à une machine organisée pour avoir une mémoire en fonctionnement. Nous voilà donc «systèmes auto-organisateurs» doués d'une mémoire, qui, quand elle se manifeste -ou, en langage d'informatique, quand elle est «affichée»-, constitue notre conscience, présence du passé, et doués de cette faculté d'auto-organisation qui est notre vrai vouloir, c'est-à-dire ce qui, sans que nous en soyons conscients, à la limite de ce qui est nous et de notre environnement, détermine l'avenir. Mais voilà que cette mémoire, qui rend présent le passé, et cette faculté d'auto-organisation qui construit l'avenir, ne peuvent évidemment pas se contenter de coexister dans un même système sans interagir l'une sur l'autre. Ce sont ces interactions qui produisent ces phénomènes hybrides et seconds, non fondamentaux, que sont la conscience volontaire d'une part, et les phénomènes de dévoilement de l'inconscient d'autre part(2).

Nous avons intitulé notre article : "La forme des liens". Les liens, ceux que subissons, ceux que nous créons, avec les objets de notre environnement forment un tout qui va déterminer notre conscience et notre futur. Rappelons quelques termes emprunté au texte de H.Atlan : "Nous ne nous sentons vouloir qu'avec une partie de nous-mêmes -la conscience volontaire- alors que nous faisons avec le tout de nous-mêmes" ; "C'est que ce tout, en fait, ne peut pas être connu -rendu conscient- en tant que force agissante orientée vers le futur pour la bonne raison qu'il se constitue au fur et à mesure qu'il agit, de façon imprévisible, déterminée entre autres par les agressions contingentes -mais indispensables- de l'environnement" ; "Le vouloir se situe dans toutes nos cellules, au niveau très précisément de leurs interactions avec tous les facteurs aléatoires de l'environnement"; "La conscience, présence du connu, est donc en nous présence du passé".

C'est à la nature de ces liens que nous nous intéresserons à présent. En suivant H.Atlan on s'interrogera ici plus particulièrement sur la part d'intentionnalité dans l'attachement, au regard du rôle joué par l'ocytocine. R.Shankland et C.André écrivent : "D'après la théorie de l'attachement de John Bowlby, les nourrissons disposent de compétences et d'un fonctionnement leur permettant de développer spontanément un lien d'attachement avec leurs proches. Dès la naissance, le bébé est en quête de proximité physique avec autrui, celle-ci étant à la fois liée à la possibilité de s'alimenter et au contact relationnel apaisant. On peut constater que les nourrissons sont programmés pour cette recherche d'alimentation et de contact : après la naissance, le nourrisson rampe spontanément sur le ventre de la maman jusqu'à atteindre le sein". On pourrait interpréter le comportement du nouveau-né comme une recherche de nourriture, ou encore qu'il manifeste ainsi son attachement à sa mère. A la suite, les auteurs précisent : "Cette proximité génère une sensation de plaisir associée à la libération d'ocytocine, d'opioïdes et de dopamine par le cerveau, qui renforce les comportements d'affiliation. C'est-à-dire tout comportement qui nous permet de nous associer aux autres et, à terme, de faire partie d'un groupe social. L'ocytocine favorise notamment la confiance et des interactions apaisées. Ainsi les nourrissons de même que leurs parents sont-ils préparés pour la connexion sociale : des modifications physiologiques précédant la naissance donnent toutes les chances aux comportements favorisant l'attachement de se mettre en place. Au moment de l'accouchement, de fortes doses d'ocytocine sont sécrétées et facilitent les différents stades du travail, puis l'allaitement, mais l'ocytocine favorise aussi les réponses adaptées aux besoins du nourrisson : être pris dans les bras, porté, réconforté, bercé, etc. C'est ce qui a conduit à considérer l'ocytocine comme l'hormone de l'attachement. Chez le père, la sécrétion d'une autre hormone, la vasopressine, à l'arrivée du nouveau-né contribue également à l'établissement d'un lien d'attachement avec l'enfant. Les comportements visant la proximité physique sont ainsi augmentés par les sécrétions hormonales et contribuent au bon développement de l'enfant"(3). Cette interrelation n'est pas limitée aux seules relations interhumaines. Nous citons R.Shankland et C.André : "De nombreuses recherches ont mis en évidence les effets bénéfiques des animaux de compagnie pour les humains lorsqu'ils établissent une relation consistant à prendre soin de l'animal. Edward Hallowell, psychiatre et professeur à l'école de médecine d'Harvard, raconte comment il a dû se battre pour obtenir l'autorisation d'avoir un chat dans son service de psychiatrie. «Mais pourquoi voulez-vous donc un chat dans le service ?», lui demanda l'administration. «Parce que prendre soin de ce chat permettra aux patients de développer une relation de proximité qui pourra redonner du sens à leur existence», répondit le professeur. Malgré tous les arguments des opposants (allergies, hygiène, organisation...), il finit par obtenir gain de cause et put apporter un chat dans le service qui eut tout le succès escompté. Les patients parlaient au chat, prenaient soin de lui, le caressaient et jouaient avec lui. Une enquête menée auprès de personnes âgées suivies pendant un an a montré que les personnes ayant un animal de compagnie, en particulier un chien, avaient moins souvent besoin de consulter un médecin. La présence d'un animal de compagnie diminue les réactions physiologiques générées par le stress (rythme cardiaque et tension artérielle) ou la douleur physique et accélère le rétablissement à la suite de ces situations de stress ou de douleur. Une autre étude a montré que le fait d'avoir un animal de compagnie diminuait les risques de dépression chez des hommes atteints d'une maladie chronique, en particulier lorsque ces derniers rapportaient avoir moins de confidents dans leur entourage". Plus loin les auteurs rapportent des découvertes similaires sur le rôle joué par la nature : "Des recherches font ainsi état de l'effet salutaire de la nature, et en particulier des arbres, sur les humains. Les bienfaits de la nature ont été constatés sur le plan physique avec une réduction de la pression sanguine et du niveau de cortisol -hormone du stress-, une amélioration du fonctionnement immunitaire et de la qualité du sommeil, et sur le plan psychologique avec une diminution de l'anxiété et des symptômes dépressifs. La nature favorise également la concentration. De plus, côtoyer de près les arbres apporte des bénéfices spécifiques. Ainsi, une étude a montré par exemple une activation des cellules appelées NK (natural killers) qui permettent de détruire les cellules cancéreuses. Les effets bénéfiques des arbres sont attribués aux phytoncides (des molécules que les arbres diffusent dans l'air pour se défendre contre les bactéries). Ainsi, plus la forêt est dense, plus les effets seront importants".

Nous voyons dans ces dernières lignes l'importance des liens, mais aussi leur caractère d'inéluctabilité. Nous en sommes dépendants. En sommes-nous responsables? Nous posions au début la question de l'intentionnalité du vivant, quelle peut être sa place lorsque nous percevons les raisons qui nous poussent à choisir mais en éprouvant le sentiment qu'il ne s'agit pas de notre libre choix? Selon H.Atlan : "Plus la science avance, plus s'accroît le nombre des déterminismes qu'elle découvre -et qui nous meuvent de l'extérieur. Plutôt que de s'accrocher aux trous du déterminisme, comportements que l'on croit librement choisis parce qu'on n'en a pas (pas encore ?) découvert les causes, autant renoncer à la croyance au libre arbitre, ne pas se faire d'illusions, et accepter que nous sommes déterminés... C'est alors seulement que peut émerger une «libre nécessité», qui est en fait la vraie liberté -qu'il ne faut pas confondre avec le libre arbitre- quand nous connaissons, comprenons et intériorisons de plus en plus ces déterminismes et y adhérons de façon active, aussi joyeuse que possible, du fait même de notre connaissance. Cette liberté est asymptotique : il s'agit, grâce à la connaissance, de se percevoir comme une partie de la nature, qui se cause elle-même de façon nécessaire. Et en se causant elle-même, elle n'est pas contrainte. Évidemment, un être humain ne contient pas en lui toute la nature ; il est donc nécessairement contraint par des choses extérieures à lui et, en ce sens-là, il n'est pas libre. Mais plus il intériorise la nature, en tant qu'elle agit en lui, plus il s'identifie avec cette expérience de la «cause de soi»"(4).

 

1-La science est-elle inhumaine ?  H.Atlan

2-Entre le cristal et la fumée. H.Atlan

3-Ces liens qui nous font vivre. R.Shankland et C.André

4-Le monde s'est-il créé tout seul ? H.Atlan