Entre bruit et silence
Nous rappelons quelques notions relatives à la perception des sons : "Le son correspond à un phénomène perceptif, à une création du cerveau qui n'existe pas sans lui. Lorsqu'un arbre tombe dans une forêt, cela ne fait aucun bruit, sauf si quelqu'un est là pour l'entendre. Ce que produit l'arbre lorsqu'il tombe, ce sont des changements de la pression atmosphérique. Ceux-ci prennent la forme d'ondes sonores qui sont générées par les molécules d'air entrant en vibration. Le son, qui constitue le stimulus du système auditif, est dû à des vibrations matérielles se propageant dans un milieu élastique (l'air en général). Ces vibrations forment des ondes complexes qui sont ensuite converties en activité nerveuse dans l'oreille. Les ondes sonores présentent trois grandes caractéristiques: fréquence, amplitude et timbre. La fréquence est la vitesse à laquelle les ondes vibrent, cette fréquence des vibrations déterminant la hauteur tonale perçue du son. L'amplitude caractérise la taille des variations de la pression atmosphérique et détermine l'intensité du son. Le timbre d'un son correspond au mélange particulier des fréquences qui le composent et qui contribuent à créer son caractère unique. Les combinaisons de ces différentes caractéristiques permettent au système auditif de percevoir et de comprendre des sons aussi complexes que le langage ou la musique.
Le système auditif analyse chacune de ces caractéristiques séparément, de la même manière que le système visuel analyse la couleur et la forme de manière séparée. Bien que la vitesse du son soit définie comme étant de 331 mètres par seconde, les ondes sonores varient en fonction de leur vibration ou de leur fréquence. Plus précisément, la fréquence correspond au nombre de cycles d'une onde en un temps donné, et représente une propriété physique du son. Les fréquences sont données en cycles par seconde ou hertz (Hz), du nom du physicien allemand Heinrich Rudolph Hertz. Un hertz correspond à un cycle par seconde; 50 hertz correspondent à 50 cycles par seconde; 6.000 hertz correspondent à 6.000 cycles par seconde; 20.000 hertz correspondent à 20.000 cycles par seconde ; et ainsi de suite. De la même façon que nous ne percevons que quelques rayonnements lumineux, nous ne pouvons percevoir que les sons d'une certaine tessiture qui, pour l'homme, s'étend de 20 à 2.0000 hertz. Comme l'homme, de nombreux animaux produisent différentes formes de sons pour communiquer, ce qui indique qu'ils possèdent les systèmes auditifs adaptés pour interpréter les sons typiques de leur espèce. Cela ne servirait à rien d'émettre des chants ou des appels complexes s'ils ne pouvaient être perçus par les autres membres de l'espèce. Les gammes de fréquences sonores utilisées par chaque espèce varient de manière assez considérable. Certaines espèces (grenouilles, oiseaux) utilisent des gammes de fréquences plutôt étroites, alors que d'autres (cétacés et humains) en utilisent de beaucoup plus étendues. Certaines espèces (chauves-souris) utilisent de très hautes fréquences alors que c’est l'inverse pour d'autres (poissons)"(1).
A. Von Hopffgarten et M. Le Van Quyen rappellent que notre système auditif est fondamentalement "un système d’alerte", "notre cerveau réagit automatiquement et promptement aux sons", il est toujours actif même durant le sommeil. On peut en conclure que nos oreilles sont constamment à l’affût des bruits extérieurs.
A. Von Hopffgarten expose les méfaits du bruit sur la santé : "Les études ont depuis longtemps montré que le bruit finit parfois par rendre malade. Le vrombissement continu aux abords des aéroports ou des autoroutes a été associé à une prévalence accrue des maladies cardiovasculaires (en dehors du facteur pollution)… Et on comprend pourquoi : notre cerveau réagit automatiquement et promptement aux sons, quels qu'ils soient, y compris quand nous dormons. Les bruits inconnus ou potentiellement stressants activent un centre cérébral appelé «amygdale» –une zone centrale située au fond du lobe temporal, qui se met en branle en cas de peur et d'autres émotions négatives. Des cascades d'hormones sont alors déclenchées, notamment sur ce que l'on appelle « l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien», à l'origine de la réaction de stress de l'organisme. D'un seul coup, la circulation sanguine de votre organisme se trouve inondée de cortisol, l'hormone du stress. Celle-ci signale au corps : «Attention, danger potentiel ! ». A court terme, le stress a du bon, car il nous rend plus alertes et plus performants. Tout cela parce que la pression sanguine augmente, que le cœur bat plus vite et que nos muscles se tendent. Mais, à long terme, cette situation finit par endommager l'organisme... Au point que dans un rapport de 2001, l'Organisation mondiale de la santé qualifiait la pollution sonore croissante de «fléau moderne ». Les générateurs de bruit blanc ne font probablement pas partie des stimulations sonores qui mettent l'amygdale en alerte. Mais, tout de même, cette monotonie prive notre cerveau de ce dont il a besoin: des moments de silence"(2).
M. Le Van Quyen explore les dimensions du silence s’opposant au bruit en tant que source d’une perturbation du fonctionnement organique. Il distingue trois sortes de silence : "Il y a d'une part l'absence de bruit, évidemment. C'est le silence extérieur, la réduction du niveau sonore, qui va souvent de pair avec un environnement plus calme, moins d'agitation, d'allées et venues de collègues, de machines, d'open spaces. Mais il existe une autre forme de silence, qui correspond pour moi à l'arrêt même de l'activité, au repos et à l'immobilité. En même temps, cela se traduit par une réduction de la quantité d'informations que l'on reçoit et par ce qu'on pourrait appeler un «silence attentionnel». Et enfin, il y a le silence de soi. C'est un moment où l'on finit par réduire le dialogue mental avec soi-même. Ces ruminations, ces réflexions sur ce qu'il faudrait faire, ce que l'on n'a pas encore fait, après qui on en veut, etc., etc. On ne s'en rend pas compte, mais cela fait un bruit fou dans la tête !"(3). Il développe à la suite chacun des ces points. A propos du silence extérieur : "Il est lié au système nerveux autonome. On parle souvent du cerveau, mais notre corps est parcouru par une multitude de nerfs qui en régulent les fonctions vitales. Une partie de ces nerfs forme le système dit «autonome», qui comporte lui-même : une composante excitatrice –le système sympathique– et une composante apaisante –le système parasympathique. Les bruits incessants, même à un niveau modéré, tendent à activer le système sympathique, nous plaçant en état d'alerte. Il faut pouvoir réactiver la voie apaisante, le système parasympathique, au moins de temps en temps. L’antidote à l'activation chronique du système sympathique est le silence. En outre, le bruit va progressivement activer une voie de signalisation endocrinienne appelée «axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien», composé de trois organes : l'hypothalamus et l'hypophyse, dans le cerveau, et les glandes corticosurrénales, au niveau des reins. L’activation chronique de ce système se traduit par la libération d'hormones dites «du stress», comme le cortisol ou la noradrénaline. Cette fois, l'effet va être tout d'abord une hyperactivité, puis une fatigue, voire un épuisement. L'exposition chronique au bruit, au stress et au cortisol qui en découle tend à réduire le nombre de connexions que les neurones peuvent établir les uns avec les autres. Puis ce fameux axe hormonal finit aussi par affaiblir le système immunitaire, en libérant des molécules appelées «interleukines»". A propos du silence attentionnel : "Le silence de l'action, c'est arriver à faire moins de choses, à s'apaiser. Cette baisse de régime va, elle aussi, mettre en action le système parasympathique, qui est facteur de repos et de régénération dans tout le corps. Trouver ce silence-là va moins dépendre de l'environnement extérieur que pour le bruit à proprement parler. Les postures d'immobilité, la respiration profonde, la parcimonie dans les déplacements, toutes ces données y contribuent. Cela ne nous est pas forcément naturel: notre problème à nous, dans une société de l'activité et de la vitesse (voire de l'accélération), c'est que nous avons pris l'habitude de bouger –et de bouger beaucoup! Résultat : l'inaction nous fait horreur. En 2014, le neuroscientifique Timothy Wilson a placé des gens devant une table où ils devaient rester un quart d'heure sans bouger: ils préféraient encore manipuler un boîtier qui leur envoyait des décharges électriques de manière aléatoire, plutôt que de ne rien faire. Le philosophe Pascal avait bien identifié cette démangeaison profonde qui habite l'homme, la difficulté à rester immobile dans un fauteuil. C'est vrai que c'est pesant au début, mais au bout d'un moment cela change de manière subtile, et on commence à en voir les effets. Même chose si vous faites des repas en silence. Cela paraît bizarre, car on est habitués à échanger des banalités pour ne pas éprouver de gêne sociale. Mais, là encore, une fois passée une première barrière d'étrangeté, c'est très apaisant. Il est dans notre nature de bouger (c'est comme cela qu'Homo sapiens a recouvert la planète depuis des centaines de milliers d'années), mais il ne faut pas pousser la nature au-delà de ses limites. Aujourd'hui, nous sommes allés trop loin dans l'action, et pas assez loin dans la régénération. Nous vivons tous dans une économie à flux tendu de l'attention et de l'action. Nous sommes au-delà de ce que le cerveau humain peut endurer sur le long terme". A propos du silence de soi : "On accepte de vivre avec son réseau par défaut en accédant au troisième silence, le silence de soi. Car la vraie difficulté consiste à se retrouver avec soi. Ou, dit en des termes neuroscientifiques, avec son réseau par défaut. Or celui-ci ne nous obéit pas. C'est ce qui est particulièrement inconfortable quand notre mode d'existence est fondé sur le contrôle –lorsqu'on est efficace au travail, qu'on maîtrise un outil, que l'on est ponctuel et organisé. D'un coup, nous voici avec quelque chose d'insaisissable, qui est au cœur de l'individu même. Comment apprendre à vivre avec ? Le plus simple est probablement d'y être forcé –ce fut mon cas, quand j'étais cloué au lit. Une autre approche consiste à favoriser les moments de calme corporel, les postures d'immobilité, le ralentissement de la vie concrète. Un environnement favorable va aussi avoir un rôle à jouer: les pensées sont moins déstabilisantes face à un paysage apaisant comme la mer ou les montagnes que seul dans un petit appartement sans écran. La respiration, lorsqu'elle est profonde, joue aussi un rôle important en réactivant le système parasympathique par le nerf vague, ce qui va moduler la coloration des pensées : elles deviendront moins agitées, mais aussi plus légères, moins systématiquement braquées sur des problèmes à résoudre. Le silence peut alors être apprivoisé"(3).
A. Von Hopffgarten évoque ce fonctionnement particulier du cerveau appelé « réseau du mode par défaut » : «Le silence est favorable à ces activités «en roue libre» de notre cerveau qui, sans apport extérieur, produit son propre film. À la fin des années 1990, le neurologue Marcus Raichle, de l'université Washington, à Saint-Louis, et son équipe ont découvert l'origine de ce cinéma mental : un réseau d'aires cérébrales qui fonctionne de manière autonome et qu'ils baptisèrent «réseau du mode par défaut » ou réseau de l'état de repos. Ce groupe de régions du cerveau s'active toujours lorsque nous ne faisons rien et laissons nos pensées vagabonder. À l'inverse, dès que nous nous replongeons dans une tâche, les neurones impliqués dans ce vagabondage mental sont réduits au silence par ceux qui sont focalisés sur l'interaction avec le monde extérieur. Où se situent ces neurones du vagabondage ? Dans certaines zones du cortex préfrontal, du cortex cingulaire postérieur, du lobe temporal médian et de la partie supérieure du lobe pariétal. Ce que beaucoup de gens considèrent comme une perte de temps ou un manque de concentration (combien de fois un enfant rêveur doit-il entendre : «Concentre-toi !») est en fait une aptitude importante du cerveau. Laisser libre cours à ses pensées de temps en temps, par exemple, favorise l'ingéniosité. Les personnes qui rêvassent régulièrement seraient également plus flexibles sur le plan cognitif et capable de résoudre des problèmes plus facilement. Les psychologues distinguent deux types de rêverie : outre la digression involontaire et spontanée des pensées, il existe une autre forme dans laquelle nous décidons consciemment de laisser notre esprit vagabonder. Des scientifiques de l'institut Max-Planck pour les sciences cognitives et cérébrales humaines, à Leipzig, ont ainsi découvert en 2016 que ce type de dérive mentale est associé à certains changements cérébraux. «Chez les personnes qui se laissent souvent délibérément aller à leurs pensées, le cortex est plus épais dans la région du cortex frontal», explique Johannes Golchert, doctorant à l'institut Max-Planck et auteur principal de l'étude. Une zone particulièrement importante pour le contrôle de ses propres actions... Le silence, de ce point de vue, serait une hygiène de vie qui favoriserait l'imaginaire, la créativité, la flexibilité mentale et la maîtrise de soi".
Lorsqu’on lui demande s’il est possible d’arrêter volontairement l’activité de son cerveau, M.Le Van Quyen répond : "Alors ça, certainement pas ! Tout au plus pouvez-vous apprendre à canaliser son activité endogène, à lui mettre des garde-fous. Mais l'arrêter, oubliez tout de suite cette idée. En fait, ce qui se produit dans ces moments-là commence à être mieux connu, grâce aux travaux du neuroscientifique Marcus Raichle, qui a mis en évidence un réseau cérébral spécifique qui entre en action quand nous ne faisons rien. C'est donc paradoxal parce que l'inaction devient, en quelque sorte… une action. Ce réseau cérébral est appelé «réseau par défaut». Et, donc, lorsque vous ferez face à l'inaction et au silence, il va commencer à se réveiller, et à faire tourner des pensées en boucle. Ces pensées ne prennent pas une direction particulière, elles divaguent, et quand on ne sait pas trop quoi en faire, elles peuvent être perçues comme déstabilisantes. Lorsqu'on a commencé à faire des expériences sur le ressenti subjectif des personnes qui entraient dans ce mode d'activité cérébrale, on s'est aperçu que la plupart du temps elles le vivaient comme un état mental désagréable. Lorsque nous sommes dans cet état, il a été mesuré qu'il nous vient souvent des pensées égocentrées, pas forcément nombrilistes, mais qui se rapportent à nous : souvenirs personnels, projets... Le réseau par défaut est lui-même composé de plusieurs maillons, chacun suscitant des composantes mentales différentes, Ainsi, certaines rêveries sont plus centrées sur ce qu'on souhaite faire, d'autres sur ce qu'on regrette du passé, sur les relations que l'on eues, bonnes ou mauvaises, avec les collègues. Mais globalement, ces moments sont perçus comme inconsistants, flottants".
M.Le Van Quyen s’oriente vers une pratique méditative pour vivre en bonne intelligence avec son réseau par défaut : «Quand vous êtes focalisé, vous êtes dans l'action et dans la maîtrise. Quand vos pensées dérivent dans le réseau par défaut, vous êtes dans l'inaction et l'immaîtrisé. Et quand vous vous situez au moment où vous détectez votre propre dérive mentale, vous êtes dans la pleine conscience, dans la vigilance. Il y a des avantages à cela : au bout d'un moment, votre réseau par défaut change légèrement. Cette évolution a été montrée chez des grands méditants, dans une étude de l'université Yale : ils ont un mode par défaut qui est différent. On observe chez eux une désactivation d'une composante du réseau par défaut appelée «gyrus cingulaire postérieur», ce qui se traduit par des pensées moins égocentrées. Les chercheurs y voient un corrélat neuroanatomique du sentiment «océanique» de fusion avec le monde extérieur, où le méditant se détache de son ego et de ses préoccupations personnelles. On va alors vers un vrai silence de soi, un silence où l'on peut s'oublier. Cet état peut aussi s'approcher par le biais de l'émerveillement, lorsqu'on contemple une cascade, une forêt, une montagne monumentale".
Développant ce sujet, il écrit : "Lorsque nous rêvassons nous pensons à toutes sortes de choses, mais avant tout à des choses qui nous concernent. Notre esprit devient très égocentrique lorsqu'il vagabonde. Cette tendance à tout ramener à soi est naturelle… J.Brewer a pu conclure que la méditation profonde modifie le réseau par défaut et le rend moins centré sur le moi, moins «égocentrique» […] …On sait que le lobe pariétal a comme fonction importante de permettre à l'individu de s'orienter dans l'espace, d'évaluer les distances et les positions relatives. La diminution de son activité lors de la méditation serait donc en accord avec le sentiment de dissolution du «moi» et d'unité avec le reste de l'Univers… Lors de ma pratique de la méditation laïque, j'éprouve parfois des petits moments de silence ou je m'oublie moi-même et qui me procurent une sensation de légèreté et de purification. C'est surtout au moment ou je vois apparaître puis disparaître une pensée. Je réalise alors qu'il y a de l'espace entre les pensées, un espace silencieux, paisible et complètement ouvert. Je me rends compte alors que le calme de notre esprit est en somme toujours là. Mon maître, le neuroscientifique Francisco Varela, lui-même grand méditant, parlait à cet égard du «présent profond». Il le définissait comme un état fondamental de tranquillité qui permet de faire l'expérience d'une conscience primordiale, vibrante et énergétique"(4).
"De l'espace entre les pensées", sans doute pouvons-nous rapprocher ces mots de M.Le Van Quyen de ceux de Sogyal Rinpoché : "Dans l'esprit ordinaire, nous percevons le flot de nos pensées comme une continuité ; mais en réalité, tel n'est pas le cas. Vous découvrirez par vous-même qu'un intervalle sépare chaque pensée de la suivante. Quand la pensée précédente est passée et que la pensée suivante ne s'est pas encore élevée, vous trouverez toujours un espace dans lequel Rigpa, la nature de l'esprit, est révélé. La tâche de la méditation est donc de permettre aux pensées de ralentir afin que cet intervalle devienne de plus en plus manifeste"(5).
(1) Cerveau et comportement. Kolb.B et Whishaw.I.Q
(2) Cerveau et psycho. A. Von Hopffgarten
(3) Cerveau et psycho. M.Le Van Quyen
(4) Cerveau et silence. M.Le Van Quyen
(5) Le livre tibétain de la vie et de la mort. Sogyal Rinpoché