La matière déchosifiée

 

 

"La matière déchosifiée", c'est par cette expression qu'E.Klein termine sa conférence intitulée De quoi la matière est-elle le nom ? : "Pour conclure, imaginez qu'un jour quelqu'un vous demande : l'idée de matière se serait-elle "déchosifiée"?  La probabilité que quelqu'un vous pose cette question est presque nulle, mais si jamais l'événement se produisait, à votre place je répondrais oui"(1).

Pour suivre cette proposition et appréhender la matière déchosifiée, nous nous proposons d'effectuer un voyage au cœur de la matière sous la conduite de R.Linsen : "Si nous effectuons un voyage vers le cœur des choses en prenant pour point de départ l'univers familier, tel qu'il nous paraît être, nous remarquerons immédiatement qu'au début de nos pérégrinations nous sommes en présence d'un nombre pratiquement illimité de substances complexes tels le bois, les cellules de notre corps, l'air que nous respirons, le sol sur lequel nous marchons...

Lors d'une étape un peu plus profonde au cœur de la matière, nous constaterons que ces substances complexes en nombre pratiquement illimité résultent de mélanges de corps purs dont le plus petit échantillon est la molécule (molécule d'eau, de sucre, molécules géantes de l'hémoglobine, etc.). La molécule d'une substance complexe marque l'extrême limite de sa divisibilité, sans en altérer les propriétés spécifiques…

Si nous poussons la division plus loin, les propriétés subissent une modification importante. La plus petite parcelle d'eau est une molécule composée d'un atome d'oxygène et de deux atomes d'hydrogène. Si nous poussons plus loin la division, nous obtiendrons non plus un liquide transparent, mais deux gaz formés par des atomes d'hydrogène et d'oxygène dont les propriétés spécifiques sont complètement différentes de celles de l'eau. Les chimistes ont identifié actuellement environ trois millions de corps purs. Si nous changeons d'échelle d'observation pour aller plus en profondeur, nous verrons que ces millions de molécules différentes résultent de combinaisons variées d'une centaine de corps simples ou systèmes atomiques, dont environ quatre-vingt-douze sont naturels et d'autres proviennent de synthèses réalisées par l'homme. Chaque atome est comparable à un système solaire aux dimensions infiniment réduites. Il faudrait en disposer dix millions côte à côte pour former un millimètre. Au centre se trouve un noyau électrisé positivement autour duquel évoluent constamment de petits corpuscules appelés «électrons planétaires».

Dans l'atome d'hydrogène, le plus simple de tous, nous ne comptons qu'un seul électron planétaire négatif. Dans celui d'uranium, figurant parmi les atomes naturels les plus complexes, un cortège de 92 électrons planétaires négatifs gravite autour du noyau central de constitution très complexe… Ces 92 électrons sont répartis en couches successives formant de véritables carapaces électroniques, barrière de potentiel plus impénétrables que mille boucliers d'acier, protégeant le noyau central positif… 

Si nous allons plus encore en profondeur, nous constatons que le système atomique avec son noyau… ne constitue pas l'ultime limite de la divisibilité de la matière. Le noyau central de l'atome, que l'on croyait insécable, indivisible, est en réalité formé par tout un ensemble de particules étranges dont le comportement témoigne d'une ingéniosité extraordinaire. Parmi ces constituants ultimes figurent les neutrons (corpuscules électriquement neutres), les neutrinos, les mystérieux pions (positifs, neutres et négatifs), les leptons, les kaons, les lambdas, les omégas, etc. [v.Note]

Mais à ce niveau, les différents corpuscules et le champ lui-même, les espaces inter et intra-atomiques doivent être considérés comme les modes variés d'une seule et même énergie.  De la complexité pratiquement illimitée des matières hétérogènes où se situait le point de départ de notre voyage vers le cœur des choses, nous arrivons à l'unité d'une énergie fondamentale"(2).

Ce concept d'énergie devient plus facile à appréhender si on accepte de changer le regard que l'on peut porter habituellement sur la matière. Nous citons de nouveau R.Linsen : "Qu'est-ce qu'un électron ? Qu'est-ce qu'un proton ? Qu'est-ce qu'un corpuscule atomique ? En étudiant de plus près ces questions, nous nous surprenons à projeter d'emblée, concernant les corpuscules atomiques, des tas d'images ou de notions résultant de nos perceptions sensorielles vulgaires. Or, toutes ces images et ces notions sont totalement inadéquates. Toute personne ayant quelque peu étudié la physique ou la chimie se souviendra du schéma de l'atome de Bohr, représentant un noyau central sphérique entouré de quelques électrons planétaires de forme parfaitement sphérique. Ce schéma figé aux contours définis n'a aucun rapport avec la réalité des faits. Nous avons tendance à supposer que, si nous disposions d'un sens du toucher suffisamment perfectionné, il nous serait possible d'éprouver entre deux doigts la solidité de ces corpuscules ultimes, à la façon dont nous pouvons sentir le frottement de minuscules grains de sables. Nous avons trop facilement tendance à imaginer les corpuscules atomiques semblables à d'infimes boules de billard solides, opaques, aux contours nettement définis. Il n'en est rien, absolument rien. Rappelons ici que les corpuscules atomiques ne peuvent avoir de «forme» au sens où nous l'entendons généralement, car, s'ils avaient une forme, ils devraient avoir une complexité de structure : or ils n'en ont pas. Mais laissons plutôt la parole aux plus éminents physiciens et accordons un peu d'attention aux définitions qu'ils nous donnent des corpuscules atomiques". «Par corpuscule atomique, nous dit Louis de Broglie, on entend une manifestation d'énergie ou de quantité de mouvement localisée en un très petit volume et susceptible de se transporter à distance avec une vitesse finie». «L'électron… est un grain, seulement dans la mesure où il est susceptible, à l'occasion, de se manifester localement avec toute son énergie. L'onde associée à l'électron n'est pas la vibration physique de quelque chose, elle n'est qu'un champ de probabilités» (De Broglie). «Il ne convient pas de différencier électrons, protons, neutrons comme on le fait généralement. Tous les corpuscules sont des singularisations de l'énergie»(R. Tournaire).

Plus de solidité, plus de contours définis. Seuls restent des tourbillons d'énergie en mouvement... Seuls, restent des «paquets d'ondes», zones d'influence dégagées de toute forme précise. La physique, science de la matière par excellence, a dématérialisé le monde matériel. Les plus matérialistes doivent en convenir… Au cœur de [la matière demeure une énergie] éternelle, secrète, silencieuse et combien active ! C'est elle qui, tel un géant aux muscles fluides de pure lumière, nourrit et soutient toutes choses, depuis l'atome anonyme jusqu'aux lointaines galaxies… Nul physicien ne peut aujourd'hui contester que les plus beaux feux d'artifice que nous puissions contempler ne sont rien devant la féerie de lumière et d'intensité de mouvement qui se poursuit silencieusement durant des siècles, des millions de millénaires, dans le plus modeste grain de sable, dans le pavé anonyme que martèlent distraitement nos pas. Quelle est, à ces ultimes profondeurs de la matérialité, la vision que nous pourrions avoir des choses ? Rien n'est plus éloigné de toute possibilité d'expression verbale, car la pensée qui devrait préalablement la formuler est, dans ce domaine, tout aussi impuissante. Ainsi que l'exprimait Roger Godel : «La vision de l'homme de science parvenu à la position extrême de sa recherche se résout en un monde étrange : c'est un pur système d'énergie d'où s'est retirée, perdue, évaporée, la notion commune de substance». «De cet univers dynamique dont les reflets seulement et non l'essence peuvent être appréhendés, le savant essaye de rendre compte en créant un code de chiffres, une «grille de nombres» dans le cadre desquels se situe sa conception du cosmos. Mais cette grille de nombres, cet univers de symboles mathématiques est-il autre chose qu'une projection de notre esprit en mal de création ? «Ici notre pensée atteint la limite de ses opérations, elle ne peut aller au-delà»"(R.Godel).

"Un pur système d'énergie d'où s'est retirée, perdue, évaporée, la notion commune de substance", écrit R.Godel. C'est bien cette conclusion à laquelle nous arrivons, en rapportant le propos de S.Carroll sur le boson de Higgs : " Et là, les gars des journaux locaux nous demandaient très gentiment : que se passe-t-il en fait ? Nous savons que c'est important, mais en quoi exactement ? La recherche du boson de Higgs, voilà l'une des premières réponses que nous leur proposions toujours. O.k., alors pourquoi le Higgs est-il si important? Quelque chose à voir avec la masse, et la brisure de symétrie. Venons-en à des questions terre à terre : est-ce que le pop-corn exploserait ? La réponse exacte est : «Oui, si le boson de Higgs (ou plus précisément, si le champ de Higgs dans lequel le boson est une onde qui se propage) devait soudainement disparaître, la matière ordinaire perdrait alors toute cohésion, et des objets comme des morceaux de pop-corn exploseraient immédiatement». Mais considérer le Higgs comme une sorte de force qui maintient les atomes ensemble n'est pas exact. Le Higgs est un champ qui emplit l'espace, et qui rend lourdes des particules comme les électrons, ce qui permet à ces particules de former des atomes qui à leur tour se combineront en molécules. Sans le Higgs, il n'y aurait pas d'atomes, il n'y aurait qu'un paquet de particules qui se baladeraient isolément à travers l'Univers. C'est toujours le même problème lorsqu'on cherche à traduire les concepts profonds de la physique moderne en langage de tous les jours. Vous voulez dire des choses qui sont parfaitement exactes (bien sûr), mais vous voulez également en donner une bonne intuition, ce qui n'est pas la même chose – cela ne sert à rien de dire des choses exactes si personne n'a idée de ce dont vous parlez, quelqu'un pourrait même commencer à s'imaginer quelque chose de faux sur la base de votre explication. Heureusement pour nous, comprendre véritablement ce qui se passe n'est pas si difficile. Le champ de Higgs est comme l'air, ou comme l'eau pour le poisson: en général on ne le remarque pas, mais il est tout autour de nous, et sans lui la vie serait impossible. Et c'est littéralement «tout autour de nous»: contrairement à tous les autres champs de la nature, le Higgs est non nul même dans l'espace vide. Lorsque nous nous déplaçons dans le monde, nous sommes immergés dans un champ de Higgs en arrière-plan, et c'est l'influence de ce champ sur nos particules qui leur confère leurs propriétés uniques. Le boson de Higgs n'est pas une particule habituelle. La découverte du quark top au Tevatron du Fermilab en 1995 marqua un formidable triomphe de l'effort et de l'ingéniosité. Mais les quarks nous étaient déjà familiers, et nous ne nous attendions pas vraiment à découvrir quelque chose de totalement surprenant. Le Higgs, c'est plus que ça; nous n'avons encore jamais trouvé de particules de ce genre-là. Son champ emplit l'espace, brise des symétries, confère une masse et une individualité aux autres particules du modèle standard. Si les quarks top et bottom n'existaient pas, nos vies ne seraient pas franchement modifiées. Si le Higgs n'existait pas, l'Univers serait totalement différent"(3).

Pour achever notre cheminement initié par la phrase d'E.Klein, nous reviendrons vers un autre de ses propos pour associer, de manière non moins paradoxale, la matière et le vide et considérer "l'état de base de la matière". Il écrit : "On définit souvent le vide comme étant ce qui reste dans un volume après qu'on en a extrait tout ce qui est possible : le volume demeure, mais il n'y a plus rien à l'intérieur ; l'espace a en quelque sorte été lavé de toute matière, du moindre atome. Forts de cette définition, imaginons que nous puissions enlever de l'intérieur d'une enceinte toutes les particules de matière et de lumière qu'elle contient, sans la moindre exception, et atteindre ainsi le vide parfait. Se réduirait-elle à de l'espace pur ? À cette question, la physique quantique répond par la négative : le vide n'est pas vide. Il contient de l'énergie, il est même gorgé de ce qu'on pourrait appeler de la matière «en état de veilleuse». Demeureraient en effet, au sein de cette enceinte où nous aurions fait le vide avec la meilleur des pompes à vide imaginable, des particules dites «virtuelles», c'est-à-dire des particules bel et bien présentes mais qui n'existent pas réellement : elles ne possèdent pas assez d'énergie pour pouvoir vraiment se matérialiser et, de ce fait, ne sont pas directement observables. Elles s'y trouvent, si l'on peut dire, en situation d'hibernation ontologique. Pour exister, réellement exister, elles ne réclament qu'une chose : l'énergie qui manque à leur existence pleine et entière. Or le vide peut jouer le rôle de banquier, mais c'est un banquier du genre impatient : il leur prête cette énergie à la condition impérative que les particules virtuelles qui ont bénéficié de ses avances sonnantes et trébuchantes lui restituent très rapidement l'emprunt. En vertu de cet étrange contrat, les particules virtuelles peuvent surgir du vide, par paires, avec l'obligation d'y retourner presque aussitôt pour s'annihiler. Ce phénomène illustre ce que la physique quantique peut avoir de bizarre et de contre-intuitif… Les objets fondamentaux de la physique quantique ne sont ni des corpuscules ni des ondes comme en physique classique, mais précisément les «champs quantiques»… Tout se passe en somme comme si champs quantiques et espace adhéraient les uns à l'autre, d'une façon impossible à défaire. Ainsi, au lieu de parler, par exemple, d'électrons proprement dits, la théorie quantique parle plutôt de champ électronique. Et ce champ électronique a la propriété, disent les équations de la physique quantique, d'être « toujours là », même quand aucun électron n'est présent en chair et en os : il est absolument impossible de le faire disparaître et l'énergie qu'il contient est tout aussi impossible à extraire. Dès lors, le vide ne peut plus être considéré comme ce qui reste lorsqu'on a enlevé le champ (puisque cette opération est impossible), mais comme un état particulier du champ. Cet état est dit « fondamental » car le système ne peut pas avoir une énergie moindre que celle qu'il possède lorsqu'il s'y trouve. S'il n'y a plus de distinction formelle entre le vide et les autres états, il devient impossible de lui donner un statut réellement à part : il n'est plus un espace pur, encore moins un néant où rien ne se passe, mais un océan rempli de particules virtuelles capables, dans certaines circonstances, d'accéder à l'existence. Le vide apparaît ainsi comme l'état de base de la matière, celui qui contient sa potentialité d'existence et dont elle émerge sans jamais couper son cordon ombilical. La matière et le vide quantique sont de fait liés de façon insécable"(4).

 

1-https://www.youtube.com/watch?v=W13bo7bNUT0&t=174s

2-Spiritualité de la matière. R.Linsen

3-Higgs.Le boson manquant. S.Carroll

4-Discours sur l'origine de l'Univers. E.Klein

 

[Note : "En 1961, M. Gell-Mann avait établi une nouvelle classification des particules élémentaires de la matière en groupes de huit, en fonction de caractéristiques tels que la charge électrique, la masse et le spin (terme utilisé en mécanique quantique traduisant la rotation intrinsèque d'une particule). Cette classification, qualifiée par l’auteur de "eightfold way" ("voie octuple") a ainsi permis de prédire l’existence des quarks. La découverte a été ensuite confirmée, quatre ans plus tard, lorsque les accélérateurs de particules en ont détecté pour la première fois dans un baryon oméga, un type de particule formée de trois quarks. Ces particules subatomiques - c'est-à-dire des "sous-particules" dont les dimensions sont inférieures à celles de l’atome - se retrouvent également dans les célèbres particules que sont les protons et les neutrons, généralisées sous la terminologie nucléons, assurant ainsi la stabilité du noyau atomique. Pour l’anecdote, elles avaient été baptisées quarks en hommage à l’une des phrases du roman de James Joyce Finnegans Wake : "Three Quarks for Muster Mark!" ("Trois Quarks pour Monsieur Mark !"). Aujourd’hui elles constituent une des bases fondamentales de la physique quantique…La matière peut être générée par les trois générations de fermions (leptons et quarks), les 4 bosons d’interactions sont les intermédiaires des interactions fondamentales et le boson de Higgs confère de la masse à certaines particules. Depuis, on a recensé six quarks différents, chacun portant une histoire autour de leur dénomination : up/down, charm/strange, top/bottom. Ces derniers continuent de faire l'objet de recherches actives par les physiciens, notamment au LCH (Grand collisionneur de hadrons) du CERN, le plus grand accélérateur de particules du monde, situé à la frontière franco-suisse.  https://www.sciencesetavenir.fr/fondamental/les-quarks-ou-l-essentiel-heritage-de-murray-gell-mann_133990 ]