C'est comme…
Dans une lettre à Louise Collet, Flaubert écrit : "Ce sont des mots tout cela ; comparaison n’est pas raison, je le sais". Mais, dit-on par ailleurs, pour comparer ne faut-il pas raisonner? C'est la question que pose l'analogie : doit-on fonder la pensée sur la logique ou sur l'induction ? Nous avons trouvé cette définition de l'analogie : "Une analogie est une comparaison, une correspondance, un rapport de ressemblance entre deux choses, deux personnes, deux situations ou deux notions différentes qui possèdent des points communs d'ordre physique, intellectuel, moral, etc. …Le raisonnement par analogie est une forme particulière de raisonnement inductif. Il consiste à s'appuyer sur une analogie, une ressemblance ou une association d'idées entre deux situations, par exemple passée/présente, connue/inconnue, etc., à procéder à une comparaison et à aboutir à une conclusion en appliquant à la seconde situation une caractéristique de la première" (1).
E.Sander écrit : "La logique est-elle le fondement de notre pensée ? L’analogie est le mécanisme qui, sans que nous en ayons conscience, dicte le choix de nos mots et notre compréhension des situations les plus quotidiennes. Elle nous guide face à des circonstances inattendues, inspire notre imagination et est même à la source des découvertes scientifiques… l’analogie signe la manière dont l’esprit se manifeste et dont il progresse. Le souci de distinguer l’être humain des autres espèces animales a pendant longtemps interdit de penser le raisonnement de l’adulte autrement que conforme à la logique. L’analogie déroge aux lois de la logique : elle repose sur des ressemblances, la véracité de ses conclusions est incertaine, elle est sensible au contexte, elle est influencée par des émotions, etc. Elle a donc été traditionnellement écartée par les logiciens, les philosophes et les psychologues comme mode de pensée privilégié. Pourtant, l’analogie renvoie à des échos intimes de notre cognition : on se sent souvent raisonner par analogie. En outre, sur un plan plus théorique, son importance primordiale saute aux yeux si l’on considère que l’appréhension permanente du monde avec un regard neuf serait d’une difficulté démesurée. À l’inverse, ramener l’inconnu au connu permet de bénéficier, à faible coût cognitif, des acquisitions passées. Loin d’être un phénomène ponctuel, l’analogie envahit la cognition de pied en cap. Indissociable du -voire substituable au- processus de catégorisation, elle concerne les actes les plus banals et inconscients de notre quotidien jusqu’aux découvertes scientifiques les plus créatives, en passant par ce qui guide la manière dont chacun interagit avec son environnement, interprète une situation, raisonne au quotidien, prend des décisions, acquiert de nouvelles connaissances. Des analogies inconscientes régissent nos comportements, orientent nos décisions, formatent nos interprétations des situations qui nous entourent, tandis que des analogies explicites permettent de faire partager nos idées, de prendre des décisions en connaissance de cause, d’envisager les multiplicités d’interprétation d’une situation que nous rencontrons et d’adopter une posture originale. L’analogie peut être notre meilleure alliée ou nous fourvoyer, selon la manière dont nous apprenons à la maîtriser, ce à quoi nous ne parvenons jamais tout à fait"(2).
Selon D.Hofstadter : "Toute pensée est analogie". "Les chercheurs en sciences cognitives ont toujours eu tendance à voir l'analogie comme la mise en relation de deux connaissances hautement abstraites et éloignées. Après trois décennies de recherche, j'ai abouti à une conclusion radicalement différente : l'analogie détermine le flot de la pensée dans son entier et à tout instant… Non seulement l'analogie est le moteur de la cognition, elle en est aussi l'essence, dans les deux sens de ce mot. Nous faisons tous des analogies plusieurs fois par seconde. Chaque perception repose sur une analogie. Chaque choix de mot implique une analogie, ou peut-être plusieurs. Et chaque concept s'étend sans cesse par analogie. Prenons le concept de "maman". Au début, pour un enfant, "maman" signifie évidemment sa propre mère. Mais, au fur et à mesure, le concept se généralise. D'abord, l'enfant remarque d'autres grandes personnes qui s'occupent d'autres enfants ; c'est une analogie entre lui-même et un autre enfant, entre une autre grande personne et sa Maman, entre une forme de relation protectrice et une autre. "Maman" perd alors sa majuscule pour devenir "maman". L'extension du concept se poursuit, toujours par analogie, pour inclure les mamans d'animaux dans les histoires qu'on leur lit... A un moment, on passe de "maman" à "mère". Chemin faisant, on rencontre des cas plus étranges, comme la reine mère des abeilles, et le concept englobe des sens moins concrets, comme lorsqu'on dit "la Révolution américaine est la mère de la Révolution française" ou "l'oisiveté est la mère de la philosophie", pour citer Hobbes. Au fil des ans, l'être humain étend ainsi tous ses concepts par analogie… Quand vous passez quelques jours chez un ami, vous découvrez toujours une douche avec des particularités différentes, des imprévus. Mais on se débrouille grâce à ses expériences antérieures. C'est ça, l'analogie, dans sa forme la plus terre à terre, mais aussi la plus omniprésente et la plus indispensable. Si nous n'avions pas cette faculté de rapprocher chaque situation dans laquelle nous nous trouvons d'une myriade d'autres situations analogues déjà vécues, nous serions continuellement perdus dans ce monde, incapables de la moindre action, de la moindre pensée. L'analogie comble à chaque instant le fossé qui existe entre ce que nous vivons à un instant donné et ce que nous avons déjà vécu de plus proche auparavant. C'est particulièrement visible dans l'informatique. Les technologies numériques sont la rupture la plus radicale avec le siècle dernier, mais on y retrouve un "bureau", des "dossiers", une "corbeille"... Au début, les ordinateurs étaient conçus pour faire des calculs compliqués. Mais, au fur et à mesure, ils ont été utilisés pour des tâches plus familières. Il a donc fallu développer toute une technologie pour en faciliter la manipulation. Des mots comme "bureau", "corbeille", "copier-coller" ont été utilisés pour décrire des phénomènes analogues à ceux que les gens connaissaient. On se rend compte d'ailleurs que notre vocabulaire a beaucoup moins évolué que la technologie, parce que les catégories originelles se sont étendues par analogie. Le plus fort, c'est que cette même famille d'analogies commence à fonctionner dans l'autre sens : les technologies numériques, dans lesquelles nous baignons, sont en train de devenir elles-mêmes sources d'analogies pour comprendre plus clairement le monde matériel. Ainsi, on entendra dire "J'ai le cerveau qui bugge" ou "Je me suis fait scanner par ma future belle-mère(3).
L'article suivant fait le lien entre analogie et élaboration de concepts : "En utilisant des analogies, nous pouvons apprendre des concepts abstraits et créer de nouvelles associations entre des idées éloignées. Les analogies sont un outil puissant qui nous permet de déduire des représentations générales à partir de similitudes entre objets/situations et de transférer ce schéma général à de nouveaux. Le raisonnement analogique est donc au cœur des processus de généralisation et d'abstraction. Le raisonnement analogique combine trois mécanismes clés : le traitement relationnel, le traitement de similarité et l'inférence de schémas. Le raisonnement par analogie dépend de la capacité à considérer, intégrer et comparer de multiples relations entre les composantes des représentations mentales. La prise en compte et l'intégration de multiples relations (raisonnement relationnel) sont également considérées comme un facteur clé de l'intelligence fluide et s'appuient sur les fonctions préfrontales. De plus, le raisonnement analogique dépend de la capacité à détecter des similitudes entre ces représentations relationnelles. La comparaison et la mise en correspondance de représentations relationnelles composant des situations analogues aboutissent à l'inférence d'un schéma d'analogie, c'est-à-dire d'une représentation générale d'un modèle de similitudes relationnelles. Lorsqu'un nouveau schéma d'analogie est inféré, de nouveaux concepts sont formés de manière flexible. Par conséquent, le raisonnement analogique permet d'étudier les processus d'intégration relationnelle, de mise en correspondance de similitudes et d'inférence de schémas qui sont nécessaires à la pensée et au raisonnement abstraits"(4).
L'analogie ouvre la voie aux simplifications qui vont permettre d'aller plus vite mais aussi plus loin dans la compréhension. "L’analogie est un raccourci vers la compréhension. Elle est un outil puissant parce qu’elle permet de simplifier la complexité. Plutôt que de s'enliser dans des réflexions techniques ou chiffrées, elle condense un problème en une image ou une situation familière. Par exemple, expliquer qu’«innover, c’est sauter d’une falaise et construire ses ailes en chemin » résume parfaitement l’idée de risque et de créativité qu’implique toute innovation… Comme l’ont souligné Dedre Gentner et Arthur B. Markman dans American Psychologist, l'analogie structure la compréhension en créant des correspondances entre des domaines apparemment disjoints, facilitant ainsi l’apprentissage et l’adoption de nouvelles idées… Comme l’ont argumenté Giovanni Gavetti et Jan W. Rivkin dans la Harvard Business Review, l’analogie permet de traduire des sujets complexes en concepts facilement compréhensibles par tous, rendant ainsi l’action collective plus cohérente et donc plus déterminée "(5).
Revenons au proverbe cité : comparaison n'est pas raison. Analogie et logique seraient-elles en opposition ? "L'analogie parait être un outil de découverte paradoxal pour les sciences : elle est un bon moyen pour résoudre et faire des retrouvailles mais en même temps elle dérange par sa mollesse et son non fondement scientifique. Au contraire des autres champs de connaissance, la science fait souvent fi du chemin parcouru jusqu'au résultat final. L'analogie pour la démarche scientifique est considérée comme un «fumier» qu'elle produit et utilise en même temps dans son travail et ses efforts de production mais qu'elle n'hésite pas à nier et à jeter une fois qu'elle a atteint ses objectifs. Plus l'analogie s'éloigne des préceptes de la scientificité, plus elle s'est constituée en domaine de recherche à part entière. Que ce soit en linguistique ou en psychologie cognitive, l'analogie est explorée en tant que phénomène lié à l'activité langagière et cognitive des êtres humains. Elle est inséparable du raisonnement et de l'interaction au quotidien à travers les métaphores, les comparaisons, les inférences et les devinettes ! C'est dans des champs de connaissances indépendants de la science positiviste que l'analogie a pu trouver une assise et même une certaine reconnaissance. En pédagogie, grâce à son essence même, l'analogie permet par sa simplification et sa capacité à faire des formulations imagées de rendre des concepts complexes accessibles et compréhensibles. En sociologie, les analogies sont présentes et explicites au sein des diverses théories sociologiques. La solidarité est tantôt mécanique tantôt organique pour Durkheim, le fils d'ouvrier devenu lui-même ouvrier, elle est une reproduction sociale pour Bourdieu et les représentations ainsi que les institutions sociales sont un texte qui fonctionne avec une grammaire selon Clifford Geertz et Claude Lévi-Strauss" (6).
1-https://www.toupie.org/Dictionnaire/Analogie.htm -La Toupie
2-https://www.youtube.com/watch?v=3T-n_zyEzBg -Emmanuel Sander - L’analogie au cœur de la connaissance
3-https://www.lepoint.fr/culture/hofstadter-toute-pensee-est-analogie- Propos recueillis par Thomas Mahler
4-https://academic.oup.com/brain/article/139/6/1783/1753948?login=false-Cerveau , volume 139, numéro 6, juin 2016
5-https://www.xerficanal.com/iqsog/emission/Jean-Philippe-Denis-Penser-par-analogie-transformer-la-complexite-en-clarte_3753066.html
6-https://journals.openedition.org/lectures/1022