Echanges avec nos disparus
T.C.Durand déclare : "Quand on entend les gens dire qu'ils savent que la conscience existe hors du cerveau, on voit qu'il faut définir ce que c'est que la conscience, ce qui est fort compliqué. On me dit : «le cerveau marche un peu comme une radio. Il capte la conscience et la produit». D'accord. Mais ça paraît un peu irréfutable. Et quand c'est irréfutable, c'est comme si je vous dis: «Moi j'ai été enlevé par les extraterrestres. Et personne n'a la preuve du contraire. Donc c'est vrai». Est-ce que la conscience peut exister hors du cerveau ? Dans la nature autour de nous, quand on est biologiste, on constate que la conscience ça se produit chez les animaux qui ont un cerveau. Sans cerveau on ne voit pas de conscience. Donc ce serait étonnant que la nature produise la conscience comme ça spontanément sans cerveau. Donc ces gens qui disent ça ont peut-être raison, ce serait étonnant, mais c'est possible. Mais comment ils le prouvent ? Regardez bien… moi je n'ai pas vu"(1). On est avec cet extrait sur la plaque tournante de la croyance, qu'elle soit inspirée par un fait "réel" ou seulement de l'ordre du ressenti. Encore faudrait-il s'interroger sur la nature de l'appellation "fait réel". Nous rappelons les paroles du disciple Thomas : "Les autres disciples lui disaient : «Nous avons vu le Seigneur !». Mais Thomas leur déclara : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, si je ne mets pas la main dans son côté, non, je ne croirai pas !»"(2). Le fait de voir de ses propres yeux signifie-t-il que nous percevons en effet ce que l'on nomme réalité ? Dans un passage intitulé "voir ou ne pas voir", S.Dehaene écrit à ce propos : "Il nous suffit de poser les yeux sur un objet, semble-t-il, pour prendre immédiatement conscience de sa forme, de sa couleur et de son identité. Mais cette apparente simplicité n'est qu'un leurre. Derrière cette impression d'Instantanéité se cache une avalanche de processus cérébraux d'une complexité redoutable. Des milliards de neurones visuels nous donnent à voir le monde, et leurs calculs prennent une demi-seconde. Comment analyser cette longue chaîne en étapes élémentaires? Et surtout, est-il possible de distinguer certaines étapes purement automatiques et inconscientes, et d'autres qui entraînent, obligatoirement, un sentiment de vision consciente?"(3). Nous rapportons le témoignage de Maurice, consultant en génie chimique, un métier scientifique nous dit-on, qui implique la maîtrise de la physique moléculaire… Il raconte ce qui s'est passé un samedi matin de 2003 alors qu'il somnole dans son lit à l'étage. Il entend les pas de son épouse décédée depuis quelques semaines. «J'ai l'habitude de reconnaître au grincement des marches d'escalier la personne qui monte ces escaliers. Mais j'étais très détendu, c'est comme quelque chose qui m'a paru naturel, normal. Je n'ai eu aucune forme d'anxiété. Je me suis dit… tiens voilà, elle monte. Et je la vois rapidement dans l'embrasure de la porte. Elle est rayonnante. Elle a un sourire magnifique, radieux. Elle me regarde. Je la suis du regard et elle se plaque contre moi… Et là j'ai une sensation de chaleur, de rayonnement extraordinaire. C'est… on peut Interpréter ça comme de l'amour, mais c'est quelque chose que je n'ai jamais éprouvé, mais qui me remplit de chaleur, de sérénité. Et tout d'un coup ça s'estompe. Alors on pourrait penser : bon j'ai rêvé, c'est un rêve. Maintenant ça fait 19 ans, j'ai un souvenir parfait. Je me le rappelle, comme si ça c'était passé ce matin. De ma vie j'ai jamais fait un rêve qui même à une grande distance temporelle pourrait s'approcher de ce que j'ai ressenti à ce moment-là. Je n'ai jamais eu cette netteté et cette cohérence dans ce que j'ai éprouvé ce matin-là»"(1).
Nous voulons retenir un point dans ce témoignage, c'est le sentiment de sérénité éprouvé par Maurice. Il élimine toute suspicion d'agitation mentale. Le contact n'a pas été une source de tourment pour Maurice qui déclare : "J'étais très détendu. Je n'ai eu aucune forme d'anxiété". Il n'a éprouvé aucune appréhension ni aucune peur, il a ressenti un témoignage d'amour. L'enquête d'E.Elsaesser établit que 62% des contacts ont lieu pendant le sommeil. Pour P. Serin : "La plupart des personnes font part d’une expérience de «présence indéniable» de la personne disparue les «enveloppant» d’un amour ou d’une sérénité en rupture complète avec la douleur de la perte dans laquelle elles étaient plongées à ce moment-là. Plus rarement, un certain nombre de personnes parlent d’un contact visuel (voir devant eux la personne disparue), d’un contact tactile (sentir un contact physique immédiatement attribué à la personne disparue) et/ou d’un contact auditif (entendre distinctement la voix de cette personne). L’expérience laisse une empreinte sereine et durable chez la personne qui la vit"(4). Selon I.Carmoin : "Les nombreux témoignages montrent que dans une grande majorité des cas, ces perceptions sont accueillies de manière apaisée. En s’appuyant sur différentes spiritualités, elles peuvent nourrir une nouvelle forme de lien réconfortant avec le défunt : donner la sensation que l’être cher «veille sur nous» et que le lien ne sera jamais rompu"(5). E.Elsaesser-Valarino écrit à propos du ressenti d'une présence : "C'est la forme de contact la plus courante. Le récepteur sent la présence du proche décédé, mais il ne peut ni le voir ni l'entendre. Les contacts sont généralement décrits comme emprunts d'amour et l'expérience est réconfortante voire joyeuse". Plus loin : "Les VSCD procurent l'impression que le proche décédé continue à exister, qu'il est heureux et qu'il veille sur le récepteur. Les contacts post mortem sont emprunts d'amour et de sollicitude et apportent réconfort et apaisement aux récepteurs. Ils considèrent l'événement comme réel, suivent les conseils reçus lors des contacts, ajustent leur système de croyance en conséquence et élaborent un nouveau sens de la vie et de la mort. LaGrand relève que «ces expériences entraînent en quelques secondes des changements thérapeutiques qui prendraient des mois, voire des années avant de pouvoir se mettre en place. Elles changent complètement la manière dont le récepteur considère la perte de l'être aimé». LaGrand souligne que ces événements transformateurs n'aident pas seulement à gérer le deuil mais forment la base d'une solide croyance en une vie après la mort. L'espoir d'une réunion au-delà de la mort est sous-jacent et peut être un facteur primordial dans la phase de reconstruction après la perte de l'être aimé. Les vécus subjectifs de contact avec un défunt sont souvent le point de départ d'une remise en question spirituelle et d'une nouvelle vision du monde"(6).
Le documentaire relatant le contact de Maurice s'achève sur la conclusion de Sabine : "Il y a des choses qui sont du domaine de l'inexplicable, de l'invisible. C'est un mystère, et je reste devant ce mystère". Croire ou ne pas croire, là est bien la question. Nous nous interrogerons là-dessus, et en premier lieu sur les fondements de la croyance. Selon T.Ripoll (7), les humains ont "une irrésistible propension à voir des relations en toutes choses" qui les amène à envisager un "monde caché rendu accessible par l'existence de similarités, d'associations ou de synchronies temporelles… une propension à percevoir des relations fortes entre des informations parfaitement déconnectées". Il écrit : "L'une des définitions les plus générales et consensuelles de la pensée magique est qu'il s'agit de la croyance en l'existence de relations causales entre des phénomènes qui n'entretiennent en réalité aucune espèce de relation. Le monde de la pensée magique est totalement connecté de sorte que tout peut être mis en relation avec tout".
Face à la croyance, T.Ripoll distingue deux types d'individus : les croyants et les sceptiques. Si les étapes de la genèse de la croyance sont identiques pour les deux, la réponse finale apportée va différer selon ces deux types : "Avant d'être une croyance, c'est-à-dire avant d'avoir cette caractéristique d'être étanche, réfractaire et résistante à toute remise en cause, la croyance peut être considérée comme une hypothèse. Et comme pour toutes les hypothèses que nous générons dans notre activité quotidienne ou scientifique, on peut analyser deux phases dans leur genèse. La première est la phase dite d'élaboration de la croyance (ou de l'hypothèse) : qu'est-ce qui nous conduit à développer telle ou telle croyance ? La deuxième est la phase de confirmation ou d'infirmation : qu'est-ce qui nous conduit à valider ou à rejeter une hypothèse ou une croyance ? Il faut bien prendre conscience que ces deux étapes diffèrent considérablement. Elles ne mettent pas en jeu les mêmes processus psychologiques : deux individus peuvent parfaitement générer la même hypothèse mais l'un la validera alors que l'autre la rejettera après réflexion".
Pour T.Ripoll, la croyance serait une réponse à un sentiment d'impuissance à prévoir ou à gérer l'événement : "Les humains ont de grandes difficultés à faire face aux situations sur lesquelles ils n'ont pas clairement prise. Celles-ci génèrent un stress parfois insoutenable et ce stress semble jouer un rôle majeur dans l'établissement de la pensée magique : ne dit-on pas que beaucoup d'athées se convertissent à l'approche de leur mort. On doit probablement à l'anthropologue Bronislaw Malinowski d'avoir pointé les premiers éléments empiriques conformes à cette hypothèse. Après avoir passé plusieurs années à étudier les marins des îles Tobriand dans le Pacifique sud, Malinowski remarqua qu'ils développaient des croyances magiques proportionnelles au danger auquel ils devaient faire face lorsqu'ils allaient pêcher. Ceux qui pêchaient à l'intérieur des lagons, dans des eaux calmes et dans un espace clos, développaient peu de croyances et de pratiques magiques. Ceux qui allaient pêcher au large, confrontés aux aléas du monde hauturier et à la violence imprévisible de l'océan, ne quittaient pas la terre ferme sans procéder à d'innombrables rituels dont le rôle était théoriquement de les protéger de la rudesse océane… Whitson et Galinsky (2008) ont remarquablement montré que le sentiment de perte de contrôle conduit d'une part à voir des patterns significatifs en présence d'informations parfaitement aléatoires, et d'autre part à établir des relations causales entre des évènements totalement indépendants… Suite à de très nombreuses recherches convergentes, les auteurs se sont accordés sur le fait que la pensée magique et les rituels associés correspondent à des stratégies conduisant à réduire les effets délétères du stress, tant au niveau de l'équilibre psychique et de l'efficacité comportementale (troubles comportementaux, baisse globale de la performance, inhibition de l'action, perte de confiance en soi) que de leurs conséquences somatiques classiques (hypertension, baisse des défenses immunitaires, augmentation du rythme cardiaque...). Nous avons vu que les rituels, même s'ils sont dénués de toute efficacité sur le réel, ont une puissance telle dans l'esprit des croyants qu'ils peuvent présenter certains avantages adaptatifs et une forme authentique d'efficacité. Cette forme d'effet placebo n'a rien de très mystérieux. Le rituel, pour le croyant, a un effet réel au sens où le fait d'y recourir a un impact bien identifié sur l'état cérébral qui conduit à la réduction du niveau de stress (Brooks, 2016), celle-ci contribuant à l'amélioration globale de la performance. Non seulement, les rituels diminuent le niveau de stress, mais ils diminuent aussi l'ampleur de la réponse neuronale consécutive à l'échec. Quand un individu est confronté à un échec, on peut identifier une signature neurophysiologique caractéristique. Hobson (2017) a montré que lorsqu'on demandait à des sujets de pratiquer un rituel avant une tâche, l'impact de l'échec sur le fonctionnement neuronal et donc psychique était largement réduit. La pensée magique conduit donc à l'amélioration des performances et permet aussi de limiter l'effet délétère de l'échec sur la confiance en soi. Rien de très étonnant finalement que la pensée magique s'impose à nous lorsque nous sommes en difficulté".
A la question : sommes-nous conçus pour croire, T.Ripoll répond : " Les biais cognitifs qui nous conduisent à croire étant universels, on peut se demander si notre psychisme n'est pas en quelque sorte voué à la croyance. En un certain. sens, oui bien sûr, et les faits semblent l'attester car une très petite minorité d'humains parvient à se libérer des croyances magiques. L'état normal du psychisme humain est la croyance ; le scepticisme est une forme bizarre d'état mental, fruit d'une évolution culturelle récente. Pour autant, il ne faudrait pas conclure que notre système cognitif a évolué au cours de notre phylogenèse dans l'objectif de rendre très probables toutes sortes de croyances. En réalité, les biais cognitifs que nous avons identifiés comme étant les causes majeures de croyances magiques, de même que notre rapidité à détecter des relations causales, fussent-elles illusoires, sont généralement adaptatifs. Ils le sont parce que dans la plupart des situations de la vie courante, les heuristiques à l'origine de ces biais, ainsi que notre appétence à la recherche de relations causales, sont extrêmement utiles et fécondes. Simplement, la capacité à générer des croyances magiques doit être considérée comme une forme d'effet secondaire indésirable dont il est extrêmement difficile de se débarrasser pour la simple raison que les processus cognitifs qui en sont responsables sont parfaitement inconscients et qu'il est très difficile d'admettre que nous en sommes victimes".
Faut-il toujours opposer croyance et science ? H.Altan(8) nuance voire infléchit ce point de vue, pour lui la distinction n'est pas toujours simple et demande à être examinée sous l'angle d'une histoire culturelle : "Dans tous les cas, la croyance implique un certain rapport à la vérité : croire quelque chose, c'est croire que c'est vrai, bien que l'on connaisse les effets de la «mauvaise foi» par laquelle nous croyons ou faisons semblant de croire quelque chose qu'«au fond» nous croyons ou même savons être faux. Mais la mauvaise foi n'est qu'un cas particulier des relations ambiguës entre croyances, savoirs, certitudes et vérités. Ainsi, croyance et connaissance apparaissent souvent comme interdépendantes de façon plus ou moins intriquée, bien que nous ayons toujours l'habitude et le désir de les distinguer radicalement… Par rapport au temps qui passe, la connaissance est plutôt dirigée vers le passé, le futur étant par nature inconnu, en dehors de prédictions diverses, intuitives et visionnaires ou rationnelles et déductives. Le futur est un domaine privilégié où s'exercent les croyances, plus ou moins justifiées, en la réalisation des prédictions. En outre, le savoir peut aussi être le fruit d'une connaissance intemporelle, sur le modèle des connaissances mathématiques, connaissance rationnelle «sous une espèce d'éternité», comme la caractérise Spinoza. En effet, les vérités purement logiques et mathématiques sont « éternelles » au sens de hors du temps : «deux et deux font quatre» est une vérité dont on ne peut même pas dire qu'elle n'a ni commencement ni fin au sens que l'on entend habituellement par éternelle ; elle se situe tout simplement hors du temps. Mais à côté de cette dichotomie, savoir et croyance peuvent aussi être interchangeables, dépendant du contexte et de l'histoire de celui ou celle qui sait ou croit : ce qui est incroyance peut être simplement ignorance ; mais ce qui est croyance peut être aussi ignorance". A la lumière de ce propos sans doute faut-il considérer la croyance comme une dimension de la connaissance, au même titre que la science.
H.Atlan analyse par ailleurs la dichotomie existante entre d'une part la connaissance que nous délivre le sens commun et d'autre part la connaissance scientifique venant infirmer ou contredire les messages délivrés par ce sens commun : "Nous voyons toujours le Soleil se déplacer d'est en ouest chaque jour, et nous avons appris que c'est au contraire la Terre qui tourne sur elle-même. Il a fallu des siècles de batailles pour convaincre que notre expérience immédiate et le sens commun, qui continuent à s'exprimer dans le langage de tous les jours quand nous parlons du Soleil qui se lève et se couche, nous trompent sur ce qu'il en est. Sans parler du temps qu'il a fallu pour apprendre que la Terre est une sphère alors qu'il était évident pour (presque) tous qu'elle était plate. Je sais aussi que le temps n'est pas un cadre immuable dans lequel s'effectuent mes mouvements, et qu'il se dilate ou se contracte suivant la vitesse à laquelle je me déplace, parce que je l'ai appris du peu que j'ai compris de la théorie de la relativité. Je continue pourtant, comme tout le monde, à me percevoir sur une Terre plate avec le Soleil se déplaçant chaque jour et dans un temps immuable (comme le grand savant Newton le concevait encore lui-même) parce que je ne me déplace pas assez vite pour en percevoir les modifications. Ce sont là des exemples de ce que le sens commun instruit par l'expérience immédiate de tout un chacun est contredit par l'évidence scientifique nourrie par une réflexion critique. Ce sont aussi des exemples de croyances pratiques sur le mode du «comme si», en ce que nous continuons à nous comporter dans la plupart des circonstances de notre existence comme si nous croyions en ce que nous dit le sens commun —la Terre est plate et fixe et c'est le Soleil qui se déplace comme nous le voyons, le temps est un cadre fixe dans lequel surviennent les changements qui nous affectent— alors que nous savons que c'est faux".
G.Bronner(9) relate dans les lignes suivantes les rebondissements faisant suite à une prophétie annonçant la survenue imminente d'un cataclysme : "Le groupe, constitué d'adhérents venant de Lake City et de CollegevilIe, oscilla entre les préparatifs pour l'apocalypse (on leur demandait de ne porter aucun métal par exemple) et un prosélytisme mitigé (ils ne souhaitaient «forcer» personne). Leur idée était que l'humanité aurait à souffrir d'une apocalypse, mais que les élus, dont ils étaient, seraient sauvés avant le déluge par des soucoupes volantes. Avant cela, ils recevraient des instructions très précises sur ce qu'ils devaient faire. Cette étude passionnante sur bien des points (notamment ceux concernant les conflits de pouvoir à l'intérieur du groupe)… met en scène un groupe d'individus croyants face non à un, mais comme on va le voir, à plusieurs démentis de ces croyances. En effet, les messages reçus par Marian Keech promirent bientôt que l'heure de leur enlèvement était arrivée. Fébriles, les adeptes répondirent présent aux différents rendez-vous, non sans avoir retiré la moindre parcelle de métal (bouton, argent, etc.) qu'ils possédaient, ainsi qu'il leur aurait été demandé. Le lecteur ne sera pas étonné de savoir qu'ils attendirent en vain, mais pourrait l'être du fait que ces démentis ne réduisirent pas à rien, dans un premier temps, leur croyance. Au contraire, ils trouvèrent certains arrangements plus ou moins élégants avec la réalité pour leur permettre de sauvegarder l'essentiel de leur système de représentation. Ces différents rendez-vous manqués furent par exemple interprétés comme des simulations, des entraînements pour le grand moment : «Les soucoupes atterriraient quand les temps seraient mûrs et tout le monde parfaitement entraîné». Parmi les adeptes, certains avaient fait de sérieux sacrifices pour venir suivre de près les événements à Lake City, témoignant en cela de la force de leur conviction, mais parfaitement conscients que, à présent, leurs croyances et leurs intérêts étaient liés. Le Dr. Armstrong par exemple souligne : « Si le déluge n'arrive pas comme prévu (...) moi j'y perdrai tout. Il faudra que je quitte le collège et que je prenne un boulot», tandis que Kitty O'Donnel, une autre adepte, est plus claire encore: «Le déluge pour le 21? J'ai intérêt à y croire parce que j'ai pratiquement vidé mes caisses, plaqué mon boulot, quitté l'école de machines à calculer et puis un appartement à 100 $ par mois. Alors, je suis bien obligée d'y croire». En fait, le cataclysme devait survenir à l'aube, tandis que les sauveteurs extraterrestres devaient se présenter au domicile de Marian Keech la veille à minuit pour sauver les membres du groupe. L'impact de la déception fut maximum lorsque cette heure de l'envol venu, rien ne se passa. Le Dr. Armstrong lâche alors : « Si j'ai survécu à ce genre d'épreuves, c'est que je peux supporter n'importe quoi». Aux environs de trois heures du matin, l'activité principale du groupuscule fut de tenter une manière cohérente de sauver leur croyance. L'un d'entre eux tenta de proposer la classique interprétation symbolique et non littérale des textes, mais cette stratégie parut trop simpliste aux adeptes qui eurent du mal à y adhérer. Le doute tenaillait l'assemblée quand Armstrong croyant avoir affaire à un adepte sincère confia à un des enquêteurs sociologues : «J'ai dû faire un long voyage, j'ai abandonné à peu près tout. J'ai brisé tous les liens, j'ai brûlé tous les ponts, j'ai tourné le dos au monde, alors je ne peux pas me permettre de douter, je dois croire, il n'y a pas d'autre vérité». Peu avant l'aube, alors que la tension était maximale, un nouveau message de Sananda vint. Le groupe avait atteint un tel degré de spiritualité que le déluge avait été révoqué, en quelque sorte la prophétie ne s'était pas réalisée, mais ils avaient gagné des galons de sainteté. Ils avaient sauvé l'humanité et allaient le faire savoir par des déclarations tonitruantes à la presse. C'est de cette façon que les adeptes du groupe réussirent provisoirement, à sauver leur croyance, et proposèrent, à leur insu, un exemple passionnant de collusion entre le croire et le vouloir".
"Entre le vouloir et le croire", les neurologues ont démontré que l'on ne voit que ce que l'on cherche à voir. L’expérience du "gorille invisible" réalisée par Christopher Chabris et Daniel Simons illustre bien que les gens sont souvent aveugles au monde qui les entoure. Ils vont chercher dans ce monde ce qui répond à leur projet d'information, et dans le cas de l'expérience ce qui répond aux instructions données. "C'est sans doute encore en raison de cette connivence entre le croire et le vouloir qu'il est si difficile de convaincre l'adepte d'une secte d'abandonner sa croyance, même lorsqu'on lui oppose une argumentation contradictoire très convaincante. Le mécanisme cognitif incrémentiel mis en place par de nombreuses sectes crée des ramifications mentales dans l'esprit de l'adepte qui assure à la croyance une grande stabilité", écrit G.Bronner. Il esquisse sur ce point un parallèle entre croyance et science, en évoquant le phénomène des paradigmes scientifiques analysé par T.Kuhn : "La question fondamentale de La structure des révolutions scientifiques est comment les idées et les visions du monde changent-elles dans le domaine de la science ? [T.Kuhn ]…explique que les scientifiques comprennent le monde à travers des paradigmes, c'est-à-dire «les découvertes scientifiques, universellement reconnues qui, pour un temps, fournissent à un groupe de chercheurs des problèmes types et des solutions». Le paradigme de la science normale peut être contredit par ce que Kuhn appelle des anomalies, c'est-à-dire des faits qui déjouent les prévisions établies dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale. Ces anomalies peuvent conduire à un simple réajustement du paradigme pour le rendre compatible avec les faits observés ou, plus rarement, à une révolution scientifique, c'est-à-dire un changement de paradigme. Ceci concourra, pour les scientifiques, à une altération de leur représentation, ils seront donc en état de dissonance, ce qu'écrit Kuhn en d'autres termes : «Justement parce qu'elle exige sur une grande échelle une négation du paradigme et des changements majeurs dans les problèmes et les techniques de la science normale, l'émergence de nouvelles théories est généralement précédée par une période de grande insécurité pour les scientifiques». La science a produit de nombreuses situations de ce type, retenons un exemple, celui du passage du système de Ptolémée à celui de Copernic. Le système de Ptolémée, explique Kuhn, a rendu de nombreux services. Il se montra beaucoup plus efficace que ses concurrents pour prédire les changements de position des étoiles comme des planètes. Cependant, en ce qui concernait la précession des équinoxes par exemple, ce système se montrait limité, il laissait apparaître des anomalies. Les astronomes ont longtemps cherché à ajuster le système de Ptolémée pour pouvoir le conserver. Tous ces efforts aboutirent à une astronomie dont la complexité augmentait plus vite que son exactitude, et partout où on la corrigeait, on faisait apparaître, dans le même temps, ailleurs, une autre divergence. L'astronomie était alors en état de crise. Cette crise est d'autant plus coûteuse pour les individus qu'elle met en péril leur représentation du monde sans nécessairement proposer dans l'immédiat une représentation concurrente. Mais un paradigme ne sera définitivement abandonné que si un autre s'y substitue, insiste Kuhn. La science oppose donc à certains faits venant la contredire une «résistance au changement»".
Mais G.Bronner évoque aussi la résistance de la science au changement : "La science oppose donc à certains faits venant la contredire une «résistance au changement». Cependant, il ne faut pas oublier que la science n'a d'existence que par les individus qui la pratiquent, par conséquent cette résistance doit être comprise au travers des actions individuelles. D'une part, il est compréhensible que les scientifiques ne prêtent pas attention à tout ce qu'on voudrait leur présenter comme anomalies. Une grande partie de ces phénomènes se dissolvant habituellement facilement dans le paradigme gouvernant la science normale, il n'est pas étonnant que les scientifiques estiment la probabilité que l'un de ces phénomènes soit réellement digne d'intérêt comme assez faible. D'autre part, les hommes de science tiennent à leurs représentations, et ce n'est donc pas sans raison qu'ils opposent une résistance aux contradictions, non cette fois pour des raisons argumentatives, mais pour des raisons qui relèvent de l'intérêt. En effet, la négation de leurs représentations constitue pour les scientifiques, comme pour tout individu, un réel désarroi : «Bien qu'il y ait peu de chances pour que l'histoire retienne leur nom, écrit Kuhn, certains hommes ont sans aucun doute été amenés à déserter la science, étant incapables de supporter un état de crise. Comme les artistes, les savants créateurs doivent de temps à autre être capables de vivre dans un monde désorganisé». Ces quelques exemples illustrent l'idée que l'argumentation, même si elle est souvent le cœur des systèmes de croyances, ne peut à elle seule en décrire la réalité. Il n'est pas douteux que nous entretenions des rapports d'intérêt avec nos visions du monde, et que nous soyons prêts, dans certains cas, à affirmer, contre l'évidence, la véracité d'une croyance. La mise en danger d'une croyance peut avoir une portée existentielle, notamment lorsque aucun système cognitif concurrentiel ne vient se proposer. C'est évidemment le cas des adeptes du culte décrit par L'échec d'une prophétie, mais c'est celui aussi de la physique du XXe siècle connaissant une situation anomique que décrit Einstein : «Chacun avait l'impression que le sol se dérobait sous ses pas et qu'il était impossible d'apercevoir nulle part un fondement solide sur lequel on aurait pu construire». Le désarroi de ces chercheurs est manifeste dans cette lettre de Wolfgang Pauli à un ami : «En ce moment, la physique est de nouveau terriblement confuse. En tout cas, c'est trop difficile pour moi et je voudrais être acteur de cinéma ou quelque chose du même genre et n'avoir jamais entendu parler de physique». On mesure plus précisément cette détresse quand, après avoir lu l'article de W. Heisenberg sur la mécanique matricielle, qui défrichait le chemin pour une nouvelle théorie des quantas, il écrit, cinq mois plus tard : «Le genre de mécanique proposée par Heisenberg m'a rendu l'espoir et la joie de vivre. Il ne fournit pas, c'est évident, la solution du problème, mais je crois qu'il est de nouveau possible d'avancer»".
Après avoir ainsi exploré la connaissance raisonnée, en revenant aux écrits de H.Atlan nous nous interrogerons sur le concept de croyance raisonnable et la nécessité de composer avec "le socle des croyances héritées de notre apprentissage… C'est cet ensemble qui constitue l'«image du monde» sur laquelle nous nous tenons en arrière-plan de toutes nos réflexions, tant que nous n'avons pas de raison de la modifier"(8). En reprenant le propos de Wittgenstein sur la certitude, il met en avant la notion de preuve en faisant cette fois porter la charge de la preuve sur le doute et non plus sur le vrai : "Contrairement au vrai, le doute, lui, n'a pas besoin de fondement, mais seulement d'être raisonnable par rapport à ce sur quoi il porte. Nos certitudes… constituent… un socle pour ce que nous savons être vrai ou faux parce qu'en douter n'aurait aucun sens, parce que nous n'avons pas de raison pour fonder le doute… Mais n'y a pas de règle qui énonce dans quel cas le doute n'est pas raisonnable. «Une telle règle n'existe pas». De plus, «il y a des cas où le doute n'est pas raisonnable, mais il y en a d'autres où il paraît logiquement impossible. Et il ne semble pas qu'entre ces cas il y ait une limite bien claire»".
1-https://www.youtube.com/watch?v=vmYacqtH_Iw
2-Rencontres avec Jésus – Thomas – À l’écoute des Évangiles
3-Le Code de la conscience. S.Dehaene
4- http://www.serin-patricia.com/archives/2929
5- https://deuil.comemo.org/signes-defunt-VSCD
6-Manuel clinique des expériences extraordinaires. Collectif
7-Pourquoi croit-on ? T.Ripoll
8-Croyances. H.Atlan
9-L'empire des croyances. G.Bronner