L'invisible témoin


"C'est le Spectateur qui, en dernier ressort, perçoit réellement". Ce verset emprunté à la philosophie védantique interroge sur la nature de l'invisible témoin qu'est la conscience. Reprenant la formulation de D. Chalmers : "Pourquoi et comment des processus physiques dans le cerveau engendrent-ils l'expérience consciente ? ", A.Damasio indique que selon lui "la formulation biologique du problème difficile [David Chalmers] n'est pas viable. Demander pourquoi les processus physiques «dans le cerveau» engendrent une expérience consciente, c'est poser la mauvaise question. Le cerveau joue certes un rôle central dans la production de la conscience  -mais rien n'indique qu'il la produise seul, bien au contraire. Les tissus non neuronaux du corps proprement dit ont un apport décisif dans la création de tout instant conscient et doivent être considérés comme une partie de la solution du problème"(1). Nous retrouvons ce même propos à la lecture de La conscience et l'univers : "De nombreuses preuves démontrent que la conscience est indissociable des processus matériels du cerveau et du système nerveux,  comme d'ailleurs du corps entier. La pensée, les émotions, l'intention, peuvent modifier radicalement la distribution de l'influx sanguin et des diverses substances chimiques du cerveau. De même,  les changements induits dans la  chimie cérébrale peuvent influencer l'état mental  général. Plus subtilement, les informations abstraites qui  indiquent des circonstances extérieures, comme la présence d'un danger, peuvent affecter les hormones, l'adrénaline, ainsi que les neurotransmetteurs, les neuropeptides et d'autres substances chimiques du cerveau, à mesure qu'elles progressent dans le corps. Ainsi, le cerveau et le corps, à leur tour, altèrent profondément la pensée, les émotions et l'intention"(2).

Par comparaisons successives, G.Tononi nous fait approcher la similitude et les différences entre la réaction à la perception de la lumière d'une photodiode et celle de son personnage fictif : "La photodiode réussit aussi bien si ce n'est mieux à distinguer la lumière de l'obscurité… mais la photodiode est un simple circuit électrique et se limite seulement à changer d'état  -allumé  ou éteint-  selon l'éclairage. Cela ne suffit certainement pas à en faire une expérience de conscience"(3).

Dans les lignes suivantes, S.Dehaene donne un aperçu de la complexité des expériences de conscience : "À notre insu, tout un assortiment d'opérations cognitives, depuis la perception jusqu'à la compréhension du langage, la décision, l'action, l'évaluation et l'inhibition se déroulent sans conscience. Hors de portée de toute introspection, des myriades de processeurs inconscients œuvrent simultanément afin d'extraire l'interprétation la plus complète possible de notre environnement. Ils agissent comme de brillants statisticiens qui exploitent le moindre indice sensoriel -un minuscule mouvement, une ombre, une tache de lumière- afin de calculer la probabilité que telle propriété soit vraie dans le monde extérieur… la perception inconsciente s'appuie sur la variété des données sensorielles afin d'en déduire la probabilité que telle couleur, telle forme, tel animal ou telle personne soit présent dans notre environnement… Ce qui est certain, c'est que notre cerveau abrite deux grandes catégories de processus : les processeurs inconscients, infatigables calculateurs prodiges de la statistique, et le traitement, conscient, qui fonctionne sur la base d'un lent échantillonnage. Nous retrouvons cette division du travail dans le domaine du langage. Lorsque nous entendons un mot ambigu tel que «vol»… ses deux acceptions s'activent dans notre lexique inconscient, alors que notre esprit conscient n'en perçoit qu'une, celle qui convient le mieux au contexte"(4).

En fonction de perceptions qui sont interprétées par le cerveau, mais aussi en fonction de multiples expériences mémorielles la conscience opère un choix pour gérer au mieux le réel: "Lorsque nous prenons conscience d'une information, celle-ci entre dans un système de stockage qui  la maintient en ligne et la rend disponible au reste du cerveau. Parmi les millions de représentations mentales inconscientes qui, à tout instant, traversent nos circuits cérébraux, l'une d'entre elles est sélectionnée pour sa pertinence par rapport à nos buts actuels. La conscience est le dispositif qui la stocke et la rend disponible à tous les systèmes de décision de haut niveau. Nous possédons un poste d'aiguillage, une architecture cérébrale qui a évolué afin d'extraire l'information pertinente et de l'expédier aux systèmes adéquats. Le psychologue Bernard Baars l'appelle «espace de travail global» : un système interne, découplé du monde extérieur, au sein duquel nous sommes libres de créer nos propres images mentales et de les transmettre à n'importe quel processeur cérébral spécialisé. D'après cette théorie, la conscience n'est rien d'autre que la diffusion globale d'une information à l'échelle de tout le cerveau. Tout ce dont nous prenons conscience, nous pouvons le garder à l'esprit longtemps après qu'il a disparu de nos organes sensoriels. Une fois l'information acheminée vers l'espace de travail, elle y reste stable, indépendamment du moment et du lieu où nous l'avions initialement perçue. Nous pouvons alors l'utiliser de mille manières, et en particulier l'expédier aux aires du langage, donc la nommer : voilà pourquoi la capacité de formuler en mots ce que nous avons perçu est un excellent critère de conscience. Nous pouvons également la stocker dans notre mémoire à long terme ou l'intégrer à nos plans d'action, quels qu'ils soient. La dissémination flexible de l'information caractérise l'état conscient". S.Dehaene ajoute : "Au moment où nous percevons l'une des interprétations d'une scène visuelle notre cerveau continue de s'interroger, inconsciemment, sur les autres possibilités et se prépare à changer d'avis à tout instant".

On a longtemps cherché à déterminer la frontière fixée à l'expérience de conscience. Le bébé a-t-il une conscience ? Les arbres sont-ils conscients ? Les animaux ont-ils une conscience ? L'âme, l'esprit, l'intelligence et la conscience se trouvent souvent mêlés au gré des points de vue. Ces lignes de D. Lestel répondent  à ces questions : "La question de l'accès à l'esprit de l'animal n'est pas plus simple que celle de l'accès à l'esprit de l'homme. Elle doit tenir compte de ce que, outre les différences culturelles, l'esprit de l'homme ne constitue pas une entité homogène. Les cas intermédiaires se multiplient en désordre et brouillent considérablement la situation. Celui de l'autiste, par exemple, ou celui du jeune enfant. Ou celui de l'artiste qui a «plus à dire que les autres». Ces cas intermédiaires sont extrêmement révélateurs des incohérences de la pensée de celui qui y puise des exemples pour défendre ses thèses. Dans le cas de l'animal, la question est celle de savoir si la créature a une pensée. Dans les cas de lésions cérébrales ou de troubles psychiques, la question est celle de savoir pourquoi l'homme n'arrive pas à s'exprimer. Pour dire les choses brutalement, pourquoi la question de l'autiste ne reçoit-elle pas le même traitement que celle de l'animal… ou inversement ! Après tout, nous avons les mêmes difficultés à entrer dans son esprit, et il n'est guère plus loquace. À questions brutales, réponses appropriées : parce qu'il est homme… Nous rencontrons là une vraie limite à nos capacités de compréhension et nous réalisons parfois non sans un certain découragement que nous ne sommes peut-être pas assez intelligents pour comprendre vraiment l’intelligence de nombreux autres animaux, même si nous restons intimement convaincus que nous sommes néanmoins plus intelligents qu’eux ! "(5).

En conclusion d'un rapport sur la conscience animale conduit par l'INRA, on peut lire : "Des animaux d’espèces diverses ont montré des aptitudes variées en termes de consciences. Cette expertise scientifique collective ne conclut pas à l’équivalence des contenus de la conscience tels que décrits chez l’homme avec ceux existants chez les animaux. Cependant, la vision d’ensemble donnée par ce corpus d’études comportementales, cognitives et neurobiologiques tend à montrer l’existence de contenus élaborés de conscience chez des espèces étudiées jusqu’à présent"(6).

C.Koch parle de conscience prélinguistique : "Beaucoup de personnes croient que la conscience requiert le langage et une représentation de soi pour permettre l'introspection. S'il ne fait pas de doute que les humains peuvent penser récursivement à eux-mêmes, cela n'est qu'un aspect supplémentaire d'un phénomène biologique qui a une longue histoire évolutive… La conscience peut être associée à des sensations tout à fait élémentaires. Vous voyez du violet, ou vous ressentez une douleur. Pourquoi ces sensations nécessiteraient-elles un langage ou une conscience de soi ? Même des enfants profondément autistes ou des patient atteints d'hallucinations et de troubles très graves de la personnalité, ont encore une conscience perceptive : ils voient, entendent, sentent le monde. Le type de conscience qui m'intéresse est prélinguistique, ce qui pose la question de son origine dans l'histoire de l'évolution. Étant donné les similarités structurelles entre les cerveaux des mammifères et leur proximité évolutive, il me semble raisonnable de supposer que les singes, les chiens et les chats ont conscience de ce qu'ils voient, entendent ou sentent".

Pour G.Tononi le concept de conscience est à mettre en parallèle avec celui de complexité : "La complexité/conscience varie probablement de façon continue et progressive. Quand nous sortons d'un sommeil profond et sans rêve, la conscience réapparaît progressivement ; de même, quand nous sortons d'une anesthésie ou quand nous reprenons connaissance après avoir perdu nos sens. Nous émergeons d'un état dans lequel il existe pour nous bien peu de chose pour entrer dans un état nébuleux où nous esquissons quelques distinctions, où nous commençons à percevoir confusément. L'expérience se transforme progressivement en reprenant peu à peu un sens –le répertoire d'expériences différentes possibles s'accroît et le contenu d'information de chacune d'elles grandit proportionnellement… Le degré de conscience peut donc augmenter et diminuer, il peut même se réduire jusqu'à ce que nous ne sachions plus si nous sommes conscients ou pas, chose tout à fait logique puisque, en général, la conscience réfléchie (la conscience d'être conscient) est la première à disparaître. Il est par conséquent difficile d'estimer le degré de conscience quand celle-ci descend sous un certain niveau. Nous pouvons tenter d'évaluer ce niveau de façon introspective. Mais il faut être très prudent avec l'introspection d'autant plus quand elle concerne un sujet sur le point de plonger dans un sommeil profond. Nous pouvons déterminer si nous sommes conscients, mais nous ne pouvons pas nécessairement connaître la valeur absolue de la conscience. Comment se sent-on avec un dixième de la conscience que l'on a quand on est éveillé et conscient d'être conscient ? Ou un centième, un millième, un millionième ? Et quelle fraction de conscience correspond au moment où nous sommes profondément endormis, anesthésiés ou privés de nos sens?  Nous ne connaissons pas encore la réponse à ces questions, mais la théorie du complexe conscient indique le chemin à suivre"(7).

En suivant l'hypothèse de G.Tononi, on en déduirait que la conscience s'apparente à un système ouvert susceptible de se complexifier. Serge N. Schiffmann  écrit : " Non seulement, le cerveau adulte possède une large potentialité de plasticité de ses connexions synaptiques résultant de l’expérience individuelle mais il possède également, dans ces circonstances, la capacité de générer de nouvelles populations de neurones qui pourraient participer à l’établissement ou le renforcement de certaines fonctions cérébrales… le dogme d’un cerveau adulte fonctionnant dans le cadre de structures stables et immuables est totalement et définitivement battu en brèche. Au contraire, nous assistons aujourd’hui à l’essor d’un formidable concept neurobiologique dans lequel le cerveau évolue continuellement en fonction de l’expérience individuelle. La singularité de cette histoire individuelle faite d’interactions sensorielles, affectives et sociales multiples et diverses avec l’environnement rend très certainement compte de la diversité des réponses individuelles aux situations particulières"(8).

D.Maurer envisage que, en raison de ses apprentissages,  la conscience   soit limitée par sa conformité à des modèles de réalité : "Partant des données fournies par les états modifiés de conscience, nous postulons que la réalité accessible à nos sens est fragmentaire. Que nous lui imposons, par je ne sais quelle filtration cérébrale ou conditionnement, de nous apparaître telle qu'elle n'est pas fondamentalement. Que nous la rendons, en somme, conforme au modèle de réalité auquel notre cadre de référence nous contraint. Résultat de cet apprentissage : notre cerveau, dans l'état ordinaire de conscience, est incapable d'accéder à une réalité qui, en toute objectivité, n'existe pas pour lui. Elle n'existe pas car les éléments qui en trahiraient la présence n'ont pas été intégrés dans le programme de traitement des signaux de notre système sensoriel… Nous en revenons donc à la question… : nos sens ne seraient-ils pas les complices involontaires d'une sorte de trompe-l'œil portant sur la nature de la réalité ? Sensibles à cet aspect de la question, des scientifiques ont franchi les limites du paradigme. Parmi eux, certains ont élaboré des théories susceptibles d'ouvrir diverses voies à la compréhension de cette face cachée de la réalité dont procéderait la conscience"(9).

 

1-Sentir et savoir. A.Damasio

2-La conscience et l'univers. D.Bohm et F.David Peat

3-Galilée et la photodiode. G.Tononi

4-Le code de la conscience. S.Dehaene

5-Les origines animales de la culture. D.Lestel

6-La conscience animale. INRA 2017

7-A la recherche de la conscience. C.Koch

8-Le cerveau en constante reconstruction : le concept de plasticité cérébrale | Cairn.info. Serge N. Schiffmann 

9-L'Autre Réalité. D.Maurer