Je t'aime, moi non plus
"La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur, Un rond de danse et de douceur, Auréole du temps, berceau nocturne et sûr, Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu, C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu"(1). Dans ce merveilleux poème de P.Eluard comment ne pas voir une figuration composite de la relation amoureuse où se mêle une passion empreinte de complétude ("le tour de mon cœur"), une image maternelle ("berceau nocturne et sûr"), une identification ("tes yeux ne m’ont pas toujours vu") ?
J.Benjamin parle de "mêmeté" et de "différence" dans la relation, lieu de désir et d'identification : "Le titre original de mon ouvrage, Like Subjects, Love Objects*, fut choisi afin de souligner le caractère à «double face» de l'intersubjectivité et de l'intrapsychique, tout autant que la tension existant entre mêmeté et différence dans les relations de genre. Le titre est censé suggérer la manière complexe par laquelle chaque sujet doit occuper simultanément des positions différentes ou opposées. Le terme, ambigu, de «sujets semblables» (like subjects) fait référence à la fois à la possibilité de la reconnaissance et à celle de l'identification. Lorsque nous reconnaissons l'autre extérieur comme un centre de subjectivité séparé et équivalent, cet autre extérieur est un «semblable». Lorsque, d'un autre côté, nous identifions l'autre à une représentation intime, prenant l'autre pour cet idéal que nous souhaiterions devenir, nous mettons également en place une relation de «semblables». La seconde relation, que j'ai ailleurs décrite comme amour identificatoire, pourrait être envisagée comme la plus précoce relation d'amour à un autre extérieur. Pourtant, alors qu'elle est plus «extérieure» que la relation de dépendance et de soin primaire -qu'elle incombe, par conséquent, traditionnellement au père-, elle constitue une relation intrapsychique à un idéal tout autant qu'un amour réel porté à un autre. Envisagée d'un certain angle, l'identification contribue à l'empathie et à l'amenuisement de la différence. D'un autre, elle s'oppose à reconnaître l'autre : le self ** engagé dans l'identification adopte l'autre comme objet de fantasme, et non comme un centre d'existence équivalent. En ce sens, reconnaître l'autre comme semblable constitue le contraire de l'identification, qui incorpore ou assimile au self ce qui est autre. À suivre cette logique, en aimant l'autre comme un «objet d'amour» idéal, le self pourrait adopter une position assez hostile à la reconnaissance intersubjective. Attribuer une différence à l'autre comme objet sexuel, et même adorer ou idéaliser cette différence, n'est pas du tout la même chose que respecter l'autre sujet comme un égal"(2).
"Je t'aime", expression de la "mêmeté" identitaire, "moi non plus", prise de conscience de la différence identitaire ? Ce mode de renversement d'un pôle à l'autre affecte la relation amoureuse. J.Benjamin nuance ce basculement selon elle trop exclusif : "L'idée que l'amour d'objet et l'identification sont mutuellement exclusifs est un produit œdipien, qui ne représente pas de manière adéquate les relations inconscientes de désir, pas plus qu'il n'offre une base particulièrement utile pour combler la béance séparant le self de l'autre. Je ne vois aucune raison de ne pouvoir être plus inclusif, et de ne pas reconnaître que l'amour identificatoire et l'amour d'objet peuvent exister, et existent, simultanément. Pourquoi ne pas envisager les mouvements allant de l'identification à l'amour d'objet, de l'amour d'objet à l'identification, comme des alternances continues tout au long de la vie ? L'inconscient peut, comme il le fait avec d'autres oppositions, les échanger et les renverser -la difficulté consiste à les maintenir en tension plutôt qu'à les faire s'effondrer dans des polarités clivées. Dans la vie post-œdipienne, un amour d'objet pourrait inclure des aspects d'un amour identificatoire, et réciproquement. Comme la différence et la mêmeté, l'amour d'objet et l'amour identificatoire constituent une tension qui ne devrait pas être envisagée comme requérant une résolution. Pas plus que les camps ne sont précisément ce qu'ils avaient paru être dans la logique binaire de la complémentarité de genre il n'y a pas de place dans cette logique de l'Un et de l'Autre, pour les Deux ou le Multiple. Si le sexe et le genre, tels que nous les connaissons, sont orientés, attirés par les pôles opposés, alors ces pôles ne sont pas la masculinité et la féminité. Bien plutôt, le dimorphisme du genre lui-même ne représente qu'un pôle -son autre pôle est le polymorphisme de tous les individus".
Dans les lignes suivantes elle souligne la colorisation culturelle des figures "mère" et "père" :" Un intérêt particulier, de plus en plus soutenu, pour la mère accompagna indiscutablement un changement dans les métaphores du savoir et de l'amour en psychanalyse, un accent nouveau mis sur la relation entre deux sujets, et l'évolution du discours, privilégiant l'utilisation de l'objet plutôt que son interprétation. Les images, récits, et signes avant-coureurs du transfert maternel pourraient être différents, comme pourraient l'être certains des besoins développementaux qui les stimulent. Mais, il me faudrait ici rivaliser de prudence, la distinction entre le paternel et le maternel reflète les multiples couches de sédiments de la culture ; la relation privilégiée du transfert maternel à l'utilisation de l'objet s'appuie sur certains apparentements de genre conventionnels culturellement constitués qui, je l'espère, sont en train de changer. L'utilisation des figures «mère» et «père» ne fait pas référence à des catégories biologiquement ordonnées, mais à des types théoriques idéaux, qui découlent d'une expérience culturelle historiquement vécue, et qui intègrent la psyché comme des représentations idéales, qui parfois ne correspondent en rien à notre expérience personnelle, et qui parfois coïncident avec elle. Il est important de ne pas réunir ces types idéaux avec la réalité concrète, même si nous ne pouvons faire sans eux dans notre théorie. Parce que cette typographie est si absolument ancrée dans notre langage et dans notre culture, la formulation du dualisme du genre pour exprimer des relations complémentaires correspond aux métaphores de notre expérience psychique ; nous pourrions utiliser ces métaphores tout en reconnaissant qu'elles ne sont ni des faits de nature, ni sans contradictions. Mais non informées par cette conscience, les métaphores se sclérosent en stéréotypes qui dissimulent plus qu'ils ne révèlent. L'acceptation non critique de l'association du maternel au comportement de soutien a sans le vouloir conduit à des notions idéalisées de la réparation thérapeutique, trouvées dans des croyances magiques sur la puissance maternelle. L'accent mis sur la réparation maternelle pourrait éclipser la lutte menée par la femme pour devenir un sujet désirant, pour s'approprier des aspects non maternels que souligne le discours intrapsychique du sexe et de l'agression".
"Mêmeté" et "différence" dans "je t'aime moi non plus"? M.Proust évoque dans ces lignes la complexité de la différenciation déjà toute imprégnée d'une histoire personnelle : "Même l’acte si simple que nous appelons «voir une personne que nous connaissons» est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l’aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons". Swann prend douloureusement conscience de la différence lorsqu'il déclare à propos de l'amour inconditionnel qu'il portait à Odette : "Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre"(3).
Se référant à Hegel et à Freud, J.Benjamin inscrit processus de différenciation et reconnaissance mutuelle dans une dialectique existentielle : "Dans mes travaux sur la petite enfance, j'ai déjà démontré que l'équilibre à l'intérieur du Soi dépend de la reconnaissance mutuelle entre le Soi et l'autre. Et cette reconnaissance mutuelle est sans doute le point le plus faible du processus de la différenciation. Dans la notion hégélienne de reconnaissance, le Soi doit avoir la possibilité d'agir et d'avoir un effet sur l'autre, pour affirmer son existence. Pour exister à ses propres yeux, il faut d'abord exister pour quelqu'un d'autre. Il semble qu'il n'y ait aucun moyen d'éviter cette dépendance. Si je détruis l'autre, plus personne pour me reconnaître, car si je n'accorde pas à autrui de conscience indépendante, je me retrouve en relation avec un être, mort, sans conscience. Si l'autre refuse de me reconnaître, mes actes n'ont aucun sens ; si cet autre est si haut placé au-dessus de moi que rien de ce que je fais ne puisse changer son attitude envers moi, je ne peux que me soumettre. Mes désirs, mes actes ne peuvent trouver aucune issue, à part l'obéissance. Nous pourrions appeler cela la dialectique de la maîtrise : si je contrôle complètement l'autre, celui-ci cesse d'exister ; et si l'autre me contrôle complètement, alors c'est moi qui cesse d'exister. Reconnaître les autres est une des conditions de notre propre indépendance. Être véritablement indépendant signifie pouvoir supporter la tension essentielle que nous procurent ces impulsions contradictoires : c'est-à-dire à la fois s'affirmer soi-même et reconnaître l'autre. Refuser cette condition, c'est installer la domination. Lorsqu'il y a reconnaissance mutuelle, le sujet considère comme acquis que les autres, tout en étant différents, partagent néanmoins des sentiments et des envies semblables. Il compense sa perte de souveraineté par les plaisirs du partage, de la communion avec un autre sujet. Mais pour Hegel, comme pour Freud, la rupture de cette tension essentielle est inévitable. Le Soi théorique décrit par Hegel et Freud ne veut pas reconnaître l'autre, et ne le perçoit pas comme une personne en tout point pareille à lui-même. Il ne renonce à la toute-puissance que contraint et forcé. Son besoin de l'autre -physiologique pour Freud, existentiel pour Hegel- lui donne l'impression d'être soumis au pouvoir de l'autre, comme si la dépendance était l'équivalent d'une reddition. Quand le sujet abandonne ses projets d'indépendance ou de contrôle absolus, il le fait à contre-cœur, avec la volonté persistante, quoique inconsciente, de réaliser son vieux fantasme de toute-puissance. Nous sommes ici bien loin d'un processus qui aboutirait à la reconnaissance de l'autre comme un être de plein droit. A partir du moment où le sujet ne peut accepter sa propre dépendance envers quelqu'un qui échappe à son contrôle, la solution consiste à dominer, à asservir cet autre -afin de lui extorquer une reconnaissance unilatérale. La conséquence fondamentale de l'inaptitude à concilier dépendance et indépendance consiste alors à transformer besoin de l'autre en domination de l'autre. Pour Freud et Hegel, c'est précisément ce qui se passe à «l'état de nature». Dans la pensée freudienne, agressivité et volonté de puissance -dérivatifs obligés de l'instinct de mort- font partie de notre nature. Sans les contraintes de la civilisation, celui qui est puissant asservira les autres. Le désir de restaurer la toute-puissance originelle, ou de traduire en actes le fantasme d'une maîtrise totale, ne cesse d'habiter le sujet. Dans la pensée hégélienne, la conscience de soi vise l'absolu d'elle-même. Elle veut être reconnue par les autres pour exister dans le monde, et devenir à elle seule le monde. Le Je veut se prouver lui-même aux dépens des autres ; il veut se penser seul au monde ; il abjure l'idée même de dépendance. Comme chaque Soi pense de même, il y a combat à mort pour la reconnaissance. Pour Hegel ce combat ne se termine pas dans la survie de chacun au regard de l'autre, dans une reconnaissance réciproque. Au contraire, le plus fort fait de l'autre son esclave"(4).
A propos "d'inaptitude à concilier dépendance et indépendance" comme l'indique J.Benjamin, C.Herfray écrit : "À la lumière de la lecture à laquelle nous invite la théorie psychanalytique, nous considérons que le traitement de la différence peut prendre trois formes. Ces trois formes sont lisibles en filigrane dans les rapports qui se tissent entre les «parlêtres». Et ces trois formes, que nous avons plus spécialement abordées sur le plan de la différence des sexes, nous les retrouvons dans la manière de traiter toutes les différences : celles de l'âge, de la culture, des idéologies, des croyances religieuses, de l'appartenance politique, sociale, épistémologique, éthique, etc. Les mêmes phénomènes psychiques, issus des constructions de l'inconscient, déterminent les mêmes formes de surface, infléchissant nos conduites au niveau de la conjoncture, où se donnent à repérer les âpres conflits résultant des «petites différences» qui nous définissent et qui signent notre identité et notre appartenance". A la suite elle expose la première forme : "Le premier traitement de la différence est imprégné par l'hypothèse implicite d'une hiérarchie qui considère que certains sont «plus» (valent plus) que d'autres. Ce modèle, issu des fantasmes de notre préhistoire psychique, conduit fatalement à l'idée d'une ségrégation. Il induit la croyance que la différence entre les êtres est le fait d'une inégalité incontournable et que les catégories qui représentent cette inégalité renvoient à des identités différentes. Ce modèle a largement fonctionné dans la manière de traiter la différence des sexes, la différence des âges, la différence des morphologies et des cultures. Il sous-tend la croyance en la supériorité des hommes, fondée sur leur force physique ou leurs capacités intellectuelles. Il est vrai que longtemps, dans notre culture occidentale, les femmes n'avaient pas officiellement droit aux études. Cette privation entretenait chez elles une certaine inhibition intellectuelle dont étaient exemptes celles qui, du fait de leurs fonctions, de leurs rencontres ou des événements, ont joué un rôle social important, où leurs qualités intellectuelles ont pu se révéler. Au fil du temps, les femmes ont revendiqué et gagné le droit d'étudier et nous avons découvert qu'il n'y avait pas d'inégalités intellectuelles entre les deux sexes. Non seulement les femmes étaient aussi intelligentes que les hommes et tout à fait aptes à l'étude, mais leur réussite était à la mesure de celle des hommes dès lors qu'elles avaient bénéficié des mêmes études et des mêmes formations". Puis expose la deuxième forme : "Nous voyons dans l'œcuménisme le deuxième modèle qui préside au traitement de la différence et s'appuie sur l'idée qu'on pourrait se «partager» le monde, la terre, le pouvoir. Il irrigue toutes les croyances qui dénient les différences et leurs effets négatifs en soutenant l'idée que nous sommes des êtres de même nature, fondamentalement semblables, et que nos différences permettent une meilleure complémentarité. Or, si nous savons depuis Lévi-Strauss que l'humain n'est pas un être de nature, nous avons aussi appris à travers l'étude de l'histoire que la «complémentarité» n'empêche ni la rivalité ni les ruptures. Car la passion du pouvoir balaie toutes les bonnes intentions. Mais si nous croyons que nous sommes complémentaires et destinés à nous compléter, rien ne s'oppose à ce que le «partage» s'accomplisse, dans la mesure où nous sommes habités d'un esprit de «tolérance». Or la tolérance masque difficilement les envies refoulées et les rivalités meurtrières, dès lors qu'on adhère à la définition d'un sujet humain divisé et conflictuel tel que Freud le théorise. Et cette théorie n'est pas un rêve de savant, mais le fruit d'une clinique qui révèle la vérité de l'être et dont il est temps que nous tirions des leçons". Enfin elle expose la troisième forme : " Le troisième modèle du «vivre ensemble» est en rupture avec les deux modèles précédents. Il instaure un rapport à autrui où notre propre «castration» est convoquée, du fait que chaque partie est confrontée à des limites représentées par les interdits et les «lois» (les «bonnes manières» de Jean-Pierre Vernant). Ce sont elles qui font office de «tiers», leur butée posant les limites des droits et des devoirs que les uns ont vis-à-vis des autres. Nous retrouvons là cette «référence majuscule» dont Pierre Legendre met en lumière l'existence théorique. Les «règles» et les «lois» qui fondent et résultent de cette structure définissent une exigence et une protection ainsi qu'une obligation de respect des uns par rapport aux autres. Mais elles ne sont pas en mesure de commander ce respect car nulle loi n'a pouvoir sur les affects!"(5).
* ["Le titre de son ouvrage : Like Subjects, Love Objects, souligne le caractère double de la relation à l'autre dans une tension qui organise le rapport au même et à l'altérité et prend en compte à la fois la pulsion et la relation". Préface ]
**["Le self désigne l'ensemble de l'expérience et du fonctionnement psychique constamment remodelé par l'expérience". Préface]
1-Capitale de la douleur .P.Eluard
2-Imaginaire et sexe. J.Benjamin
3-Du côté de chez Swann. M.Proust
4-Les liens de l'amour. J.Benjamin
5-Vivre avec autrui…ou le tuer. C.Herfray