D'Epicure à Nirvana
Le dictionnaire nous orienterait-il vers une définition erronée du mot "épicurien": "Qui ne songe qu'au plaisir, qui s'adonne aux plaisirs matériels ; sensuel"(1)? Il est établi qu'Epicure n'était pas un épicurien selon cette définition, qui écrit : "Le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse". Mais son avis est beaucoup plus nuancé : "Ainsi donc, lorsque nous disons que le plaisir est la fin, nous ne voulons pas parler des «plaisirs des gens dissolus» ni des «plaisirs qui se trouvent dans la jouissance», comme le croient certains qui, par ignorance, sont en désaccord avec nous ou font à nos propos un mauvais accueil, mais de l'absence de douleur en son corps, et de trouble en son âme. Car ce ne sont pas les banquets et les fêtes ininterrompus, ni les jouissances que l'on trouve avec des garçons et des femmes, pas plus que les poissons et toutes les autres nourritures que porte une table profuse, qui engendrent la vie de plaisir, mais le raisonnement sobre qui recherche les causes de tout choix et de tout refus, et repousse les opinions par lesquelles le plus grand tumulte se saisit des âmes"(2).
"Qui est sans trouble ne peut être perturbé ni par lui-même ni par un autre"(3). "L'absence de douleur en son corps, et de trouble en son âme", tel est bien le cœur de la philosophie d'Epicure. "Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme".
Epicure distingue les désirs naturels et les désirs vains : "Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même". Il faut compter au nombre de ceux-là, ceux qui émanent de la voix de la chair : "Voix de la chair: ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid ; celui qui dispose de cela, et a l'espoir d'en disposer à l'avenir, peut lutter pour le bonheur"(3). Ce qu'Epicure appelle la "voix de la chair" nous parait se rattacher au cortex somatosensoriel. Le cortex somatosensoriel est la région du cerveau à laquelle sont transmises les informations que reçoit le corps par le biais de ses cinq sens.
Epicure recommande de "s'attacher à tout ce qui est présent, et aux sensations… Si tu combats toutes les sensations, tu n'auras même plus ce à quoi tu te réfères pour juger celles d'entre elles que tu prétends être erronées… Si tu rejettes purement et simplement une sensation donnée, et si tu ne divises pas ce sur quoi l'on forme une opinion, en ce qui est attendu et ce qui est déjà présent selon la sensation, les affections et toute projection imaginative de la pensée, tu iras jeter le trouble jusque dans les autres sensations avec une opinion vaine, et cela t'amènera à rejeter en totalité le critère"(4). C'est aussi vers les sensations que se tourne Epicure dans sa lettre à Hérodote : "En outre, il faut observer toutes choses suivant les sensations, et en général les appréhensions présentes, tant celles de la pensée que celles de n'importe quel critère, et de la même façon les affections existantes, afin que nous soyons en possession de ce par quoi nous rendrons manifeste ce qui attend confirmation ainsi que l'inévident… De là suit qu'il faut s'attacher à tout ce qui est présent, et aux sensations —aux sensations de ce qui est commun selon ce qui est commun, aux sensations de ce qui est particulier selon ce qui est particulier— et à toute évidence présente, selon chacun des critères, si nous nous appliquons à cela, nous découvrirons de façon correcte la cause d'où provenaient le trouble et la peur, et nous nous en affranchirons, en raisonnant sur les causes des réalités célestes et de tout le reste qui en permanence advient, de toutes ces choses qui effraient les autres hommes au dernier degré"(5).
Nous voulons à ce point rappeler l'étendue dans la conscience du savoir auquel nous font accéder les sensations: "Le cortex somatosensoriel est responsable du traitement des informations sensorielles provenant du derme, des muscles et des articulations… Parmi les fonctions du cortex somatosensoriel, se trouve celle de recevoir et d'interpréter toutes les informations provenant du système tactile. Les sensations de douleur, température, pression, ainsi que la capacité de percevoir la taille, la texture et la forme des objets sont également possibles grâce à cette section du cortex cérébral… De la même manière, la région somatosensorielle du cerveau est également responsable de la réception et de la transmission d'informations relatives à la position de notre corps par rapport à l'espace qui l'entoure… Le cortex somatosensoriel est divisé en deux zones spécifiques. La première de celle-ci est la région somatosensorielle primaire. Cette zone est la principale en charge du traitement des sensations somatiques. Les informations dans lesquelles ces sensations sont stockées sont envoyées par les récepteurs situés dans tout le corps. Ces récepteurs reçoivent de l’extérieur des informations sur le toucher, la douleur et la température, ainsi que des informations nous permettant de connaître la position ou la situation de notre corps. Au moment même où ces récepteurs perçoivent l'une de ces sensations, ils transmettent l'information au cortex somatosensoriel primaire par les fibres nerveuses trouvées dans le thalamus… Chacune des régions du cortex somatosensoriel, en l'occurrence le cortex somatosensoriel primaire, est spécialisée dans la réception d'informations provenant d'une zone spécifique de notre corps. Cette disposition est fonction du niveau de sensibilité des différentes zones du corps, de sorte que des zones très sensibles telles que les lèvres, les mains ou les organes génitaux, qui comportent un grand nombre de terminaisons nerveuses, nécessitent beaucoup plus de circuits neuronaux et une zone dans l'écorce beaucoup plus vaste… Il existe une représentation graphique ou somatotopique de cette distribution du cortex sensoriel primaire. Cette image est connue comme homoncule sensoriel ou Penfield. Il représente une carte du cortex cérébral dans lequel ils montrent comment les différents organes et sens du corps occupent une place spécifique dans le cerveau… En outre, dans l'homoculus sensoriel, la taille des organes représentés est fonction du nombre de terminaisons nerveuses qu'il possède et de l'importance fonctionnelle de la région spécifique. Autrement dit, plus il y a de terminaisons, plus la taille de la représentation est grande… La deuxième région du cortex somatosensoriel est connue comme la région somatosensorielle ou cortex d'association. Il produit l'union et l'intégration de toutes les informations correspondant aux sensations générales. Grâce à cette zone du cortex, nous pouvons reconnaître et identifier les stimuli et les objets qui nous entourent puisqu'elle permet l'évaluation et la compréhension des caractéristiques générales de ceux-ci"(6).
Nous voulons aussi noter que les thérapies psychocorporelles font appel au ressenti des sensations : "Si l'esprit commande au corps, il a été prouvé que ce qui se passe dans l'organisme retentit aussi sur l'esprit. D'où l'idée de partir du corps pour améliorer, voire guérir les dysfonctionnements psychiques. Les thérapies utilisant ainsi le corps comme médiateur sont nombreuses. Elles reposent sur des bases théoriques très variées, mais restent essentiellement empiriques. Toutes cherchent à modifier la relation du patient avec lui-même en s'adressant à son corps"(7). Citons parmi elles la bioénergie, inspirée des travaux de W.Reich, l'hydrothérapie, la réflexologie, la massothérapie, le yoga…
A l'écoute des sensations, nous cheminerons d'Epicure à Nirvana. "Selon la légende, écrit M. Le Van Quyen, le Bouddha fut longtemps tourmenté psychologiquement par les souffrances de l'existence humaine comme les maladies, la vieillesse et la mort. Mais un soir, après plusieurs années de réflexion, assis jambes croisées sous un arbre près de Bénarès, il subit une transformation spirituelle radicale. Il atteignit alors ce qu'il appela l'Éveil, c'est-à-dire un état où il devint pleinement conscient de la réalité telle qu'elle est, présent à ce qui est, à l'ici et maintenant"(8). Epicure expose un remède aux "maux de la vie", Bouddha expose la voie qui mène à la cessation de la souffrance inhérente à la vie… Et quel nom donne-t-on à cette extinction de la souffrance ? «L'extinction du désir, de la répulsion et de l'ignorance, cela s'appelle Nibbâna» (Sam. Nik., 38)"(9).
Nirvana conduit-il à l'extinction de la sensation et de la conscience, cette démarche différe-t-elle alors sur ce point des recommandations d'Epicure centrées sur une attention totale aux sensations ? Mais V.R.Dhiravamsa apporte cet éclairage sur Nirvana : "Chacun de nous a dû entendre parler du Nirvana, la réalité ultime des bouddhistes. Il existe pourtant un malentendu quant à la signification de ce terme, tant chez les non-bouddhistes que chez les bouddhistes. Certains croient qu'il s'agit d'un état inaccessible au commun des mortels, réservé seulement à ceux qui ont renoncé au monde. En fait, le Nirvana ne nous éloigne pas du monde ; il ne fait que nous en libérer… Si nous lisons la vie du Bouddha, nous comprendrons ce que signifie vraiment le Nirvana qu'il a réalisé. C'est quelque chose qui est maintenant, non pas dans le passé ou le futur. C'est quelque chose d'immédiat… Le Bouddha n'a jamais employé les mots «réaliser» ou «accomplir», il a toujours dit que le Nirvana était visible au sage. Il est une expérience subjective, personnelle et qui, paradoxalement, est également objective, dans la mesure où l'expérience n'est pas faite par l'ego —elle est libre de l'entité qui se tient généralement derrière l'expérience, libre de l'expérimentateur. Le Nirvana étant visible, pourquoi ne le voyons-nous pas ? Qu'est-ce que le Nirvana ? Nous voulons voir le Nirvana à travers une définition. Cela est impossible, car nous recourons à un instrument inapproprié: l'intellect qui veut reconnaître le Nirvana à partir de ses contenus… Nirvana, en son sens littéral, signifie extinction des feux. La flamme de l'illusion, le monde de Maya, ne nous atteignent plus. Quand il est question de «feux» il faut généralement entendre les trois impuretés majeures : le désir, la haine et l'illusion. Nous nous consumons aux feux du désir, de la haine et de l'illusion. Le dernier feu est difficile à reconnaître à cause de notre savoir. Nous avons des connaissances, des informations, et donc nions être ignorant. Nous nions l'illusion, parce que nous pensons connaître. Pour accéder au Nirvana nous devons être libres du désir, de la haine et de l'illusion. Nous libérer du désir nous semble très difficile. Pour ma part, être libres du désir veut dire ne plus être assujettis à la force coercitive du désir. Le désir peut être transformé en énergie créatrice. N'étant plus sous la contrainte du désir nous sommes libres ; nous sommes patients"(10).
La pratique conduisant au Nirvana, telle que la décrit à la suite J-P.Schnetzler ne semble pas si éloignée que cela de l'écoute des sensations, elle est en tous cas fondée sur une écoute, celle du ressenti corporel, en vue non pas d'une extinction de la conscience mais au contraire de son extension : "La consigne de base est d'être conscient de tout ce qui se présente, sans rien choisir ni éliminer. L'esprit est complètement ouvert. Toutefois la sensation du corps assis, immobile, qui respire, constitue la base à laquelle revient l'attention si rien ne se présente. Un deuxième travail de base consiste à rectifier la posture si celle-ci se détériore sous l'effet de la pesanteur et de la fatigue. À cela se borne l'ambition du méditant, qui n'attend rien, une ambition théoriquement facile à satisfaire! Les résultats surviendront spontanément quand ils seront mûrs, on ne sait quand. Tout le travail consiste à contempler le viol constant des consignes par l'irruption des phénomènes mentaux les plus divers. Les discours intérieurs fascinent, les images captent et l'on se trouve vite sur une plage, en vacances. Le mental agité se comporte comme une bande de singes et il n'y a rien d'autre à faire que de contempler les mœurs simiesques avec sympathie et lucidité. Il convient de voir le phénomène, sans rien y ajouter, ni pour ni contre, et de le laisser disparaître, ce qui est son évolution naturelle dès lors qu'aucune énergie ne s'y investit plus. L'attention revient alors à la sensation corporelle. Cette séquence élémentaire: voir purement le phénomène, s'en détacher, le laisser disparaître, est le schéma microscopique du nirvâna. Répété des millions de fois, il assure la venue à la conscience claire de tous les attachements et de toutes les visions erronées, qui ont constitué au fil des ans et des vies, cette illusion monumentale et douloureuse que nous appelons notre moi. Il n'y a rien d'autre à faire qu'à laisser se défaire les nœuds du réseau enchevêtré de nos identifications et appropriations. Nous pouvons alors revenir à l'esprit dans son état fondamental et y demeurer sans distraction, toujours disponible pour contempler le moi, ce malfaiteur tourmenté. Sagesse et compassion feront disparaître ses souffrances et le libéreront de l'illusion de soi"(11).
(1)- https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/%C3%A9picurien/30361
(2)-Lettre à Ménécée. Epicure
(3)-Sentences vaticanes. Epicure
(4)-Maximes capitales. Epicure
(5)-Lettre à Hérodote. Epicure
(6)-Parties du cortex somatosensoriel, fonctions et pathologies associées / Neurosciences | Psychologie, philosophie et réflexion sur la vie. (sainte-anastasie.org)
(7)-Les psychothérapies à médiation corporelle - Doctissimo
(8)-Les pouvoirs de l'esprit. M. Le Van Quyen
(9)-La méditation bouddhique. J-P.Schnetzler
(10)-L'attention, source de plénitude. V.R.Dhiravamsa
(11)-Le bouddhisme expliqué aux occidentaux. J-P.Schnetzler