Crise, rupture, dépassement

 

Nous avons choisi de reprendre ces termes dans notre titre parce qu’ils évoquent non seulement la crise -le sujet qui nous intéresse ici- mais déjà les étapes ultérieures de la crise.

A.Damasio écrit : "Dans son court chef-d'œuvre Qu'est-ce que la vie?, E.Schrödinger  offre une description visionnaire de l'arrangement probable de la petite molécule entrant dans la composition du code génétique : «La vie semble être un comportement ordonné et réglementé de la matière, comportement non basé exclusivement sur sa tendance de passer de l'ordre au désordre, mais en partie sur un ordre existant, qui se maintient»… A la question : «Quel est le trait caractéristique de la vie ? Quand dit-on qu'une portion de matière est vivante ?», sa réponse est : Quand elle ne cesse de «faire quelque chose», de se mouvoir, d'échanger des matériaux avec le milieu environnant et ainsi de suite -et cela pendant une période beaucoup plus longue que nous supposerions une substance inanimée capable de se maintenir en état de mouvement dans des circonstances analogues»…  L'homéostasie et la régulation du vivant sont d'ordinaire considérées comme synonymes. C'est là un rapprochement logique quand on connaît la définition classique de l'homéostasie : la capacité commune à tous les organismes vivants de maintenir -en permanence et de manière automatique- leurs opérations fonctionnelles (biochimiques et de physiologie générale) dans une fourchette de valeurs compatibles avec la survie… De fait, qu'il s'agisse de formes de vie unicellulaires ou d'organismes complexes tels que l'humain, très peu d'aspects du fonctionnement du vivant échappent à cette obligation d'autocontrôle "(1). Nous avons souhaité rapprocher le concept d’homéostasie de celui de crise, parce qu’ils nous semblent procéder d’une même dynamique.

"Penser l’homme en crise, c’est le penser comme un système vivant en organisation, désorganisation et réorganisation permanente"(2), écrit R.Kaës. Ainsi et fondamentalement, le système vivant s’inscrirait-il potentiellement dans une dynamique de crises ?

Sur les origines de la crise, nous citons R.Kaës : "R.Thom, comme E.H.Erikson, distingue deux sortes de causes aux crises: des causes externes, caractérisées par la présence d’une situation conflictuelle dans l'environnement; soit qu'un objet normal manque, soit qu'une pluralité d'objets s'offrent, entre lesquels le choix suscite la mobilisation de tendances antagonistes… La crise peut avoir aussi des causes internes (crises de développement, selon Erikson) : ce sont celles qui apparaissent de manière régulière au cours de la croissance : ainsi la crise de la mise au monde, celle du huitième mois chez le nourrisson, celles de la puberté et de l'adolescence, la crise du milieu de la vie, décrite et analysée par E. Jaques, la crise de l'entrée dans la vieillesse".

R.Kaës fait l’hypothèse que "le sentiment subjectif de la rupture dans la continuité de l’environnement et du soi s’enracine sur le sentiment éprouvé lors des premières expériences de rupture qu’a dû vivre l’enfant ". Explicitant ce point, il écrit : "Pour le bébé le sein fait partie de l'environnement tout autant que l'environnement fait partie de lui : l'environnement n'est pas ce qui nous entoure, mais aussi ce qui est conservé en nous de ses qualités antérieurement éprouvées… perdre l’objet, ce n’est pas seulement le quitter, c’est aussi et surtout être abandonné de lui et dès lors éprouver la terreur que rien ne le remplace". Il poursuit  en indiquant : "Qu'est-ce qu'une crise ?  L'idée la plus généralement répandue est celle d'un changement brusque et décisif dans le cours d'un processus, d'une maladie par exemple: la violence de la manifestation accrédite la crainte qu'il ne s'agisse d'une évolution grave, définitive, désintégrante. A l'idée de crise est associée celle d'une menace mortifère, d'une attaque vitale".  Selon lui, la crise va au-delà d’un phénomène de désorganisation/réorganisation : "La mise en crise vécue comme une mise à mort marque la connotation toujours menaçante des dérèglements qui surviennent dans un système vivant. La mise en crise des systèmes édifiés pour assurer la sécurité, la continuité, la contenance, la conservation et la ressource est toujours vécue comme une exposition à la mort". En ce sens, la rupture se traduit aussi par la perte ou le changement du code individuo-social : "Toute culture encode par des rites et des procédures à finalité normative les significations et les relations liées à l'amour et à la haine. L'éducation, le dressage et l'acculturation régissent l'usage, le but et l'objet «normal» des pulsions tels que chacun  puisse vivre selon la norme ses relations avec autrui et avec soi-même".

Si la crise s’apaise "soit par le retour de l’objet, soit par le rétablissement des régulations internes grâce au choix d’un objet équivalent", néanmoins pour R.Kaës la résolution de la crise est inévitablement liée à l’appui d’un étayage : "C'est en effet par la crise que vient la nécessité de chercher un appui, de trouver un renfort et un réconfort : par le dérèglement vient aussi celle, dynamique, de créer de nouvelles régulations et d'y trouver plaisir… Plus tard… viendra peut-être la question de s'assurer et de savoir comment il peut se faire que le psychisme tienne, sur quoi et de quoi il tient : origine, appui, modelage et consistance, la crise révèle, par la perturbation, le socle, Ia régulation et les ressources de l'être : c'est-à-dire, dans une forme savante, les étayages du psychisme".

Pour reprendre le propos de R.Kaës et souligner l'importance du rétablissement des codes pour le dépassement de la crise, nous revenons vers le texte d'A.Damasio : "Selon moi, les codes de conduite (toutes époques et toutes régions confondues) ont très certainement été inspirés par l'impératif homéostatique. Ces codes ont généralement pour but la réduction des risques et des dangers menaçant les individus et les groupes sociaux –et ils ont bel et bien abouti à une diminution de la souffrance et à la promotion du bien-être. Ils ont renforcé la cohésion sociale, qui est intrinsèquement favorable à l'homéostasie. Mais au-delà du fait qu'ils ont été conçus par des êtres humains, le Code de Hammourabi, les Dix Commandements, la Constitution des États-Unis et la Charte des Nations unies sont le produit de lieux, d'époques et d'individus bien spécifiques. Il n'existe pas de clé interprétative universelle et exhaustive en la matière : ces innovations sont le produit de plusieurs équations distinctes –certains des éléments de ces équations potentielles étant toutefois universels". A.Damasio développe là le deuxième volet de sa conception de l'homéostasie, que nous souhaitons reprendre pour le lire en parallèle avec "l'appui  d'un étayage transitionnel" dans la résolution de la crise, dont parle R.Kaës : "Les sentiments, en leur qualité d'adjoints de l'homéostasie, sont les catalyseurs des réactions qui ont permis l'émergence des cultures humaines… L'homéostasie a guidé -inconsciemment et de manière non réfléchie, sans conception préalable- la sélection des mécanismes et des structures biologiques capables d'entretenir la vie, mais aussi de faire progresser l'évolution des espèces que l'on peut retrouver dans les diverses branches de l'arbre phylogénétique. Cette conception de l'homéostasie, qui est la plus pertinente si l'on en croit la somme de nos connaissances physiques, chimiques et biologiques, est extrêmement différente de son pendant conventionnel et appauvri -qui se cantonne à la régulation «équilibrée» des opérations vitales".

A.Damasio expose ensuite, de ce point de vue, son regard sur les raisons de la survenance des états de crise : "Mais alors, pourquoi les résultats de ces extraordinaires développements sont-ils aussi incohérents, pour ne pas dire imprévisibles ? Pourquoi l'homéostasie déraille-t-elle si souvent -et pourquoi l'histoire humaine est-elle à ce point marquée par la souffrance ? Voici de premiers éléments de réponse… : les instruments culturels ont d'abord été développés pour répondre aux besoins homéostatiques des individus et des petits groupes, comme les familles nucléaires et les tribus. Leur extension à des cercles humains plus étendus n'a pas été envisagée et n'aurait d'ailleurs pas pu l'être. Au sein de ces cercles, les groupes culturels, les pays -et même les blocs géopolitiques- fonctionnent souvent comme des organismes individuels, et non comme les composantes d'un même organisme de grande envergure soumis à un seul contrôle homéostatique. Chacun d'entre eux utilise son propre contrôle homéostatique pour défendre les intérêts de son organisme. L'homéostasie culturelle n'est qu'un projet en cours, souvent miné par les périodes d'adversité. On pourrait avancer que la réussite de ce projet dépend d'un fragile effort civilisationnel visant à réconcilier différents objectifs de régulation. C'est pourquoi le calme désespoir de F. Scott Fitzgerald («C'est ainsi que nous allons, barques luttant contre le courant, qui nous ramène sans cesse vers le passé"») demeure une description juste -et visionnaire- de la condition humaine".

 

1-L’Ordre étranges des choses. A.Damasio

2-Introduction à l’analyse transitionnelle. R.Kaës