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A propos de l'usage du "nous" dans les articles suivants, je voudrais rappeler la règle en vigueur à ce sujet parce qu'elle traduit bien mon intention : "Ce n’est pas un NOUS de majesté (même si la même règle s’applique), mais un NOUS de modestie qui rappelle que l’auteur du mémoire, de la thèse ou de l’article scientifique n’est pas parti de rien : C’est une manière de rendre hommage à ses maîtres, aux travaux des autres auteurs sur lesquels il s’est appuyé (fût-ce pour les contester)... et de prendre (un peu) de distance avec l’égo (je)"(langue-fr.net). Que mes maîtres et les différents auteurs cités soient ici remerciés.
Est-on encore conscient lorsque l'on est en sommeil profond? Faut-il distinguer la conscience humaine de la conscience animale? Peut-on parler de hiérarchie dans les états de conscience?...etc. Nous avons cherché des éléments de réponse à ces questions essentielles. Puis nous nous sommes interrogé sur le cheminement à suivre pour développer la prise de conscience. Notre intention n'a pas été d'élaborer une théorie de la conscience ou des états de conscience. D'autres que nous l'ont déjà fait et certainement mieux que nous n'aurions su le faire. Nous avons choisi la voie de la pratique, d'où notre titre : Pratique de la multidimensionnalité de la conscience.
En suivant les recherches d'A.R.Damasio nous avons commencé à explorer les deux principaux états de l'activité consciente : "la conscience noyau", de base, et "la conscience étendue"(1). Grande aurait été la tentation de hiérarchiser ces deux états, en considérant la conscience de base comme plus primaire que la conscience étendue. En parodiant la phrase de Pascal, nous avons répondu : "le corps a ses raisons que la raison ne connaît pas". De multiples expériences corporelles, méditatives, ou tirées de la pratique du Yoga Nidra, nous ont confronté à maintes reprises à une intelligence du corps. Notre pratique nous a appris combien revenir vers la conscience de base était essentiel pour renouer avec un soi-même plus authentique, et combien aussi cette dimension de la conscience pouvait être en prise avec la réalité, autant sinon plus que la conscience étendue sujette à une vision des choses troublée par divers filtres résultant d'un apprentissage, d'un savoir, du brouhaha d'un quotidien ou de la frénésie du temps qui passe.
Nous avons écouté D.Chalmers : "Il est alors naturel de postuler que la conscience elle-même est un composant fondamental, un élément essentiel de construction de la nature… La deuxième idée folle est que la conscience est peut-être universelle. Tous les systèmes pourraient posséder un certain degré de conscience"(2). Nous nous sommes intéressé aux hypothèses d'A.Tononi : "Chaque être vivant devrait donc avoir un peu de complexité/conscience tout comme chacune de ses parties et chacune de ses cellules. La matière non vivante aussi d'ailleurs ; il suffirait que ses parties interagissent entre elles de façon causale"(3). Nous avons prêté attention aux propos de S.Dethiollaz qui interroge sur la délocalisation de la conscience, ou encore à ceux de P.van Lommel : "Les champs informationnels de la conscience sont reçus par le cerveau qui fonctionne non seulement comme un récepteur mais aussi comme un émetteur"(4).
Tout cela nous a conduit à placer notre conception de la conscience dans une perspective beaucoup plus large. Nous avons exploré plusieurs directions dans une approche ouverte pour prendre davantage en compte la complexité des situations et des concepts exposés, et acquérir par la pratique l'habitude sinon le réflexe d'un autre regard. Nous ne sommes pas des théoriciens de la conscience. Nous avons donc souhaité expérimenter ce que peut être Māyā (le voile de Māyā dont parlent les Hindous) avant de traiter ce sujet. Nous avons expérimenté le rapport au tiers avant de l'évoquer entre soi et l'autre. Nous avons expérimenté les formes de méditation que nous avons présentées. Nous avons expérimenté la petite voix dans la tête avant de l'évoquer. Nous avons mesuré toute l'incidence de la philosophie aristotélicienne avant de faire partager notre regard. Nous nous sommes imprégné du concept de corps mental avant de rédiger notre article à ce sujet. Nous avons expérimenté longuement le Yoga Nidra avant de présenter le compte-rendu de notre approche... Chacun des articles que nous avons écrits sont le fruit de notre pratique assidue. Nous n'avons pas de réponse à ce qu'est la conscience, mais nous avons expérimenté sa multidimensionnalité, à travers notre pratique et guidé par des chercheurs et des maîtres spirituels -qu'ils en soient ici remerciés chaleureusement-. Ce sont leurs paroles que nous rapportons pour étayer notre propos, et que nous souhaiterions faire partager au lecteur. Au fil des chapitres nous nous sommes intéressé à la complémentarité, à l'intrication, à la dualité. Nous n'avons pas souhaité développer seulement des idées autour de ces concepts complexes, mais toujours fidèle à notre conviction nous nous sommes efforcé de vivre ces concepts pour expérimenter et ressentir plutôt que de mentaliser.
Il nous paraît important de revenir vers l'unidimensionnalité que nous avons évoquée en rapportant nos échanges avec les lecteurs. Nous citons quelques passages de L'homme unidimensionnel. "Si on tient compte de tous ces aspects, on peut très bien appeler la conscience une disposition, une faculté... Si on propose cette définition «sociologique», ce n'est pas en fonction d'un quelconque préjugé en faveur de la sociologie, c'est parce qu'il y a une incontestable incursion de la société dans les données de l'expérience. Par conséquent la société exerce une répression sur la formation des concepts et cette répression équivaut à donner académiquement des limites à l'expérience, à faire une restriction du sens"(5). Même s'il faut sans doute nuancer le terme "répression", H.Marcuse décrit précisément ce que T.Kuhn appelle les "paradigmes scientifiques"(6). Les savoirs, les croyances sont encadrés par un état historique. Comme H.Marcuse l'écrit : "La substance de la pensée est une substance historique… ces universaux… conceptualisent la matière dont est fait le monde de l'expérience et ils le conceptualisent en permettant d'entrevoir ses éventualités, qui sont actuellement limitées, supprimées, niées". Il est bien fait état d'une dimension historique des connaissances et des croyances, pratiquer la multidimensionnalité c'est développer la conscience de la "répression" ainsi exercée sur la pensée.
Nous nous sommes intéressé au concept de Maya, censé représenter l'illusion qui recouvre de son voile toute connaissance, à travers les écrits de Vivekananda, mais aussi à travers ceux de Schopenhauer et de Kant. Est-ce faire un rapprochement abusif que de rapprocher Maya du concept de noumènes évoqués par Kant? Nous laisserons les philosophes débattre de cette question. Pour notre part, nous nous sommes confronté maintes fois à Maya, notre vision subjective du monde, sujette à remises en cause et à remaniements, et cette confrontation approfondie de notre vision des choses ou des événements avec celles d'autres individualités, nous a convaincu de la pertinence de ce concept, pour peu que nous prêtions attention à ces échanges et qu'ils débouchent sur une prise de conscience. L'analyse des situations de transfert notamment nous fait réaliser combien Maya peut être prégnante. Notre propre vision de la relation que nous entretenons avec ce qui nous semble être la réalité évolue avec les circonstances, d'une période à l'autre, parfois d'un jour à l'autre selon notre humeur, ou encore en fonction des "constantes" qui soutiennent notre réflexion. Notre vision est aussi, comme l'indique H.Marcuse dépendante d'une dimension sociologique historique. Le voile de Maya recouvre les "universaux" qui conceptualisent notre monde.
Nous avons aussi exploré les trois entités fondamentales qui nous composent: le corps physique, le corps mental et le corps spirituel. On sait par exemple que la visualisation d'une situation corporelle va grandement influer sur la dimension corporelle. Les groupes musculaires par exemple sont sollicités par l'exercice mais aussi par la seule visualisation de l'exercice, comme si le corps se préparait à l'effort qu'on va lui demander. Les travaux de C.Simonton témoignent de l'influence du mental sur le processus de guérison. On sait que la préparation à un exploit sportif comprend une phase de préparation mentale. La dimension spirituelle aide à affronter les difficultés rencontrées, B.Bettelheim a rapporté l'influence déterminante des croyances dans le processus de survie en milieu hostile. A l'inverse, le mental comprend mal l'expérience hautement spirituelle qui a été vécue lors d'une NDE, et l'effet placebo ne semble pas avoir d'explication plausible au niveau physiologique ou biologique. Ces trois entités sont à ce point différenciées qu'elles s'inscrivent dans ce qui apparaît comme des dimensions de conscience différentes. On connaît à d'autres niveaux l'existence de dimensions de conscience différentes. Ainsi, traitant de La spirale dynamique, F.et C.Chabreuil décrivent trois strates dans les valeurs humaines : les valeurs de surface, les valeurs implicites, les valeurs profondes. Il s'agit bien aussi de trois dimensions différentes : "Le passage d'un environnement à un autre est donc un changement majeur dans lequel toute notre conception du monde, de nous-mêmes et de l'existence est entièrement revue et remise en cause"(7). Plus loin dans leur ouvrage, ils distinguent deux formes de changement : "Le changement horizontal… [qui] peut provoquer des modifications considérables dans la vie d'une personne, le fonctionnement d'une entreprise ou la structure d'une société… [et le] changement vertical qui lui remet en cause toutes les certitudes sur la vie, sur les personnes et sur le monde. Il implique la transformation des comportements, des émotions, des pensées et des valeurs". Nous avons trouvé dans l'ouvrage de P.A.Sorokin, la description de trois grands systèmes socioculturels : Ideational, Sensate et Idealistic, générant des dimensions socioculturelles différentes. "A chaque système, selon Sorokin, correspond une mentalité spécifique"(8). Chaque civilisation, à un moment donné de son histoire, peut s'inscrire dans un des ces trois modèles, Sorokin écrit : "J’ai montré dans les trois premiers volumes de ma Dynamique que les centres dans l’espace des super-systèmes de civilisation idéationnels, idéalistes et sensualistes se déplacent aussi d’une société à une autre, d’un pays à un autre. Chacune de ces formes du super-système existait tantôt dans l’Inde, tantôt en Chine, tantôt en Grèce, tantôt dans l’ensemble de l’Europe".
La pensée intégrale développe des niveaux progressifs dans les aspirations et les accomplissements humains, chaque niveau de développement engendre une façon différente d'interpréter le monde. C.Graves écrit à ce sujet : "Je propose que la psychologie de l’être humain mature soit un processus émergent et oscillant qui se déploie en spirale et qui est caractérisé, au fur et à mesure que les problèmes existentiels de l’être humain changent, par la subordination progressive de systèmes de comportements anciens par des systèmes nouveaux et plus complexes"(9). Nous retiendrons deux points : le processus est "oscillant", il peut y avoir retour vers des comportements antérieurs compte-tenu des problèmes existentiels rencontrés ; et les systèmes de comportements évoluent dans le sens d'une considération accrue de la complexité.
Nous nous sommes ensuite attaché à la notion de complexité. Selon la phrase d'E.Morin : "Nous avons été domestiqués par notre éducation qui nous a appris beaucoup plus à séparer qu'à relier, notre aptitude à la reliance est sous-développée et notre aptitude à la séparation est surdéveloppée"(10), il nous a semblé que cette notion faisait davantage appel à la transdisciplinarité, donc à une interprétation reposant sur un changement horizontal, pour reprendre les termes de F.et C. Chabreuil. Mais nous avons aussi retenu que : "il y a deux conceptions de l'histoire des sciences, la conception internaliste et la conception externaliste. Le monde internaliste voit le développement des sciences comme en vase clos, uniquement en fonction de leur logique interne et de leurs propres découvertes. Le monde externaliste le voit en fonction des développements historiques et sociaux qui déterminent les développements scientifiques". Cela n'est pas sans nous ramener au point de vue exposé par Marcuse en rapport avec l'historicité de la science.
Notre conception de la multidimensionnalité nous a conduit à élargir notre conscience à la fois selon un axe horizontal en fonction d'une interdisciplinarité de la connaissance, et à la fois selon un axe vertical en fonction d'une historicité de la connaissance. Mais plutôt que d'une connaissance de la multidimensionnalité nous préférons parler d'une "pratique de la multidimensionnalité", pour prendre davantage en considération la vivance de ce concept à travers les différentes instances qui composent notre personne.
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(1)L'Autre moi-même. A.R.Damasio
(2)L'Esprit conscient. D.Chalmers
(3)Galilée et la photodiode : Cerveau, complexité et conscience. G.Tononi
(4)Mort ou pas? P.Van Lommel
(5)L'homme unidimensionnel. H.Marcuse
(6)La structure des révolutions scientifiques. Thomas Kuhn
(7)La spirale dynamique. F.et C. Chabreuil
(8)Comment la civilisation se transforme. P.A.Sorokin
(9)The Never Ending Quest C. W. Graves
(10)Intelligence de la complexité. E.Morin