Le cairn

 

Il est défini ainsi : "Pyramide élevée par les alpinistes et les explorateurs comme point de repère ou pour marquer leur passage"(1). On peut dire qu'il s'édifie dans un élan commun de solidarité avec tous ceux qui ont été, sont ou seront de passage en ce lieu inhospitalier marqué par le cairn. Chacun ajoute sa pierre à l'édifice, la forme, la couleur, le poids de cette pierre sont sans importance.

"Les humains s’interrogent sur leur destinée, mais nul d’entre eux ne sait exactement s’il est le maître de son destin ou bien s’il ne fait, malgré les apparences, que le subir. Les préoccupations du quotidien de la vie accaparent leur esprit. Ils s’inscrivent à leur tour dans l’Histoire, celle aussi que leurs ancêtres leur ont léguée, et partagent avec eux, mutatis mutandis, des aspirations semblables. Ils vivent conformément à la loi des organismes hétérotrophes. Leur existence oscille, selon les caprices du destin, entre ces deux pôles symboliques : manger ou être mangé, que domine la primauté du moi, son confort, sa sécurité, sa réussite, sa reconnaissance. [L'abnégation, le dévouement, l'altruisme de l'Abbé Pierre ou de Mère Teresa s'apparentent à l'exception.] Lorsque se pose à eux cette question essentielle : «Qu’as-tu fait de ta vie ?», certains sont embarrassés et déplorent leur insouciance ou leur aveuglement, d’autres connaissent une plénitude que leur confère la certitude de leur accomplissement"(2).

S'inscrire dans une Histoire léguée par les ancêtres? C'est le cairn formé par cette Histoire familiale qu'évoque B.Lipton: "Pendant longtemps nous avons pensé que notre esprit conscient, l'esprit créatif, contrôlait notre vie… Le conscient passe d'une pensée à l'autre et avance ainsi. Donc si le conscient ne fait pas attention, qui donc va s'occuper de la vie quotidienne, de tous les gestes de tous les jours, conduire une voiture, travailler, si notre esprit est occupé ? C'est le subconscient qui va agir. Nous savons maintenant que nous ne créons notre vie que 5 % du temps, avec nos souhaits et nos désirs. 95% de nos vies sont composés d'habitudes. Nous avons alors un problème car les habitudes fondamentales, les premières apprises de nos parents, de notre famille, de notre communauté, ce sont les croyances qui se sont installées les premières dans notre subconscient.  Donc lorsqu'on est conscient on utilise notre esprit créatif, mais dès que le conscient travaille et est préoccupé, on passe au subconscient qui prend le relais. Et les programmes implantés dans le subconscient l'ont été par d'autres personnes : nos parents et notre famille. Donc  95%  de nos vies proviennent de programmes subconscients et c'est de là que viennent de nombreux problèmes pour une raison simple. Je désire réussir et être en bonne santé mais pourtant j'échoue. Cela s'explique car nous fonctionnons seulement sur 5% de nos souhaits et 95% de programmation familiale. Donc si le comportement de mes parents leur a créé un cancer et qu'ils m'ont transmis ce comportement, j'aurai aussi un cancer, et non parce que je le désire consciemment mais parce que les habitudes provenant des mes parents agissent à 95%... Certaines personnes pensent qu'elles vont s'expliquer avec elles-mêmes : «Je vais me dire de ne plus refaire ça !». Cela ne marche jamais parce qu'il y a une entité dans le conscient, c'est vous. Et le subconscient est une machine. Alors vous essayez de parler à une machine mais il n'y a personne là-dedans et c'est pourquoi nous n'arrivons pas à changer ces vieilles habitudes"(3).

S'inscrire dans une Histoire léguée par les ancêtres? En relisant les lignes suivantes, nous nous proposons d'orienter cette question différemment. "Peut-être allait-il disparaître dans la profondeur noire de l’espace ? Peut-être allait-il s’évanouir dans la lumière stellaire, intense de blancheur ? Sa forme se dissoudrait pour se mêler à d’autres, sa substance serait aspirée dans un flux plus vaste… Garderait-il l’information de son expérience de vie, ou bien cette information appartiendrait-elle à une mémoire d’un autre ordre ? Seule aveugle certitude, ce qui avait été ne pourrait plus retourner à l’inexistence de l’indifférencié. Mais le devenir de sa mémoire d’existence, Jack ne pouvait l’appréhender qu’à travers d’incertaines conjectures…"(4).

Cette Histoire c'est aussi celle des cultures, elle construit un cairn témoin d'une expérience de vie. Pour P.Sorokin : "L’évolution des cultures est cyclique et passe par trois phases qui se répètent au cours de l’histoire : the ideational, the idealistic and the sensate stages (l’étape des idées, celle des idéaux, celle des sens). Selon Sorokin, nous serions à la fin de la civilisation industrielle, proches du crépuscule de notre culture. Notre civilisation se situerait donc à la fin de la dernière phase (the sensate stage), sous l’empire des intérêts matériels ; puis elle abandonnera la suprématie des sens pour retrouver la première phase, celle de l’empire des idées, d’une vision de foi et de l’attrait pour un idéal spirituel"(5). Aymeric d’Alton apporte cette information sur les trois phases développées par P.Sorokin : "Chacun de ces trois super systèmes embrasse le type de systèmes qui lui correspond. Le super système sensualiste implique ainsi une science sensualiste, une philosophie sensualiste, une religion sensualiste, une orientation sensualiste des beaux arts, une approche sensualiste de l’éthique et du juridique, une approche sensualiste des sciences politiques et économiques, au coté d’une vision sensualiste de la personne et des groupes, des modes de vie et des institutions. Les super systèmes idéationnel et idéaliste impliquent les mêmes systèmes selon les modes qui leur correspondent. Au cœur de chacun de ces systèmes, les éléments idéologiques, matériels et comportementaux s’articulent –au sein des systèmes scientifiques, philosophiques, éthiques et juridiques, des institutions sociales et des modes de vie– avec la Valeur qui conditionne le super-système (6).

Nous reprenons la lecture de l'article précédant consacré à P.Sorokin : "Dans son livre The Reconstruction of Humanity, publié en 1948 et dédié à Gandhi «l’apôtre de l’amour», il parle de l’altruisme créateur qui transformera notre civilisation. C’est surtout dans le livre suivant, The Ways and Power of Love (1954), que Sorokin étudie les méthodes et les techniques des «grands maîtres de l’altruisme» pour opérer «la transfiguration de l’homme». Se rapprochant des vues de Teilhard, Sorokin déclare que nous en savons beaucoup moins sur l’énergie de l’amour que sur celle de la lumière, de la chaleur, de l’électricité et des autres formes d’énergies physiques. Seule l’universalité de l’amour pour tous, de l’amour sans limites pratiqué envers tous les êtres humains pourra arrêter l’extermination de l’homme par l’homme sur la planète. Dans cet ouvrage, Sorokin décrit sept aspects de l’amour : religieux, éthique, ontologique, physique, biologique, psychologique et social. Les formes psycho-sociales de l’amour, caractérisées par cinq variantes  -l’intensité, l’extension, la durée, la pureté et son état adéquat- sont du plus grand intérêt. Sorokin cherche des moyens pour «la production, l’accumulation et la distribution de l’énergie de l’amour», auxquelles nos sociétés humaines ont attaché trop peu d’importance et consacré trop peu de temps ou d’efforts. Pour Sorokin, comme pour Teilhard, l’énergie de l’amour se trouve encore à un stade naturel, rudimentaire, accordée à une technologie matérielle, primitive et manuelle. Nous avons besoin de quelque chose de plus que l’amour naturel et l’attrait mutuel. Sorokin fait allusion aux «inventeurs et ingénieurs de la production de l’amour», des êtres humains qui ont produit de l’amour au-delà du cercle de la famille, en transcendant la parenté naturelle. Historiquement, Sorokin a étudié différents types d’altruistes  -des personnes qui ont pratiqué le yoga en Inde, des moines chrétiens et leurs communautés, des mouvements alternatifs comme les «Huttérites» aux Etats-Unis, etc. Mais est-il possible de transformer l’humanité en développant un amour universel ? Ou un tel amour serait-il biologiquement et psychologiquement impossible ? Teilhard pose la même question. Comme Sorokin, il est convaincu qu’un tel amour est possible, qu’il doit être développé avec l’aide de toutes les institutions sociales et de toutes nos capacités créatrices. Alors seulement nous pourrons transcender les étroites solidarités tribales, pour les échanger contre une solidarité universelle de toute l’humanité, but à atteindre nécessairement si nous voulons garantir un avenir pour le monde des hommes"(5).

On connaît la célèbre chanson de F.Leclerc : "Quand les hommes vivront d'amour. Il n'y aura plus de misère". Une culture de l'amour serait-elle le cairn ultime témoignant de l'Histoire humaine ? Notons que P.Sorokin comme P.Teilhard de Chardin "sont convaincus qu’un tel amour est possible" mais posent comme condition "qu’il doit être développé avec l’aide de toutes les institutions sociales et de toutes nos capacités créatrices".

En conclusion de son ouvrage sur La bonté humaine, J.Lecomte écrit : "On pourrait conclure, des multiples recherches présentées ci dessus, que la conception de l'être humain selon les économistes est totalement fausse. En fait, plutôt que fausse, elle manque tout simplement de finesse. Car il est vrai que certaines personnes agissent de manière égoïste, et ce de manière régulière, mais ces individus ne forment qu'une minorité de la population. Ainsi, nous avons d'un côté, la conception des économistes selon laquelle tous les êtres humains sont égoïstes, en tout temps et tout lieu ; de l'autre, une conception selon laquelle l'être humain est à la fois capable de sensibilité à autrui et d'égoïsme, le comportement variant en fonction des personnes et des circonstances. Au vu des connaissances accumulées en économie expérimentale (mais aussi au vu du comportement quotidien des gens !), maintenir la première conception relève de la pure idéologie et non pas de la science, contrairement à ce qu'affirment encore les tenants de Ia pensée économique néoclassique"(7).

Nous nous sommes intéressés au concept d'interdépendance en tant que facilitateur d'une "culture de l'amour" faisant figure de cairn érigé en point de repère et marquant le passage d'une humanité animée d'un "élan commun de solidarité". Nous citons R.Shankland et C.André :  "Après plus de vingt ans de recherches dans le champ de l'accompagnement des personnes en difficulté, Robert Bornstein, psychologue et chercheur spécialiste de la dépendance, conclut que la meilleure manière de s'épanouir, c'est d'accepter notre interdépendance au lieu de chercher à lutter contre elle. C'est ainsi qu'il définit la dépendance interpersonnelle «saine». Une de ses caractéristiques est le fait d'oser demander de l'aide sans que cela entraîne un sentiment d'incapacité à faire face à la situation. Accepter des interactions de dépendance dite «saine» permet de développer un attachement à autrui sans se sentir fragilisé par ce lien, ou encore d'accorder sa confiance à l'autre sans perdre pied lorsque des conflits émergent. En modifiant ainsi notre regard sur la dépendance à l'autre –ou l'interdépendance, puisqu'elle est réciproque– nous changeons notre rapport à nous-mêmes et aux autres. Grâce à ce changement de représentation, il devient plus facile de demander du soutien pour faire face aux situations difficiles, tout en conservant une confiance en soi suffisante pour apprendre de ces expériences et progresser. Et cela contribue à l'équilibre de nos besoins d'autonomie et de proximité relationnelle. Le voyage au pays des relations humaines commence in utero, lorsque le fœtus vit encore en symbiose avec la maman. Il se poursuit après la naissance avec une première phase de dépendance importante de l'enfant envers ses proches, qui se transforme progressivement en une relation d'interdépendance avec d'autres humains. Après une brève exploration du territoire du développement de l'enfant en revisitant les paysages de l'attachement, nous partirons à la découverte de nouvelles pistes de compréhension des relations de «dépendance saine» ou «positive», mises en évidence par les recherches en psychologie et en neurosciences. Notre objectif est de vous montrer toutes les potentialités que recouvre le fait d'être en lien avec autrui, tout en évitant les pièges de la dépendance ou de l'illusion d'indépendance. Les êtres humains ont besoin de proximité relationnelle, source des plus grandes joies et des meilleurs souvenirs de l'existence. La recherche a mis en évidence que les relations sont ce qui contribue le plus à donner un sens à la vie. Penser que la relation de dépendance «saine» est utile au développement humain va à l'encontre de la vision caricaturale consistant à croire qu'il serait possible de s'épanouir sans les autres, ou encore que le fait de dépendre des autres pour son propre bien-être serait le signe d'une pathologie. Les facteurs d'épanouissement ne reposent pas sur l'indépendance (illusion de ne pas avoir besoin des autres) ni sur la codépendance (impression d'impossibilité de vivre sans son partenaire), mais davantage sur ce que nous appellerons ici l'interdépendance positive"(8).

P.Sorokin et P.Teilhard de Chardin étaient-ils des visionnaires? C.Bellay écrit : "Ces philosophes évolutionnistes estiment que cette supra-conscience, qui commence à se manifester actuellement chez l'élite de l'humanité, se stabilisera petit à petit (au cours des siècles) et représentera la nouvelle norme humaine, un attribut habituel d'une humanité devenue adulte qui finira par élever la race tout entière au-delà de ses peurs, de sa sottise et de sa cupidité, au-delà de la barbarie et de la terrifiante bestialité dont elle fait encore preuve aujourd'hui. Ce sera l'ère de l'homo noéticus succédant à l'homo sapiens sapiens, noétique en langage teilhardien signifiant «qui a trait à la conscience et à l'étude de celle-ci»… Les individus qui ont accédé ne serait-ce qu'aux premiers degrés de cette conscience supérieure (des mutants aujourd'hui), même si ce n'est que quelques instants, commencent à se regrouper pour essayer de faire émerger de nouveaux systèmes économiques, sociaux, éducatifs, environnementaux et politiques, se basant sur la coopération et l'entraide, et non plus sur la compétition et l'agression. Ils choisissent de produire des biens et des services qui créent de la valeur, tout en respectant leurs employés, leurs clients et l'environnement, et en étant utiles à la communauté et aux générations à venir. En effet, si nous sommes convaincus que nous sommes tous issus de la même source, que nous sommes des êtres interdépendants et non séparés les uns des autres ainsi que de notre planète, nos relations inter-humaines changent ainsi que celles que nous entretenons vis-à-vis de notre environnement. Si nous prenons profondément conscience du fait que notre intérêt et notre bonheur sont inextricablement liés à celui des autres alors, les problèmes écologiques (poisons industriels, déchets radioactifs, gaz responsables de l'effet de serre qui réchauffe notre planète...) et les autres difficultés (pauvreté, guerres, famine, manque d'eau, manque d'éducation...) qui menacent l'humanité peuvent être résolus. Comme nous en avertissait Martin Luther King : « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots»"(8).

 

1-dictionnaire.lerobert.com/definition/cairn

2-Un bonhomme de papier. M-N.Testut et J-P.Joguet-Laurent

3-in L'intention influence la matière. B.Lipton et collectif.

4-Des Nouvelles de Jack. J-P.Joguet-Laurent

5- choisir.ch/religion/theologie. L’amour chez Sorokin et Teilhard de Chardin. Ursula King

6- Pitirim Alexandrovitch Sorokin: une approche de la culture. Aymeric d’Alton

7-La bonté humaine. J.Lecomte

8-Le centième singe. C.Bellay