Toi/ Moi
Jésus demande à ses disciples: Qui dit-on que Je suis ? Cette interrogation a aussi son pendant sur un mode intime: Qui suis-je ? Le soi et l'autre, le moi et le toi, sont-ils indissociables ?
"Nous sommes un mystère, et nous ne saurons jamais qui nous sommes, si cette curiosité vient du mental", écrit Kaveen. Il poursuit : "Pour forger ce regard sur nos perceptions, nos sentiments, nos émotions, nos pensées, sur tout ce qui nous fait vivants, il n'y a qu'un chemin : pratiquer, pratiquer, pratiquer, dans toutes nos façons d'être, dans tous nos comportements, les visibles et les cachés, pratiquer le witnessing, développer ce miroir intérieur qui nous arrache à notre conditionnement ... Mais il est difficile d'observer en continu, 24 heures sur 24, à chaque seconde les mouvements de notre vie intérieure, notre corps, nos actions, notre psychologie et notre comportement. Il deviendrait franchement difficile de survivre et d'agir. Le witnessing a, lui aussi, des hauts et des bas. Il danse la même célébration, mais il est toujours là. C'est pourquoi on peut l'appeler l'art de la présence… Le chemin de la pratique est le seul à rompre avec cette perte de nous-mêmes dans les contraintes quotidiennes et les distractions. Cet arrachement n'est ni facile, ni paisible… Le witnessing n'est pas transmissible, comme une recette de cuisine, puisque par définition il n'est qu'une expérience individuelle, n'exprime que l'accès d'un individu à l'observation de lui-même, et disparaît avec lui. C'est une sorte de croissance qualitative bouleversante d'une disposition naturelle à chaque être humain: la capacité à se rendre compte de ce qu'il fait, de ce qu'il sent. On peut partir de cette disposition élémentaire à créer de la conscience pour la faire s'épanouir en bonheur, en joie de vivre, même à travers les pires épreuves, parce que cet épanouissement marque la réunification d'un individu avec lui-même. Il n'y a pas de witnessing total et définitif. Sans doute, une fois le "truc" acquis, il faut encore lui donner des racines, une cristallisation, pour qu'il devienne notre vraie nature, et soit toujours en tout temps disponible"(1).
Dans ces extraits empruntés à A.Damasio (2) nous nous intéresserons à la dimension neurologique de l'esprit conscient : "Nous savons que les aspects les plus stables du fonctionnement du corps sont représentés dans le cerveau sous forme de cartes, contribuant ainsi aux images dans l'esprit". Ces cartes peuvent être visuelles, auditives, kinesthésiques… etc. Elles résultent des perceptions et des interactions entre les informations en provenance du corps et le cerveau. Selon A.Damasio, "le cerveau ne commence pas à former l'esprit conscient au niveau du cortex cérébral, mais à celui du tronc cérébral… Les structures cérébrales sont liées aux parties du corps qui bombardent tout le temps le cerveau de leurs signaux et le sont en retour par lui, ce qui crée une boucle de résonance". A la lumière de ces informations il apparaît évident que la conscience de soi résulte d'une histoire relationnelle individuelle et qu'elle ne peut être vécue, comme l'écrit A.Damasio, "qu'exclusivement à la première personne". Ainsi qu'il l'indique : "Les images dans notre esprit prennent plus ou moins de présence dans le flux mental selon leur valeur pour l'individu. D'où vient cette valeur ? De l'ensemble des dispositions originales qui orientent la régulation de notre vie, ainsi que des évaluations attribuées à toutes les images que nous avons petit à petit acquises au cours de notre expérience, en fonction de l'ensemble des dispositions de valeur liées à notre histoire passée… Des images continuent à se former, par perception ou remémoration, même quand nous n'avons pas conscience d'elles. Nombreuses sont celles qui ne gagnent jamais les faveurs de la conscience et ne sont ni vues ni entendues directement dans l'esprit conscient. Pourtant, en bien des cas, elles peuvent influencer notre pensée et nos actions. Le riche processus lié au raisonnement et à la pensée créative peut se dérouler alors que nous sommes conscients d'autre chose".
Dans son article Ouvrir la voie à l'identification, A.Balint écrit : "Examinons de plus près le sens de ce phénomène très fréquent. Au début, l'enfant jette le jouet ; il ne veut même pas le voir ; nous pouvons dire sans crainte d'exagération que, dans ce cas, l'attitude de l'enfant équivaut à la destruction de l'objet étranger. Vient ensuite le rapport établi avec le bras et le doigt de l'enfant qui montre la voie à l'identification. L'enfant «digère» alors psychiquement l'objet inconnu, et il en résulte qu'il prend en main comme une chose familière l'objet qui lui inspirait primitivement de la répulsion. Le même phénomène s'observe chez un adulte à qui on expose une idée nouvelle, et qui déclare qu'il doit d'abord «digérer ça» avant de s'y faire. Les explications qu'on lui donne en ce cas servent en premier lieu à faciliter cette digestion, de la même façon que chez l'enfant… Ainsi donc, on pourrait dire que, d'une part, le jeu de l'enfant est une suite d'explications primitives et que, d'autre part, l'approche intellectuelle d'un problème est en réalité un processus d'identification. L'identification fournit la base instinctive de la compréhension et de la connaissance, ce qui veut dire que nous ne pouvons percevoir le monde extérieur que comme une chose non totalement différente de notre Moi"(3).
Rappelant le propos de J.Lacan, G.Taillandier écrit : "S'il y a de l'identification dans les phénomènes inconscients, c'est parce qu'il y a le signifiant, elle n'est pas liée à un obscur processus biologique ou psychologique (imitation, Prâgung, suggestion, empathie, contagion, tous termes que Lacan récuse absolument), mais à la structure du signifiant et à ses effets dans l'inconscient. Il n'est d'identification qu'à partir du signifiant (en tant qu'il a pour effet un sujet) et l'identification est identification au signifiant, on ne s'identifie jamais qu'à un signifiant (et non à une personne, à un objet, ou quoi que ce soit d'autre), et ce qui s'identifie est sujet (mais il en résulte que s'identifier, c'est s'identifier au manque de l'Autre et, par conséquent, se diviser)". Si l'on reprend le propos de A.Balint, le Toi rend possible la perception du monde devenant autre que celle du Moi. A.Eiguer souligne cette nécessaire ouverture du Moi dans l'élaboration du soi : "L'orientation à écouter, voire à guetter les avis des autres, n'est pas forcément pathologique. Elle est pathologique lorsque l'on entend superficiellement ce que l'autre dit et que le lien n'a pas de consistance. Si non, elle témoigne de notre besoin de relation et part du constat que nous ne sommes pas en mesure de tout savoir. Elle remet au premier plan le fait que l'être seul n'existe pas et que, même si cela heurte notre fierté, nous devons admettre le besoin de partage, d'information, de trouver des alternatives à nos propres réflexions, aussi justes nous paraissent-elles. Il nous faut savoir que d'autres issues existent pour les comparer à celles que nous avons trouvées. Elles s'avéreront éventuellement correctes et pertinentes. Nous pourrions finalement faire le choix de ne pas les prendre en compte pour nos décisions, mais dans ce cas nous serions plus convaincus de l'option retenue. L'avis des autres sert à nous relier à eux et à créer un dialogue dans notre for intérieur, même à créer un débat. La manœuvre prend une dimension dynamique dès lors qu'elle facilite une solution. Elle est éventuellement pénible, la décision, un accouchement dans la douleur ; son choix, déchirant. Toutefois la contradiction entre deux options est nécessaire pour mieux cerner les enjeux. Elle risque certes parfois d'entraver la décision et de nous faire «tourner en rond», ce qui arrive de préférence quand on se laisse envahir par la figure de celui qui a donné l'avis, plutôt que par ce qu'il énonce. Intervient alors le poids de l'expert et de son prestige qui favorise ces dérives. Je pense que rien ne vaut la mise en débat de plusieurs possibilités à l'intérieur de nous en sollicitant nos affects et nos représentations"(4).
Le processus d'identification prenant toute sa place au cœur du Toi/Moi, nous avons voulu en savoir davantage à ce propos. Rappelons-en la définition au sens large: "Assimilation inconsciente, sous l'effet du plaisir libidinal et/ou de l'angoisse, d'un aspect, d'une propriété, d'un attribut de l'autre, qui conduit le sujet, par similitude réelle ou imaginaire, à une transformation totale ou partielle sur Ie modèle de celui auquel il s'identifie. L'identification est un mode de relation au monde constitutif de l'identité"(5). Nous citons S.Freud : "Quand on a perdu un objet ou qu’on a dû l’abandonner, on se dédommage bien souvent en s’identifiant avec lui, en l’érigeant de nouveau dans son moi"(6). L'identification apparaît ici comme une défense contre la perte de l'objet. Mais nous verrons dans les lignes suivantes son influence plus générale sur le fonctionnement de la relation à l'objet. "Le fait que le moi cherche inconsciemment à se rendre semblable au modèle qu'il choisit en s'identifiant à lui ne constitue pas seulement une modalité défensive mais plus généralement une façon d'entrer en contact avec l'autre. En outre, qu'il s'agisse d'identifier, c'est-à-dire de reconnaître pour identique, ou de s'identifier, c'est-à-dire de devenir identique à l'autre (Vocabulaire de philosophie de Lalande), les deux sens du terme relèveraient à première vue davantage d'activités conscientes qu'inconscientes. Or, c'est justement en tant qu'activité inconsciente que la finalité défensive de ce mécanisme se déploie. Car l'identification n'est pas simple imitation comme on aurait tendance à le croire lorsqu'on pense à l'enfant s'identifiant dans ses jeux à un héros de bande dessinée ou encore à l'adolescente copiant par son habillement la silhouette d'une star admirée. L'identification réalise, par un mouvement d'appropriation, un fonds commun qui, selon Widlöcher (1991), «a trait à une communauté qui persiste dans l'inconscient». C'est en effet une action relevant des processus primaires, qui représente un travail psychique destiné à réaliser dans le fantasme le but inconsciemment recherché, celui d'être l'autre. On conçoit mieux alors que cet objectif puisse être porté par une activité défensive, que ce soit pour lutter contre l'angoisse de perte d'objet ou pour assurer une prise sur le monde extérieur. Cette méthode de défense se spécifie de deux manières : c'est une action qui est portée par un désir d'assimilation et qui opère dans un mouvement objectal, c'est-à-dire tourné vers l'extérieur. Ainsi, la notion d'identification fait jouer deux principes apparemment contradictoires et pourtant complémentaires pour la logique de l'inconscient : celui de l'équivalence (le même) et celui de la distinction (l'autre). C'est à la fois le semblable et le différent, le sujet et l'objet, l'unicité et la pluralité, que le processus d'identification met en œuvre à des fins de protection et d'enrichissement du moi. Ainsi, les «fantasmes inconscients d'identification» représentent une part essentielle de la construction du moi en relation à l'autre. L'identification constitue le point de départ d'une relation objectale, en même temps qu'une défense essentielle contre l'absence de l'objet, et devient, par la suite, « la voie royale du détachement de la libido des objets» (Florence, 1978)"(5).
1- L'Art de la Présence. Kaveen
2-L'Autre Moi-même. A.Damasio
3-L'identification. Collectif
4-Jamais toi sans moi. A.Eiguer
5-Les mécanismes de défense. S.Ionescu, M-M. Jacquet, C.Lhotte
6-Nouvelles conférences sur la psychanalyse. S.Freud