Dukkha, stoïcisme, vipassana
On peut être tenté de penser : quoi de plus redouté que la mort ? On sait qu'elle est inévitable, on sait qu'elle est séparation. Comment ne pas envisager que tout être vivant puisse chercher un secours pour vivre avec l'idée de cette inacceptable issue. La mort nous touche parce qu'elle signe notre disparition, mais aussi, et de façon peut-être plus douloureuse, parce qu'elle met un terme à chacun de nos attachements. "Rappelle-toi que tu aimes un mortel… il t'a été accordé pour le moment, mais pas pour toujours", écrit Epictète. L'existence nous confronte à de multiples difficultés, mais l'espoir demeure toujours qu'un temps viendra où l'on pourra remédier à celles-là. Tel n'est pas le cas pour la mort, tel ne sera jamais le cas. L'histoire des hommes fait état d'une quête incessante de nouveaux pouvoirs pour surmonter les défis de la vie ou pour surmonter les insuffisances inhérentes à notre condition humaine. La mort est, pour l'humanité, définitivement un échec en réponse à l'exercice de ce pouvoir, et inévitablement alors une source de désespoir.
Le bouddhisme développe le concept de dukkha, la première noble vérité, "ceci est souffrance". "Voici, ô moines, la noble vérité de dukkha : la naissance est dukkha, vieillir est dukkha, la maladie est dukkha, la mort est dukkha, le chagrin et les lamentations, la douleur, l'affliction et le désespoir sont dukkha, être uni avec ce que l'on n'aime pas est dukkha, être séparé de ce que l'on aime ou de ce qui plaît est dukkha, ne pas obtenir ce que l'on désire est dukkha. En bref, les cinq agrégats de l'attachement sont dukkha", nous rappelle le premier sermon du Bouddha.
Face à ces insurmontables obstacles nous avons relu quelques lignes du "Manuel" d'Epictète : "Que ceux qui veulent être libres s'abstiennent donc de vouloir ce qui ne dépend pas d'eux seuls : sinon, inévitablement, ils seront esclaves(1)". Faut-il suivre une éthique de vie où la liberté prime ? : "Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est naturellement esclave et pour un bien propre ce qui t'est étranger, tu vivras contrarié, chagriné, tourmenté; tu en voudras aux hommes comme aux dieux". Demeure cette question : peut-on être libre face à la mort ? La philosophie d'Epictète s'articule surtout autour de la Providence ou du Destin : "Souviens-toi que tu joues dans une pièce qu'a choisie le metteur en scène : courte, s'il l'a voulue courte, longue, s'il l'a voulue longue. S'il te fait jouer le rôle d'un mendiant, joue-le de ton mieux ; et fais de même, que tu joues un boiteux, un homme d'État ou un simple particulier. Le choix du rôle est l'affaire d'un autre". Le philosophe n'est pas toujours libre de son destin : "Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d'autres non".
On en vient à l'acceptation mais aussi à l'idée que l'on se fait des évènements qui nous accablent. Selon Epictète: "Ce qui tourmente les hommes, ce n'est pas la réalité mais les jugements qu'ils portent sur elle". Il nous invite à porter un autre regard sur les événements de l'existence, en admettant comme inévitables ceux dont le déroulement ne dépend pas de nous, si douloureux fussent-ils : "Si tu souhaites que tes enfants, ta femme et tes amis soient éternels, tu es un sot, car c'est vouloir que ce qui ne dépend pas de toi en dépende; que ce qui n'est pas à toi t'appartienne".
Ces deux derniers points nous renvoient à la pratique de Vipassana : "S'il y a en nous des pensées négatives, regardons-les de plus près. Elles sont toujours en rapport avec quelque idée ou attente cultivée par le mental. Le fait de reconnaître la cause de celle-ci, la fait se dissoudre(2)". La voie de Vipassana nous convie à observer ce qui nous tourmente, mais seulement en tant qu'objet d'attention, car, est-il précisé, "nous devons voir que nous ne sommes pas l'entité agissante. Si nous nous identifions à l'entité agissante, il n'y a plus d'observation. Il n'y a plus que réaction… Communiquer avec l'entité agissante ne signifie pas dialoguer avec elle ; cela signifie qu'elle et nous marchons côte à côte".
V-R.Dhiravamsa écrit : "Lorsque nous sommes en méditation, observons nos schémas de comportement, nos réactions, nos habitudes, en bref, notre conditionnement. Prenons conscience de nos blocages mentaux et physiques, du processus de nos inhibitions. Voyons combien nous sommes peu libres d'agir et d'être avec naturel. Voyons également le karma qui s'est accumulé dans certaines parties de notre corps et de notre mental".
V-R.Dhiravamsa évoque le karma du corps : "Dans notre corps, il y a des douleurs, des tensions, des muscles noués, et nous sentons le besoin de le guérir. L'exercice et le travail corporel deviennent alors partie du processus de méditation"; et le karma du mental : "Le mental est cause de problèmes, étant plein d'idées, de règles et d'obsessions, de philosophie et de savoir, ce qui nous empêche d'être ouvert à la réalité du moment. Les idées et les connaissances que nous avons sont comme un fardeau dans notre tête. Nous devons faire telle chose, ou être de telle manière". Dans les lignes suivantes, il explicite le "processus" de dukkha et son incidence sur le karma : "Le processus de dukkha présente deux aspects : celui concernant le passé et celui concernant le présent. Le processus ayant trait au passé est dans notre mental et dans notre corps, accumulé sous la forme de karma (en fait, le karma fait partie de dukkha; dukkha recouvre à la fois le plaisir et la souffrance, la joie et la douleur). Le processus de dukkha ayant trait au présent s'appuie sur notre conditionnement: le conditionnement social consécutif à l'accumulation des traditions et à notre éducation. Le conditionnement individuel a pour origine le karma individuel".
1-"Manuel" d'Epictète. Arrien de Nicomédie.
2-L'attention, source de plénitude. V-R.Dhiravamsa