Esprit  es-tu  la?

 

Nous nous interrogerons sur ces phrases de W.Paley, en guise d'introduction à notre article : "C'est un fait, que la science du naturaliste, du physicien ou de l'astronome, ne le conduit pas toujours à la conviction d'une cause intelligente. Il étudie les phénomènes dans leurs rapports avec certaines lois qu'il s'accoutume à considérer comme nécessaires. Il s'applique à observer les faits avec un calme philosophique; il se tient en garde contre l'enthousiasme qui  égarerait son jugement, et fortifiant ainsi l'influence amortissante de l'habitude sur l'admiration, il ne voit, dans l'enchaînement des causes et des effets, que des problèmes à résoudre par le calcul, et comme un défi que la nature donna à son intelligence…  Qu'est-ce […] que la portée de notre intelligence, si on la compare aux profondeurs des mystères de la nature et de notre destinée !"(1).

Dans le constat des mystères de la nature et de notre destinée, y-a-t-il de quoi s'étonner? M.Larroque écrit : "R.Dawkins… montre qu’il est statistiquement possible de reconstituer un vers de Shakespeare en tapant au hasard sur un clavier : il suffit pour cela d’accumuler les frappes. Mais la reproduction accidentelle d’un seul mot, Shakespeare par exemple, est déjà hautement improbable. Si en effet on multiplie des séries de 11 frappes (le nombre de lettres de Shakespeare), pour chaque frappe il y a autant de possibilités que de touches différentes, soit 24 touches possibles (les lettres de l’alphabet). Donc au final, il y a une chance sur 2411 pour écrire, par hasard, un mot de 11 lettres comme Shakespeare. Que sera-ce pour écrire un vers entier du poète comme le propose Dawkins ! Et, si on considère la totalité de son œuvre, et même la totalité des écrits de l’humanité, l’improbabilité devient exponentielle. Or le maintien et le perfectionnement de la corrélation des formes, dans des milliards d’êtres vivants depuis l’origine de la vie, à partir du seul hasard et de la loi des grands nombres, sont bien plus improbables encore que la reconstitution de toutes les œuvres de l’esprit"(2). Ce qui nous amène à poser la question : quelle serait alors la part du hasard dans la création de l'Univers ? Nous avons trouvé cette réponse : "Le hasard… l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan a utilisé à son propos une très jolie image. La chance pour que l’univers soit né par hasard, écrit-il, est à peu près égale à la chance pour un archer d’atteindre avec sa flèche un petit carré d’un centimètre de côté situé à 15 milliards d’années-lumière"(3).

Quelle est la nature de l'esprit dans la matière ? La théologie apporte une réponse à cette question, l'esprit dans la matière c'est Dieu. Mais l'Eglise nous indique qu'apporter la réponse à la question de Dieu est la négation même de Dieu. "Si nous pouvons avoir des certitudes de foi, si notre intelligence peut chercher à approfondir le message évangélique, il nous faut toutefois ne jamais oublier que Dieu reste le Tout Autre, l'Ineffable, l'Indicible. Ramenant trop facilement Dieu à nos catégories humaines, à notre manière de voir et de penser –qui varient évidemment avec les époques et les cultures– il ne faut pas s'étonner qu'on ait vu surgir tout au long de l'histoire toutes sortes de caricatures de Dieu qui ont parfois profondément dénaturé le message religieux originel", écrit l'Abbé Pierre (4).  

Quelle est la nature de la matière ? E. Schrödinger cite C.Sherrington : "Dans le monde de la physique nous assistons à une représentation en théâtre d'ombres de la vie qui nous est familière. L'ombre de mon coude repose sur la table d'ombre tandis que l'encre d'ombre coule sur le papier d'ombre... La prise de conscience claire que la science physique traite d'un monde d'ombres est l'un des progrès récents les plus importants… L'esprit, pour tout ce que la perception peut appréhender, se comporte dans notre monde spatial plus fantomatiquement qu'un fantôme. Invisible, intangible, il n'est même pas un objet en contour ; il n'est pas une «chose». Il reste sans confirmation sensorielle, et le reste à jamais"(5). On opposera à ce monde d'ombres la perception que nous avons de la réalité. Or, E. Schrödinger fait la description du courant prédominant en physique quantique: "Nous ne pouvons pas émettre d'énoncé factuel à propos d'un objet naturel (ou d'un système physique) donné sans «être en rapport» avec lui. Ce rapport est une véritable interaction physique. Même si l'interaction consiste simplement en un regard porté sur l'objet, ce dernier doit être frappé par des rayons lumineux et les réfléchir vers l'œil, ou vers quelque instrument d'observation. Cela signifie que l'objet est affecté par notre observation. Vous ne pouvez obtenir aucune information sur un objet en le laissant complètement isolé. La théorie se poursuit en affirmant que cette perturbation n'est ni contingente ni susceptible d'être entièrement appréhendée. Par conséquent, après un nombre quelconque d'observations soigneuses, l'objet est laissé dans un état tel que certaines de ses caractéristiques (les dernières observées) sont connues, tandis que d'autres (celles avec lesquelles la dernière observation a interféré) ne sont pas connues ou ne sont pas précisément connues. Cet état de choses est présenté comme expliquant pourquoi aucune description complète et sans lacunes des objets physiques n'est possible… A partir de la théorie exposée précédemment, à partir de l'interférence inévitable et impossible à appréhender entre les dispositifs de mesure et l'objet observé, une série de hautes conséquences de nature épistémologique ont été tirées et mises en avant, concernant la relation entre sujet et objet. On a prétendu que de récentes découvertes en physique ont progressé vers la limite mystérieuse entre sujet et objet. Cette limite, nous dit-on, n'est pas du tout une limite nette. On nous fait comprendre que nous n'observons jamais un objet sans qu'il soit modifié ou teinté par notre propre activité d'observation. On nous fait comprendre que sous l'impact de nos méthodes d'observation perfectionnées, et de la réflexion sur les résultats de nos expériences, cette mystérieuse limite entre le sujet et l'objet a été brisée".

Y-a-t-il dans l'Univers une information qui ne nous serait pas immédiatement accessible ? Traitant de l'univers informé, V.Zartarian écrit : "Les cristallisations nous ont révélé des faits troublants, notamment que lorsqu'un nouveau polymorphe apparaît, l'information semble se propager rapidement (instantanément ?) à la planète entière. Par quelles voies ? Mystère ! La même question se pose lorsqu'au niveau microphysique une réponse inédite est apportée quelque part à une question inédite. L'univers connaît forcément ces voies, moi non. J'ai tout de même quelques arguments qui, s'ils ne constituent pas une explication, suggèrent au moins que ce qui semble impossible dans un cadre de pensée classique pourrait bien être possible dans un cadre quantique. Il suffit pour s'en convaincre de mettre côte à côte certains faits. Constatons pour commencer qu'en microphysique la notion d'identité d'une particule individuelle n'a guère de sens. En fait les particules d'une même espèce sont indistinguables … Par exemple il est impossible de différencier un neutron d'un autre neutron, ou un électron d'un autre électron, sur les principales grandeurs qui les caractérisent, à savoir la masse au repos, la charge électrique et le spin… Admettons, mais ne devrait-on pas au moins pouvoir les distinguer par leur position ? Eh bien pas nécessairement. Enfermez quelques neutrons dans une boîte, il est impossible de suivre chacun séparément parce que le principe d'incertitude dissout la notion de trajectoire. Si l'on fait des mesures successives de position, l'on ne pourra jamais être assuré qu'elles portent sur le même neutron. La question n'a même pas de sens… Il y a encore ceci : ultimement, n'importe quelle particule se réduit à des photons, d'une part elle peut se matérialiser là à partir d'une bouffée d'énergie, c'est-à-dire de photons, et d'autre part elle peut se volatiliser dans une égale bouffée d'énergie, c'est-à-dire se transformer de nouveau en photons. D'où l'idée que le bestiaire des particules dites élémentaires pourrait lui-même résulter du processus suggéré plus haut d'acquisition d'habitudes par des photons"(6).

Les liens entre matière et esprit se liraient davantage en termes d'intrication que d'opposition. Selon V.Zartarian : "La matière de la réalité ne peut plus être cette «chose» solide dérivée naïvement de notre expérience sensorielle. Elle apparait maintenant comme en-dehors du temps et de l'espace, douée de qualités plutôt que réduite à des quantités. Osons le dire, la matière en son fond est carrément immatérielle… Les objets physiques que notre conscience perçoit semblent exister réellement au-dehors et indépendamment de nous… Le cerveau manipule, transforme, élabore un nombre incalculable de données pour arriver à «faire croire» à notre conscience que les sensations colorées produites dans nos yeux sont la réalité extérieure. Et il en va de même avec d'autres sens comme l'ouïe ou le toucher. "(7).

Paradoxalement, plus de rationalité -celle que nous apporte la science- impliquerait moins de rationalité, si cette rationalité-là consiste en un point d'ancrage relatif à une certaine vision du monde, comme l'explique dans ces lignes E. Schrödinger : "Le monde est une synthèse de nos sensations, de nos perceptions et de nos souvenirs. Il est commode de le considérer comme existant objectivement par lui-même. Mais il n'apparaît certainement pas en vertu de sa simple existence. Son apparaître est conditionné par des processus très spéciaux dans des parties très spéciales de ce monde même, à savoir par certains événements prenant place dans un cerveau. Voici une déduction extraordinairement singulière, qui soulève la question suivante : quelles propriétés particulières distinguent ces processus cérébraux et leur permettent de produire l'apparaître? Pouvons-nous deviner quels sont les processus matériels qui ont ce pouvoir et lesquels ne l'ont pas ? Ou plus simplement : quel type de processus matériel est directement associé à la conscience ? Un rationaliste peut être tenté de régler cette question brutalement, à peu près comme suit. D'après notre propre expérience, et par analogie, lorsqu'il s'agit des animaux les plus évolués, la conscience est connectée à certains types d'événements dans de la matière organisée et vivante, c'est-à-dire à certaines fonctions nerveuses. Se demander jusqu'où, en descendant l'échelle des espèces animales, il y a encore quelque forme de conscience, se demander à quoi peut ressembler la conscience dans ses étapes précoces, relève de la spéculation gratuite ; ce sont des questions auxquelles on ne peut pas apporter de réponse et qui doivent être laissées à des rêveurs désœuvrés. Il est encore plus vain de se perdre en pensées sur la possibilité que d'autres événements, des événements dans la matière inerte, sans même parler de tous les événements matériels, sont peut-être aussi, d'une façon ou d'une autre, associés à la conscience. Tout cela est pure fantaisie, aussi irréfutable qu'indémontrable, et n'est donc d'aucune utilité pour la connaissance. On devrait avertir celui qui accepte cette manière d'écarter la question de l'étrange faille à laquelle il permet par là même de persister dans son tableau du monde. En effet, l'apparition de cellules nerveuses et de cerveaux dans une certaine lignée d'organismes est un événement très spécial dont le sens et l'importance sont assez bien compris. C'est un mécanisme spécial qui permet à l'individu de répondre à des situations variées par un comportement variant en conséquence, et qui vise l'adaptation à un environnement changeant. C'est le plus élaboré et le plus ingénieux de tous les mécanismes de ce type, et, partout où il apparaît, il acquiert rapidement un rôle dominant. Cependant, il n'est pas sui generis. De vastes groupes d'organismes, en particulier les plantes, atteignent des performances très semblables d'une manière entièrement différente".

Dans ce texte, B.Nicolescu nous livre ses réflexions sur les errances et les avancées de la physique contemporaine : "La physique contemporaine est hantée par la vision de l'unité du monde. Le chemin a été long entre le vieux rêve d'unification d'Einstein et les théories actuelles des particules élémentaires, qui tendent vers une unification de toutes les interactions physiques connues. Ce chemin a été ponctué plutôt par la reconnaissance d'une discontinuité des lois physiques caractérisant les différents niveaux de la Réalité : les lois qui fonctionnent à un certain niveau ne fonctionnent pas à un autre niveau. Mais, en même temps, le saut vers les lois nouvelles n'est pas complètement discontinu. Il y a une certaine continuité, une certaine relation entre les différents niveaux, qui n'a été révélée pleinement qu'à l'échelle de l'infiniment petit, à l'échelle des particules élémentaires. C'est pour cela que ces particules sont fascinantes… Paradoxalement, la physique de ce dernier temps a montré que ce qui se passe à l'échelle de l'infiniment petit peut expliquer ce qui se passe à l'échelle cosmologique, celle de l'infiniment grand. Cette asymétrie structurelle vers l'infiniment petit, vers l'invisible, dans une véritable autoprotection du secret, est un des aspects les plus troublants de la physique moderne. La découverte palpable, expérimentale d'une échelle invisible pour les organes des sens, l'échelle quantique, dont les lois sont complètement différentes de celles de l'échelle visible de notre vie de tous les jours, a été probablement la contribution la plus importante de la science moderne à la connaissance humaine. Le nouveau concept qui a ainsi émergé – celui de niveaux de Réalité– est parmi ceux qui peuvent fonder une nouvelle vision du monde… Le monde des événements quantiques est tout à fait différent de celui auquel nous sommes habitués. L'unité des contradictoires semble régner dans ce nouveau monde : les entités quantiques sont particules et ondes à la fois. L'événement quantique n'est pas séparable en tant qu'objet : le nouveau monde est celui de l'interconnexion universelle, de la relation, de l'interaction. La discontinuité et la continuité coexistent harmonieusement (c'est-à-dire contradictoirement) : l'énergie varie par des sauts, mais notre monde visible reste pourtant celui de la continuité. Le vide est plein –il contient potentiellement tous les événements. Le nouveau monde est celui d'un bouillonnement perpétuel, de l'annihilation et de la création, d'un mouvement à des vitesses vertigineuses, incomparables à celle de nos fusées. L'énergie concentrée à l'échelle de l'infiniment petit, atteint des valeurs fabuleuses, à peine imaginables à notre propre échelle"(8).

 

1-Théologie naturelle. W.Paley

2- Peut-on expliquer le monde par le hasard ?  Cairn.info. M. Larroque

3- L’astrophysicien Trinh Xuan Thuan : « L’Univers n’est pas né par hasard » | hassidout.org.

4- Mémoire d'un croyant. Abbé Pierre

5-L'esprit et la matière. E.Schrödinger

6-Physique quantique. V.Zartarian

7-L'esprit dans la matière. V.Zartarian

8-Nous, la particule et le monde. B.Nicolescu