La propriété

 

Au chapitre 33 de la Règle de Saint-Benoît, on peut lire à propos de la propriété: "C'est surtout ce vice-là qu'il faut radicalement extirper du monastère. Nul ne prendra la liberté de donner ou de recevoir quelque chose sans ordre de l'abbé, ni d'avoir rien en propre, absolument rien, ni livre, ni cahiers, ni crayon, absolument rien. D'autant qu'il ne lui est même pas permis de disposer à son gré de son corps ni de ses désirs"(1). La propriété est-elle la mère de tous les vices ?

Dans le texte de Proudhon (2) se pose la question : "La question est de savoir si la propriété est le principe ou le résultat de l'ordre social", ou bien encore : "En matière de propriété, l'usage et l'abus nécessairement se confondent". Ce qui nous incite à interroger : est-ce la propriété ou l'abus qui est condamnable ?

Faut-il bannir la propriété ? Mais "celui qui sait se départir de ce qu’il détient comprend aussi combien détenir est une impérieuse nécessité"(3).

Nous tenterons dans les lignes suivantes d'apporter quelques éléments de réponse à ces questions.

Nous citerons un premier extrait évoquant H.Le Saux (4) et son expérience du silence : "Un jour, visitant des ermites autour d'Arunâchala, l'attention du sannyâsî fut particulièrement retenue par la beauté du lieu. Il fit part de son enthousiasme à un disciple de l'ashram de Ramana Maharshi . « Comme je les envie... ces gens qui vivent ainsi au creux de la montagne, silencieux et solitaires ! — Cela vous tente ? rétorqua aussitôt son interlocuteur. Rien de plus facile à arranger ». Un sâdhu mort précédemment laissait, en effet, une grotte libre. C'est ainsi que le moine chrétien prit sa place. A peine arrivé, il fut encombré par les soins obséquieux d'un gardien qui devait chaque semaine assurer au-dehors les courses nécessaires. Comment se libérer des excès d'un dévouement en attente de quelques piécettes de monnaie ?  Henri Le Saux comprit que le seul moyen de faire face était de ne pas répondre aux paroles du gardien. C'est ainsi qu'il entra dans un silence qu'il conserva tout d'abord deux semaines, puis, après une brève interruption, un long mois. L'entrée dans le silence ne s'accomplit pas d'une façon immédiate, à moins d'une grâce particulière… Les pensées entretenues distraient et sont autant de ponts reliant à l'extérieur. Faute d'événements surgissant du dehors, le solitaire risque de se réfugier dans un passé dont le souvenir dissipe son attention ou encore dans un futur avec les rêves de perfection que celui-ci déploie. Vivre le silence dans l'instant exige d'y plonger. L'abandon au silence, l'engloutissement en lui engendre l'éveil à une autre dimension. Seule l'expérience permet d'en savourer la paix. Henri Le Saux évoque la saveur du silence. Il la trouve comparable à celle d'une eau pure, « d'un air trop pur pour avoir encore quelque goût décelable », sinon par « celui-là seul qui a tout donné et qui est libre de tout et d'abord de soi »…" Et puis il est dit : "Pourquoi cette angoisse qui éclate dans le journal d'Henri Le Saux ? Parce qu'aucun vrai chercheur ne saurait y échapper… On peut fuir les hommes, renoncer à tous les divertissements, croire que l'angoisse métaphysique ne saura pas rejoindre l'ermite perdu dans sa grotte ou son désert, mais l'angoisse se glisse à travers les plus minces ou les plus épaisses clôtures, car l'angoisse est dans l'homme, comme le monde est dans l'homme. On peut quitter le monde mais on l'emporte avec soi". Rappelons la Règle de Saint Benoît dans le chapitre intitulé : 'De l'amour du silence" : "Faisons ce que dit le Prophète : J'ai dit : Je me surveillerai pour ne pas pécher par ma langue. J'ai placé un frein à ma bouche, j'ai été muet, humilié et j'ai tû même de bonnes paroles… Par conséquent, en raison de l'importance du silence, on n'accordera que rarement la permission de parler, fût-ce à des disciples parfaits, même pour des propos bons, saints et édifiants. Car il est écrit : En parlant beaucoup, tu n'éviteras pas le péché; et ailleurs : La mort et la vie sont au pouvoir de la langue. Car, s'il revient au maître de parler et d'instruire, il convient au disciple de se taire et d'écouter. C'est pourquoi, si l'on a quelque chose à demander au supérieur, on le fera en toute humilité et déférente soumission. Quant aux grivoiseries, aux paroles vaines et qui portent à rire, nous les condamnons et les excluons à jamais de tous lieux et nous ne permettons pas au disciple d'ouvrir la bouche pour de tels propos". Face à l'autre, le silence devient absence de l'autre, H.Le Saux décide de "ne pas répondre aux paroles du gardien". Mais le silence devient aussi absence de soi là où "le silence est de règle dans la vie du moine parce qu'il ne lui est même pas permis de disposer à son gré de son corps ni de ses désirs". De la parole naissent "autant de ponts reliant à l'extérieur".  La parole délimite un territoire, une propriété. Ceux qui ont toujours le verbe haut l'ont bien compris. H.Le Saux ne nous montre-t-il pas aussi la limite d'un silence de soi générateur d'angoisse, celle de n'exister plus ?  "Henri Le Saux appartient à la race de ceux qui ont non seulement compris mais vécu l'atteinte du fond. Que la proximité du fond angoisse, qu'elle perturbe et même qu'elle trouble à certains instants, c'est normal ; seul le contraire devrait étonner. Qu'on se rapporte au prologue de l'évangile de Jean et l'on comprendra que la lumière n'est pas aimée, que l'obscurité voudrait la retenir captive. Or les hommes préfèrent l'obscurité à la lumière. Que l'homme pénètre dans son fond, qu'il devienne fils de lumière, qu'il fasse partie de la multitude des frères du Christ, le voici jeté dans une sorte de no man's land. Étranger, exilé, son langage ne saurait être perçu autour de lui car « sa conversation est dans les cieux ». Rien ne saurait être dit du fond par celui qui n'en a pas l'expérience. Et celui qui est englouti dans son fond ne peut que se taire. Le langage du fond est le silence : un silence festif... mais un silence… L'engouffrement exige de tout donner, de tout offrir, et aussi de tout perdre et, par conséquent, d'être entièrement démuni, pauvre et nu. Citant un texte évangélique, perdere animam  suam, Henri Le Saux ajoute : « Ne pensez pas alors la retrouver, il faut que votre perte soit sans retour, sans rétention de la moindre corde que ce soit quand vous vous laissez glisser dans l'abîme »".

Pour aborder la question : "la propriété est-elle condamnable", nous citerons de nouveau la Règle de Saint Benoît au chapitre intitulé : "Si tous doivent recevoir le nécessaire de manière uniforme" : " Il est écrit : On donnait à chacun selon ses besoins. Par suite nous disons qu'il faut, non pas faire acception des personnes —tant s'en faut—, mais prendre en considération les infirmités. Que celui qui a besoin de moins rende grâces à Dieu et ne s'attriste pas. Pour celui à qui il faut davantage, que son infirmité le rende humble et qu'il ne s'enorgueillisse pas de la bonté qu'on a pour lui. Ainsi tous les membres seront en paix. Avant tout, que le mal de la récrimination ne se manifeste pour quelque motif ni par quelque signe que ce soit". Ce chapitre ouvre sur l'abus de bien de propriété puisqu'en "matière de propriété, l'usage et l'abus nécessairement se confondent". Nous faisons appel à la Loi : " Dans la conception française, issue du droit romain et du Code civil, le droit de propriété est envisagé comme un tout et concentre l’ensemble des prérogatives dont une chose est susceptible. Ces prérogatives, au nombre desquels figurent, l’usus, le fructus et l’abusus, sont liées par des caractères qu’elles partagent en commun, caractères qui confèrent au droit de propriété son identité propre et qui donc permet de le distinguer des autres droits subjectifs, en particulier les droits personnels, au titre desquels une personne peut être autorisée à exercer un pouvoir sur une chose. Bien que l’article 544 du Code civil n’envisage qu’un seul de ces caractères, l’absolutisme, la jurisprudence reconnaît deux autres caractères au droit de propriété que sont l’exclusivité et la perpétuité. Si le droit de propriété est envisagé comme présentant un caractère absolu, il connaît, en réalité, un certain nombre de limites qui s’imposent au propriétaire. L’absolutisme est donc le premier trait distinctif de la propriété. La question qui alors se pose est de savoir ce que recouvre ce caractère du droit de propriété. En première intention le caractère absolu du droit de propriété suggère que son exercice serait sans limite ; que le propriétaire serait autorisé à faire usage de son bien sans que l’on ne puisse lui opposer aucune restriction. À l’analyse, il n’en est rien. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à l’article 544 du Code civil qui prévoit certes que « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue ». Le texte précise néanmoins in fine « pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. » Ainsi, le caractère absolu du droit de propriété ne confère, en aucune manière, au propriétaire des prérogatives illimitées sur la chose, ne serait-ce, comme le relève Christian Atias, parce que « toute propriété se heurte à d’autres propriétés, à d’autres libertés qui la limitent inévitablement ». Au fond, comme l’ont écrit Philippe Malaurie et Laurent Aynès «il n’y a pas à décrire les prérogatives du propriétaire : il suffit d’en rechercher les limites ». Autrement dit, le caractère absolu du droit de propriété signifie d’abord que l’on peut faire tout ce qui n’est pas prohibé… Comme le relève Christian Atias, « la propriété n’est pas, par nature ou nécessairement illimitée ; mais elle n’est limitée que si le législateur ou le propriétaire ont décidé d’en restreindre la plénitude »(5).

"La propriété est-elle le résultat de l'ordre social ?" Nous avons trouvé des éléments de réponse dans le compte-rendu d'une émission consacrée à T.Garcia et à son ouvrage  La vie intense. Une obsession moderne : "T.Garcia propose une enquête philosophique sur le concept d'intensité, sur nos vies intenses… sur les «excitations soudaines qui réveillent la monotonie", sur ce «degré d'intensif de soi en soi»…, on veut vivre de plus en plus intensément !". Dans son essai  Nos vies sur la brèche. Une philosophie de l'intenable, J-P. Pierron parle quant à lui de : "Comment faire pour cohabiter, faire et enfin essayer de vivre avec l'intenable ?... «L'intenable nous installe dans l'entre-deux, dans cette instabilité sans laquelle rien de ce qui nous intensifie, nous vivifie ne serait possible»"(6). L'emballement requis par un style de vie sociale serait déterminant de ce désir, sinon de propriété au sens premier du terme, du moins d'accumulation, de toujours plus, de plus intense ? Une réalité économique élémentaire semble s'opposer à ce "toujours plus" lorsqu'il suppose une propriété. Mais, selon I.Dahan : "De nouveaux modèles économiques, centrés sur l’usage plutôt que sur l’acquisition, gagnent du terrain. Ces approches innovantes remettent en question l’idée même de possession. Ce phénomène se manifeste à travers divers domaines, de l’immobilier aux biens de consommation… Le concept de propriété, pierre angulaire du droit français, se trouve actuellement à un carrefour historique. Longtemps vu comme un symbole de stabilité et de succès, il est aujourd’hui réexaminé à travers le prisme de nouveaux besoins et modes de vie… La société se tourne désormais vers des alternatives plus flexibles, reflétant un changement profond dans nos valeurs et nos économies. D’ailleurs, les plateformes collaboratives et les offres de leasing automobile en sont des exemples parfaits. Elles illustrent une tendance croissante à privilégier l’utilisation sur la propriété "(7).

Les multiples visages de la location, c'est ce que nous découvrons dans le document suivant : "Aujourd'hui, on peut presque tout louer : un anorak, des bijoux, un puzzle... Pour certains, c'est presque devenu un mode de vie. Dans la famille Lhonneur, la location est une affaire de famille, à commencer par Marion. Depuis deux ans, la mère loue ses vêtements, ses sacs et même ses bijoux. Des pièces d'occasion qu'elle reçoit et renvoie par La Poste autant de fois qu'elle le souhaite, pour un abonnement de 50 euros par mois… Pour le coup, je suis plutôt une loueuse compulsive. Quand je passe devant un magasin, je n'ai plus envie de renter, je n'ai plus envie d'acheter, parce que tout de suite, je pense à "je pourrais le louer", à "c'est quelque chose que je veux mais sur une courte période"", fait-elle savoir… La location, Arthur en profite aussi. Tous les mois, le petit garçon de deux ans découvre cinq nouveaux jeux. Un abonnement mensuel de 15 euros pour les parents. Cela permet à la famille d'avoir plus d'espace libre dans la maison. Pour l'enfant, l'avantage est de pouvoir tester divers jeux… Le père également a craqué. Depuis six mois, la maison est en travaux. Perceuse, visseuse... Presque tous les outils de bricolage sont loués. La famille a fait ses comptes : la location est rentable. «Pour les jouets et les vêtements, c'est plus de 50% d'économie réalisée. Et sur les outils, on a dépensé une centaine d'euros (...) leur acquisition aurait coûté plus de 1 000 euros», explique Thibault Lhonneur"(8).

Dans son article, J.Bigot nuance l'idée d'abandon de la propriété au profit de la location de propriété. "La propriété est aujourd'hui bousculée au profit de l'usage. C'est ce que l'on appelle aussi l'économie de la fonctionnalité. Les locations de petits et gros matériels se multiplient, sur Leboncoin et auprès de distributeurs spécialisés comme Leroy Merlin, Décathlon ou Boulanger. Des start-up tentent aussi de capter ce marché, comme Les Biens en Commun qui proposent depuis 2021 des casiers de partage de petits électroménagers dans les halls d'immeuble. Par ailleurs, les bibliothèques associatives d'objets se multiplient, comme à Toulouse. «Nous avons 400 objets, de l'appareil à crêpe aux équipements de camping, qui peuvent être loués pour une semaine via notre site internet, explique Fabien Estivals, cofondateur de Ma Bibliothèque d'Objets. L'objectif est de développer la mutualisation des usages au sein de notre communauté d'adhérents». Côté consommateurs, le concept séduit, car il permet de réduire son empreinte carbone, de ne pas s'encombrer d'objets peu utilisés et d'économiser quelques euros. « Il y a une accélération de ce phénomène, par conviction mais aussi par contrainte, explique Emmanuelle Ledoux, directrice générale de l'Institut national de l'économie circulaire (Inec). La crise sanitaire, les sujets de sécurisation de nos approvisionnements et l'inflation font que l'on s'interroge aujourd'hui sur nos modes de consommation». Lila G., déjà adepte de la seconde main, a été convaincue par la bibliothèque d'objets(BO) de Toulouse : « Je n'ai pas beaucoup de place chez moi, et la BO a plusieurs points de retrait dans la métropole, dont un sur mon lieu de travail. C'est idéal ! » Le réseau de proximité développé par l'association pallie les limites de la location. Il est souvent plus simple d'acheter en ligne et de se faire livrer que d'aller chercher son appareil à plusieurs kilomètres de chez soi. Pour faire évoluer les modèles de consommation, le premier facteur de changement reste tout de même le prix, comme l'indique l'adhérente : « J'ai loué plusieurs appareils lorsque j'ai fait des travaux chez moi. C'était moins cher que d'acheter». Lila G. a déboursé seulement 12 euros pour six jours de location d'un aspirateur de chantier, soit bien moins cher que chez les grands distributeurs. Côté loueur, les frais sont nombreux et le modèle économique incertain. Il faut d'abord investir, miser sur des modèles d'appareils de qualité pouvant être réparés, gérer les entrées et les sorties, et stocker les produits. Tout en conservant des tarifs attractifs. « On ne veut pas s'adresser qu'aux convaincus et, pour cela, nous affichons des prix très bas, explique le cofondateur de la BO de Toulouse. Par conséquent, il est très difficile pour nous d'atteindre notre seuil de rentabilité et d'avoir un modèle économique qui attire les investisseurs ». La location peine encore à concurrencer l'achat, surtout lorsqu'on la compare avec des produits d'entrée de gamme. S'il est possible de louer une perceuse pour une dizaine d'euros la journée, on peut aussi s'en procurer une neuve en ligne pour moins du double. «Ce n'est pas normal de pouvoir acheter du neuf à ce prix-là, note Emmanuelle Ledoux qui défend l'économie circulaire. Il faut que l'on soit en capacité d'éliminer du marché un certain nombre de ces produits, fabriqués dans des conditions sociales et environnementales terribles, et qui n'ont pas vocation à durer dans le temps ». Généraliser l'usage plutôt que la propriété nécessite plus largement de revoir la chaîne de valeur en prenant en compte le coût final du produit autant que les coûts environnementaux et sociaux liés à sa fabrication. Parmi les pistes de réflexion, l'Inec propose de réduire le taux de la TVA sur les produits de l'économie circulaire"(9).

L'usage peut-il pallier la propriété ? L'Objet, la possession de l'Objet n'est-elle pas une "impérieuse nécessité" ? Le générique d'une émission populaire : Les 100 lieux qu'il faut voir nous invite à porter un autre regard sur la propriété, révélant une forme de propriété de l'Objet intériorisé devenant  lieu et temps  d'une relation privilégiée prolongée : "Nous avons tous une petite plage, une petite crique, ou une clairière, un hameau, ou un chemin qui n'appartient qu'à nous, loin des sentiers battus et que nous ne voulons partager qu'avec ceux que nous aimons". 

Freud avait évoqué l'étonnant triomphe de l'Objet sur le Moi. Nous citons à ce propos J.Lecaux : "Le second chemin de la constitution de l’idéal est un processus qui se produit à partir de l’objet. C’est l’idéalisation de l’objet. Freud donne ici l’exemple de l’état amoureux où le partenaire est idéalisé. La libido du moi est alors transposée sur l’objet idéalisé, ce qui, dans l’état amoureux, peut s’observer jusqu’à l’extrême assèchement du moi. C’est ce que montrent bien les amoureux transis de l’époque romantique. Freud dit alors que l’«objet a […] mangé le moi». C’est donc une autre façon de retrouver la complétude narcissique perdue. Mais Freud indique qu’il y a là un remède très efficace contre l’idéalisation qui n’est autre que la satisfaction avec l’objet : «L’amour sensuel est destiné à s’éteindre dans la satisfaction». L’idéalisation s’éteint dans la satisfaction de la pulsion. L’idéalisation augmente donc quand les amants sont séparés et diminue s’ils ont une activité sexuelle ensemble. Freud dit que cette situation d’idéalisation reproduit la situation de l’enfant qui idéalise les parents sans pouvoir satisfaire ses pulsions avec eux. C’est aussi ce qui se passe dans l’hypnose où la voix et le regard deviennent les instruments de l’emprise. L’esprit critique est là abandonné au bénéfice d’une autorité extérieure"(10). Dans les lignes précédentes nous évoquions l'économie de la fonctionnalité dans laquelle "la propriété est aujourd'hui bousculée au profit de l'usage". Cette pratique changerait  les rapports traditionnels du Sujet à l'Objet. L'Objet s'inscrit toujours dans un désir mais ne "triomphe" pas du Sujet puisque celui-ci en a acquis l'usus pour un temps convenu. C'est la temporalité de la possession qui satisfait la propriété. Par ailleurs la propriété n'est-elle pas fondamentalement condamnée à n'être que temporelle ? "Tout est transitoire. C’est la nature des choses" (Prem Rawat).

On nous dit que le nomadisme représente 99,7% de l’histoire humaine. Comment ne pas interroger l'influence du nomadisme sur le concept de propriété qui fonde notre article ? Nous citons J.Attali qui écrit à propos de la création des premières villes : "La peur des nomades vient désormais à ceux qui ne le sont plus : le soir venu, les paysans d'Asie Mineure quittent leurs champs pour grimper sur les hauteurs et s'enfermer dans leurs villages ceints de remparts de bois et de pierre suffisamment éloignés des maisons pour les mettre hors de portée des flèches enflammées des cavaliers et suffisamment labyrinthiques pour retarder leur avancée. Les portes des murailles ne s'ouvrent qu'aux caravanes apportant les produits de lointaines oasis. Dans le village ont lieu les échanges, toujours selon des rituels plus ou moins silencieux. Les marchands codifient bientôt la valeur des choses en unités de compte plus abstraites". J.Attali était-il visionnaire lorsqu'il écrivait : "Avec l'extension du marché et les nouvelles technologies des données, les concepts mêmes de nomadisme et de sédentarité perdent peu à peu de leur spécificité ?". Nous avons suivi O. Borel et A. Simonet sur le chemin juridique du nomadisme. "La gestion par l’homme des biens environnants nous renseigne sur le système juridique qui fonde la société dans laquelle il évolue. Les processus d’appropriation, “l’appétit de propriété” comme l’écrivait Georges Ripert, représentent un des traits caractéristiques de l’espèce humaine. L’ouvrage de civilisation que représente le Code civil, “détenant le lexique de mots souches et le stock de principes qui sont les sédiments de la mémoire juridique”, reflète ce tropisme humain : 77 % des articles du Code civil de 1804 (Livres II et III) portent sur le droit des biens. Le statut juridique de la terre détermine la gestion foncière et établit nécessairement un type de société et un mode de vie spécifique. En Europe et en Amérique, les idées de Locke permirent aux travailleurs de la terre d’en revendiquer la propriété. Le modèle-type de l’homme occidental est l’agriculteur sédentaire. Anciennement qualifié de “Code des paysans”, le Code civil permet de souligner la persistance du constat que “dans le cœur de chaque agriculteur sommeille l’aspiration à la propriété”.

L’opposition entre nomades et sédentaires s’exprime dans les propos de Portalis qui établissait une franche distinction entre les nomades non civilisés et les paysans. Ayant sans doute toujours à l’esprit les méfaits d’Attila en Europe, Portalis pouvait affirmer lors de la discussion du projet de loi relatif à la propriété (Loi du 6 pluviôse an XII, Sur la propriété) que les peuples civilisés étaient ceux qui cultivaient la terre : “Les productions spontanées de notre sol n’eussent put suffire qu’à des hordes errantes de sauvages, uniquement occupées à tout détruire pour fournir à leur consommation, et réduites à se dévorer entre elles après avoir tout détruit. Des peuples simplement chasseurs ou pasteurs n’eussent jamais pu former de grands peuples”. Civilisations sédentaires et nomades attestent de l’existence de polarités sociales et juridiques symétriques. Pour les nomades, “la richesse n’est pas fixe, elle est mobile et se déplace au rythme des chevaux et des chariots. Le bien meuble n’est pas vil, mais noble”. Inversement, pour les sédentaires, l’immeuble constitue la valeur refuge : de peu d’intérêt à Rome, mais d’une importance considérable à partir du Moyen âge puis dans l’Ancien droit, la distinction meuble / immeuble ne rend que plus effectif, du point de vue juridique, l’adage Res mobilis, res vili. Mais le Droit supporte l’hybridation juridique, quand il ne la favorise pas : le sédentaire peut être riche d’un patrimoine constitué essentiellement de meubles. Ainsi, Jehan De Malafosse souligne, dans le cadre de l’évolution perpétuelle du droit, le caractère presque anachronique de l’orientation philosophique et de la vigueur perdurant d’un tel adage au début du XVIIe siècle : “A vrai dire la conception est, en 1804, plus choquante qu’elle ne l’était dans l’ancien droit”. Marcel Planiol ne dit pas autre chose lorsqu’il souligne en 1904 qu’entre les propriétés mobilières et immobilières, “Les rôles sont renversés”. De fait l’axiome Res mobilis, res vilis “a cessé d’être vrai”, tant la richesse mobilière se chiffrant en milliards “est probablement supérieure à la richesse foncière”. Ce constat ne l’empêchera pourtant pas d’être logiquement repris dans le Code civil de 1804 qui n’accorde “sa sollicitude patrimoniale qu’aux immeubles, biens stables, par excellence, des individus et des familles”(12).

Le nomadisme locatif remet en cause les "biens immeubles" sur lesquels est fondée la propriété. Nous voulons citer les conclusions d'une enquête Ipsos réalisée en 2015 : "Il y a quelques années encore, il n’était pas pensable de prêter son logement à une autre personne qu’à un proche. Aujourd’hui, ce sont 50% des Français qui pourraient envisager de faire un échange de logement durant les vacances et 43% des moins de 35 ans qui pourraient mettre leur logement en location lorsqu’ils n’y sont pas… Vivre à plusieurs, une idée qui fait son chemin. Vivre dans un grand appartement en ville, tout en partageant les frais est un concept qui séduit de plus en plus de jeunes. Ainsi 28% des sondés pourraient envisager de vivre en colocation, dont 52% des 18-35 ans. Par ailleurs, l’enquête met en évidence le fait que ce désir de partage et de mutualisation des coûts poursuit son chemin et touchera bientôt les achats. En effet, 24% des Français seraient prêts à acheter un bien à plusieurs… Le sociologue Jean-Claude Kaufmann, déclare : «Le rêve aujourd’hui est que le logement devienne un instrument plus souple permettant d’avancer dans ce nouveau projet existentiel. De vivre d’une certaine manière deux vies en une seule par l’échange (une partie de la semaine ou pendant les vacances), d’une région à l’autre, d’un style de vie à l’autre. Sans que cela occasionne des frais et une complexité de gestion comme ce serait le cas avec une résidence secondaire. Au contraire, l’échange ou la sous-location offrent la possibilité de dépenser moins tout en tissant des liens pouvant devenir amicaux ». Ou encore: «Dès maintenant, on peut cependant observer un frémissement chez les jeunes séniors. L’idée de vivre la moitié de son temps dans un autre logement touche un Français sur deux, y compris dans les âges plus avancés. Quant au très grand âge, là aussi les idées sont en train d’évoluer très vite. Évoquant l’hypothèse de leur vieillissement et du basculement dans la dépendance, les plus de 65 ans ne sont que 4% à souhaiter vivre alors chez un proche. Le changement des mentalités sur ce point est spectaculaire »(13).

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1-La règle de Saint Benoît

2-Qu'est-ce que la propriété ? P-J. Proudhon

3-Quelques pages de plus. J-P.Joguet-Laurent

4-H.Le Saux. M-M. Davy

5- https://aurelienbamde.com/2020/03/25/les-caracteres-du-droit-de-propriete-absolu-exclusif-et-perpetuel/

6- https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-heure-philo/l-heure-philo-du-vendredi-06-juin-2025-4469405

7-https://monimmeuble.com/actualite/concept-de-propriete-entre-tradition-et-nouveaux-modeles-dusage

8- https://www.tf1info.fr/conso/video-consommation-la-propriete-serait-elle-devenue-une-notion-depassee-2175471.html

9-https://www.lesechos.fr/thema/articles/leconomie-de-lusage-un-modele-de-consommation-qui-peine-a-emerger-1978943

10-https://www.hebdo-blog.fr/quand-lobjet-remplace-lideal-du-moi/

11-L'homme nomade. J.Attali

12-https://books.openedition.org/putc/890?lang=fr

13-https://monimmeuble.com/actualite/logement-economie-du-partage-nomadisme-et-nouveaux-modes-d-habiter