pp.416-427
Une constitution se fait en fonction de la précédente. Action-réaction, feed-back, mouvement dialectique expliquent mieux la théorie des cycles 1 que le recours métaphysique, au sens de l’histoire, à la « main invisible », veillant au déroulement ordonné d’un mystérieux dessein.
On peut considérer la constitution comme le palimpseste sans cesse réécrit en désaveu du texte précédent.
Dans ces successions contrastées, les violations jouent un rôle essentiel: l’opposition les avait dénoncées avec véhémence et presque toujours en vain. La nouvelle équipe constituante met en place les dispositifs destinés à les contenir. Ainsi le mécanisme constitutionnel dessine-t-il souvent en creux la forme des violations du droit antérieur.
Ainsi la charte de 1830 tellement semblable à celle de 1814 dans son ensemble 2 prend-elle le soin de définir les pouvoirs du roi dans son article 13, de manière à rendre impossible l’édition d’ordonnances semblables à celles qu’avait prises Charles X le 25 juillet 1830.
L’article 14 de la Charte de 1814 permettait au Roi de faire « les règlements et ordonnances nécessaires pour l’exécution des lois et la sureté de l'État ». L’article 13 de la Charte de 1830 reprend une partie de la formule « (Le Roi) fait les règlements et ordonnances nécessaires pour l’exécution des lois » mais ajoute « sans pouvoir jamais ni suspendre les lois elles-mêmes, ni dispenser de leur exécution ».
Instruit des tentations et des tentatives du début du régime, le constituant dérivé insère en 1884 dans les lois constitutionnelles une disposition stipulant que « la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition de révision ». Au delà de la violation, il se prémunit contre le suspect n° 1 en précisant que « les membres des familles ayant régné sur la France sont inéligibles à la présidence de la République ».
Pour éviter le renouvellement de la délégation du pouvoir constituant qu’avait opéré la loi du 10 juillet 1940, l’article 94 de la Constitution du 27 octobre 1946 stipule qu’ « au cas d’occupation de tout ou partie du territoire métropolitain par des forces étrangères, aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie ».
On trouve, dans le même texte, la volonté de faire échec aux décrets-lois par une disposition excluant toute délégation législative. C’est l’abondante controverse sur la constitutionnalité des décrets-lois 3 qui était présente à l’esprit des constituants, et le souci d’éviter leur réapparition qui préside à la genèse de l’article 13 de la Constitution de 1946 4 . Les interventions de Calas, Capitant, Hervé, lors des séances de la première commission de la Constitution 5, et de Giraudoux en séance publique le 12 avril 1946 6 ne laissent aucun doute à cet égard. « Les constituants ont entendu certainement par là proscrire toute habilitation, délégation, injonction qui de près ou de loin aurait ramené la pratique des décrets-lois 7».
La prohibition fut sans effet, comme on peut le constater dès le vote de la loi du 17 août 1948 et de plus en plus fréquemment ensuite. Les conditions politiques qui les rendaient nécessaires n’avaient pas disparu et la barrière juridique n’était pas infranchissable. La lecture attentive des travaux préparatoires laisse même penser que certains constituants s’y résignaient à l’avance. « La question de savoir ce qui est du domaine de la loi et ce qui est du domaine du règlement doit être réglée par la pratique, par la coutume, selon les circonstances. Nous ne pouvons établir cette distinction par une disposition constitutionnelle » déclarait Pierre Cot lors de l’élaboration du texte 8. Roger Pinto 9 craint qu’il ne s’agisse en réalité d’une de ces « institutions constitutionnelles destinées à faire illusion et finalement dépourvue de toute efficacité » et accuse les constituants d’une certaine duplicité : « sans doute dans leur majorité, les constituants étaient hostiles à cette pratique. Mais ils ont sciemment refusé de cristalliser leur doctrine politique en une règle de droit intangible ». A cet égard l’article 13 n'établissait pas une prohibition incontournable, comme l’ont illustré la pratique et l’avis du Conseil d'État de 1953.
On pourrait citer dans la Constitution de 1946 l’ensemble des règles dites de rationalisation du parlementarisme reprises avec plus de succès sous la Vème République. En particulier les articles 49 et 50 de la Constitution de 1946 relatifs à la question de confiance et la motion de censure « condamne les traditions ministérielles d’extrême susceptibilité de la troisième république 10». De même pour l’article 49 et 50 de la Constitution de 1958 institué en fonction de la IIIème République et de l’échec des mécanismes de la IVème et des tentatives Gaillard – mars 1958 – et Pflimlin – mai 1958 – de la réformer. Et J.C. Colliard note à juste titre que « toutes les idées qui se trouvent contenues dans l’article 49 – de la Constitution de 1958 – proviennent très directement de son – celui de la IVème République – héritage. En ce sens la procédure qui va être adoptée constitue moins une révolution que l’aboutissement logique d’une évolution amorcée dès 1946 11».
On retrouve aussi dans l’article 54 de la Constitution de 1958 l’écho atténué des querelles qui ont entouré la C.E.D.
En établissant le contrôle du Conseil constitutionnel sur les engagements internationaux, et en exigeant la toujours difficile révision de la constitution en cas d’incompatibilité, le constituant, tout en respectant la suprématie formelle du droit international, veut écarter le risque de renaissance d’une querelle de « type C.E.D. »12. Lors des travaux préparatoires, M. Coste-Floret y fait une allusion à peine voilée : « on cherche une mauvaise querelle rétrospective qui n’est plus de saison 13».
On pourrait multiplier ainsi les exemples qui illustrent l’idée que la violation, ou la pratique perçue comme telle, ou la simple menace d’une telle pratique, suscite a posteriori des réactions de défense. A la manière de Paul Valéry, on pourrait dire que le constituant entre dans l’avenir à reculons. Les yeux tournés vers le passé. Non pas seulement en le considérant comme le syllabus des erreurs à ne plus commettre, mais en en tirant aussi des leçons pour l’avenir.
Mais lorsque les barrières ne sont que de papier et que la pratique persiste à se démarquer de la règle écrite, il arrive que le droit se rende et consacre constitutionnellement ce qui pouvait être auparavant considéré comme une violation. La violation est à l’origine du droit plutôt qu’elle ne le crée. Elle l’engendre plus qu’elle ne le façonne, dans un rapport conflictuel, où comme en psychanalyse le fils tue le père.
Les ordonnances de l’article 38 illustrent ce propos sous la Vème République.
Lors des débats du Comité consultatif constitutionnel, il apparaît clairement que les ordonnances de l’article 38 ne sont pas autre chose que la constitutionnalisation des décrets-lois de la IIIème et IVème République. Aussi bien Monsieur Dejean qui considère cette constitutionnalisation dangereuse que Monsieur Teitgen qui la considère nécessaire l’admettent 14. Tous les deux évoquent les « nécessaires délégations de pouvoirs », celui-ci pour dire qu’elles seront toujours utiles, celui-là pour soutenir qu’elles n’ont plus d’objet, compte tenu du renforcement du pouvoir exécutif.
Sans doute le régime juridique des ordonnances de l’article 38 doit-il être distingué de celui des décrets-lois : le Parlement est dessaisi dans le régime de l’article 38 durant le temps de l’habilitation, ce qui n’était pas le cas pour les décrets-lois et le gouvernement intervient précisément dans le domaine autrefois interdit aux lois de « plein pouvoir » par le Conseil d'État. A cet égard il serait plus exact de dire que c’est la procédure de l’article 37 qui constitutionnalise les décrets-lois.
Il est vrai aussi que la querelle constitutionnelle sur les décrets-lois est amortie par le temps mais aussi par la volonté de ne pas souligner du trait rouge de l’inconstitutionnalité la procédure que l’on s’emploie précisément à constitutionnaliser.
Il reste que, malgré des précautions de langage, la Constitution de 1958 (article 38 - et aussi article 37-) a constitutionnalisé une pratique critiquée et souvent tenue pour contraire à la Constitution.
Du cas particulier de l’article 38, il serait possible de passer, en remontant l’histoire, au cas très général de la responsabilité parlementaire. En évoquant le détournement de procédure que constitue la menace de mise en cause de la responsabilité pénale des ministres pour obtenir leur départ. Ainsi dans la pratique de la Constitution de 1791 l’accusation de Délessart 15.
Sous la Restauration la Charte ne prévoit que la responsabilité pénale. « Les mots de « régime parlementaire » sont toujours évités sous la Restauration comme une indiscrétion, comme une incorrection 16». Ce sont les Constitutions ultérieures 17 qui recueilleront et constitutionnaliseront ces pratique dont la régularité était à l’origine suspectes. Les violations d’aujourd’hui sont les règles constitutionnelles du lendemain...
Comme une expérience dans un laboratoire constitutionnel, la violation fonctionne, à grands risques, dans les périodes de crises, ou ordinaires et, dès lors qu’elle a fait ses preuves, est adoptée et intégrée dans le droit ultérieur.
Parce qu’elle conteste l’ordre établi, la violation pourrait servir de dissolvant contre la pétrification des institutions et des procédures. Adoptée ou reconnue par les constituants ultérieurs, elle serait, par sédimentations successives, le matériau même de notre droit constitutionnel.
Encore faudrait-il que la violation existât véritablement.
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1 Telles celles de M. Hauriou, Précis élémentaire de Droit constitutionnel, 1930; M. Deslandres, Histoire constitutionnelle de la France de 1789 à 1870, 3 vol., 1932 ; Barthelemy et Duez, Traité de Droit constitutionnel, 1933 ; Vedel, Manuel élémentaire de Droit constitutionnel, 1948; Cadart, Institutions politiques, op. cit., tome II, 1° éd., p. 695 et suiv., avec un résumé et une analyse des théories précédentes, p. 687 à 695.
2 Hormis le préambule, l’initiative de la loi – partagée désormais entre le roi et les chambres – l’organisation des assemblées, les conditions d’électorat et d’éligibilité, et une responsabilité ministérielle définie en termes moins restrictifs.
3 Sous la IIIème République, cf. supra 1ère Partie, Titre I, Histoire des violations.
4 Devant la première commission de la Constitution le texte proposé par A. Philip est « L’Assemblée dispose seule du pouvoir législatif et elle ne peut le déléguer » mais c’est le texte proposé par Guy Mollet qui est adopté : « 1) Il ne peut être de lois que celles votées par l’Assemblée; 2) L’Assemblée ne peut déléguer à quiconque, en tout ou en partie, le droit de légiférer à sa place ». Le projet du 19 avril 1946 dispose: « L’Assemblée Nationale vote seule la loi. Elle ne peut déléguer ce droit à quiconque en tout ou partie ». Disposition reprise par la seconde commission de la Constitution et simplifiée à l’initiative de Paul Bastid par la suppression de membre de phrase « à quiconque en tout ou partie ».
5 Première Constituante, Commission, compte rendu analytique, p. 102-130.
6 A.N.C. 2ème séance du 12 avril 1946, Débats p. 1843.
7 Georges Vedel, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, Sirey, 1947, p. 500.
8 A.N.C. 2ème séance du 12 avril 1946, Débats p. 1844.
9 La loi du 17 août 1948 tendant au redressement économique et financier, R.D.P. 1948, p. 517 à 545, en particulier p. 537 et suiv.
10 Prelot, Institutions politiques..., 5ème éd., Dalloz, p. 541. Voir C.A. Colliard, La pratique de la question de confiance sous la IVème République, R.D.P., avril-juin 1948, p. 226 à 237.
11 In « La constitution de la république française », Luchaire et Conac, Economica, 1979, p. 635.
12 La querelle de la C.E.D., R. Aron et D. Lerner, Paris, Colin, 1956.
13 Travaux préparatoires, avis et débats du C.C.C., 1960, Doc. Fr., p. 64.
14 Avis et débats du Comité consultatif constitutionnel, p. 112-113.
15 Cf. 1ère partie, titre l, chap. 191 section 1.
16 J.J. Chevallier, Histoire des institutions et des régimes politiques de la France moderne, 1789-1958, p. 199.
17 Empire parlementaire, loi du 31 août 1871, lois constitutionnelles de 1875...