pp. 376 -386
Sortir exceptionnellement du droit pour mieux le protéger est un procédé accepté dans diverses branches de notre droit. Le vieil adage « summus jus, summa injuria » est particulièrement vrai dans les périodes ou situations qui ne correspondent plus à celles qui avaient présidé à la naissance de la règle.
La sauvegarde d’un bien, d’une personne, ou d’un État entraine dans le droit civil 1, le droit pénal 2 ou le droit international 3, la reconnaissance de l’état de nécessité.
Celui-ci justifie le recours à la violation de la règle. Il se distingue de la force majeure par la liberté d’initiative qu’il laisse au sujet dont la décision n’est pas irrésistiblement forcée, mais délibérée, au nom de la sauvegarde d’une fin supérieure, par le sacrifice, momentané et exceptionnel, des moyens de la légalité. Il s’apparente à la légitime défense dès lors qu’il s’agit de sauver le corps social à travers la protection de l'État 4.
En droit constitutionnel c’est l'État qui doit être sauvegardé, même au prix de la violation des règles constitutionnelles.
Celui qui viole les règles s’empare de la souveraineté et concentre pour un instant ou pour un temps tous les pouvoirs à son profit. D’où la définition de G. Camus « on entend par état de nécessité en droit constitutionnel des circonstances urgentes et imprévues qui rendent indispensable, pour la sauvegarde de l'État, la concentration des pouvoirs sur la seule décision de l’organe appelé à en bénéficier » 5.
Sans doute pourrait-on l’élargir. Le but de l’opération (la concentration des pouvoirs) ne caractérise pas seulement l’état de nécessité. De Montesquieu à Alain et Bertrand de Jouvenel, en passant par la grande majorité des penseurs libéraux, il a été posé comme maxime fondamentale que le pouvoir tendait à la concentration, même en temps ordinaire. Il peut aussi arriver qu’un organe constitutionnel se dépouille volontairement de ses prérogatives en violation de la règle constitutionnelle tel le législatif au profit de l’exécutif.
Au delà de l’élément objectif (concentration des pouvoirs) ou de l’intention (sauvegarde de l'État) il faut prendre aussi en considération la notion de crise, aussi difficile à individualiser que le pathologique par rapport au normal, surtout dans une période où historiens et sociologues ont tendance à lui reconnaître un caractère endémique.
« Situation comportant un péril pour l’Etat ou pour le régime politique », selon la définition de Paul Leroy 6, la crise reste à l’appréciation de ceux qui en revendiquent l’excuse. D’où le soupçon et les réticences qui entourent son invocation.
Car il est rare que la violation de la constitution s’affiche en tant que telle. Elle se couvre de l’excuse de la nécessité pour la défense d’une valeur supérieure : le plus souvent le salut de l'État. Faut-il alors voir l’état de nécessité derrière chaque violation, en se fiant aux vertueuses déclarations de leur auteur ? Il serait partout et à toute époque et rongerait le droit de toutes parts.
Par contre lorsque les pouvoirs publies s’accordent sur l’existence de l’état de nécessité, celui-ci prend corps, non pas seulement du fait de la convergence des qualifications, mais aussi des effets de droit qu’il entraine.
Ainsi l’exécutif justifie-t-il par la crise ou la nécessité l’édiction de normes qui sortent de son champ de compétence, avec l’approbation tacite ou explicite du législatif de la doctrine et de la jurisprudence. Déjà le Parlement considérait comme une « nécessaire illégalité patriotique » 7 l’engagement par Delcassé et Rouvier de dépenses, sans autorisation parlementaire, lors des affaires de Fachoda (1898) et d’Algésiras (1906). Lors de la guerre 1914-1918, le Parlement après avoir voté quelques lois d’habilitation, laisse le gouvernement recourir aux règlements de nécessité, en dehors du cadre constitutionnel : intervention dans le domaine législatif, modification, suspension, abrogation de lois 8. Jamais le Parlement n’exerça son contrôle ou ne prit l’initiative de les juger.
Hormis le temps de guerre, la crise économique et financière fut invoquée pour confier au gouvernement, en marge de toute orthodoxie constitutionnelle, des pouvoirs très importants 9. De la crise financière de 1924-1926 à la deuxième guerre se multiplient les lois d’habilitation et les « décrets lois » qui en résultent. On sait que, sous la IVème République, la prohibition de l’article 13 resta largement vaine. La loi du 17 aout 1948, l’aval du conseil d'État en 1953 ont permis le retour des vieilles pratiques sous une forme à peine modifiée 10.
L’embarras de la doctrine était évident. Consciente de l’irrégularité de cette substitution de compétences et de la vanité de l’irréductible anathème devant la prolifération de l’espèce, elle s’attacha le plus souvent 11 à trouver dans l’état de nécessité l’excuse absolutoire, sinon le fondement à ces pratiques répétées.
Jellinek décrit ainsi la situation : « Le gouvernement est contraint par la force des circonstances de pourvoir, sous sa responsabilité, à la nécessité par tous les moyens qui sont à sa disposition, et il appartient alors aux chambres d’arranger les choses par une ratification postérieure de l’atteinte portée au droit formel 12».
Hauriou 13 invoque la légitime défense et Duguit 14 se résigne : « Il est bien difficile de dire que jamais, quelles que soient les circonstances, le Gouvernement ne pourra porter des décrets réglementaires sur des matières législatives. Il faut incontestablement lui reconnaître ce pouvoir dans certaines circonstances, et sous des conditions et des réserves étroitement déterminées... ».
J. Barthelemy résume d’une formule le sentiment dominant : « il est des cas où l’illégalité est inévitable 15». Mais avec quels effets juridiques ?
Hauriou n’y voit qu’un sous-droit: « Malgré tout, des théories juridiques comme celle du droit de légitime défense de l'État ne sont qu’un pis aller; c’est, comme le droit révolutionnaire, un droit de seconde qualité, on a hâte de rentrer dans la légalité qui représente un droit supérieur... 16».
Légalité en solde, second choix, droit bradé. Mais cette dévalorisation n’est que l’expression d’un mépris théorique, car ces textes conservent tous leurs effets de droit...
Duguit reconnait leur valeur juridique,dans leur plénitude. « Tant que le Parlement ne peut pas se réunir, le règlement législatif fait par le gouvernement doit certainement s’appliquer ... » une fois ratifié « il devient une véritable loi du jour où il a été porté. Il ne tire pas d’ailleurs en réalité sa force obligatoire de la ratification parlementaire; la rétroactivité est une fiction et il faut écarter toute fiction. La ratification ne peut produire d’effet que du jour où elle intervient. Si le règlement de nécessité, ratifié postérieurement, prend ses effets au jour de sa date, c’est que dès ce moment, à raison des circonstances, à raison des conditions dans lesquelles il a été publié, il avait déjà force législative » 17.
La jurisprudence, plus ou moins tacitement, en tire les mêmes conclusions 18. L’arrêt Heyriès du 28 juin 1981 consacre l’état de nécessité à travers les « conditions dans lesquelles s’exerçaient, en fait, à cette époque, les pouvoirs publics... 19» et Hauriou note 20 que le Conseil d'État « a, en principe, validé toutes les initiatives prises par le pouvoir exécutif ». Et la jurisprudence judiciaire, après quelques hésitations se rallie à la même position 21. Sous la IVème République, les termes extrêmement larges des habilitations rendent d’ailleurs tout véritable contrôle impossible 22. En somme « la crise n’est pas loin de placer le juge hors jeu » 23.
Dès lors comment parler de violation ? Les pouvoirs publics s’accordent sur cette pratique, le juge l’avalise, l’opinion publique l’ignore. Seules subsistent en l’occurrence quelques réticences doctrinales 24. Il est vrai que dans la constitution de 1946, l’article 13 semblait prohiber les décrets-lois. L’ingéniosité des juristes et du Conseil d'État contourna l’obstacle et transforma en interprétation ce qui était présenté comme violation.
Il est certes tentant de présenter la situation comme la transmutation juridique d’une violation en un droit nouveau (et provisoire), le droit de crise. Outre que le fondement juridique d’une telle opération resterait hasardeux, sans la recours de la coutume ou du droit nouveau de R. Capitant, qui sont tous deux inadaptés à l’espèce, il est plus simple de n’y voir qu’une forme de la pratique, parmi d’autres, adaptée aux circonstances, et juridiquement valide dès lors qu’aucune autorité n’a la compétence de contester cette validité. La latitude des textes et la volonté des acteurs excluent toute violation. Tout se passe comme si le constituant avait a priori et tacitement avalisé de telles pratiques, faute d’avoir mis en place le système destiné à la sanctionner. Mais ce qui va sans dire va mieux en se disant, et une préalable constitutionnalisation de telles pratiques dissipe toute ambiguïté.
Pour dissiper le malaise précédemment décrit, il peut arriver que le constituant, sans véritablement chercher à prévoir l’imprévisible, prépare à l’avance une structure juridique d’accueil aux règles contestables de l’état de nécessité.
Ainsi la Constitution de l’an VIII prévoyait-elle dans son article 12 que « dans les cas de révolte à main armée, ou de troubles qui menacent la sûreté de l'État, la loi peut suspendre, dans les lieux et pour le temps qu’elle détermine, l’empire de la Constitution... ». Mais l’histoire incite plutôt à voir dans ce précédent le signe d’un régime autoritaire plutôt que le scrupule d’un légalisme pointilleux.
On sait que l’article 16 de la Constitution de 1958, imposé par le Général de Gaulle, hanté par le souvenir de l’inaction du Président Lebrun 25, voulait fournir l’instrument constitutionnel – au sens matériel, mais aussi de la régularité formelle – d’une action pour le temps de crise. Constitution dans la Constitution, il autorise et fonde les pratiques de l’état de nécessité. « Puisque ces événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs » semblent dire les constituants qui régularisent le droit de crise sitôt qu’il est reconnu comme tel. Ce qui aurait pu, en d’autres temps, être dénoncé comme violation est ici parfaitement régulier. On ne peut donc pas dire que la violation crée un droit nouveau puisqu’il n’est plus question de violation 26.
_________________________________
1 Voir par exemple R. Savatier : L’état de nécessité et la responsabilité civile extra contractuelle ; Mélanges à la mémoire de H. Capitant, Dalloz 1939 ; ou bien P. Lallemant : L’état de nécessité en matière civile, P.U.F., Paris, 1922.
2 Par exemple Donnedieu de Vabres: « L’état de nécessité est un état de choses tel que la sauvegarde d’un droit ou d’un bien exige l’exécution d’un acte en lui-même délictueux et portant atteinte à un autre bien, appartenant à une autre personne » : Traité de droit criminel et de la législation comparée, 30 éd. 1947, p. 218, cité par G. Camus, L’état de nécessité en démocratie, L.G.D.J., 1965, p. 16, note 18. Ainsi en est-il pour la notion de légitime défense.
3 Par exemple P. de Visscher : « L’état de nécessité se présente donc quand un État estime ne pouvoir sauvegarder ses intérêts essentiels que par une violation des droits d’un autre État », in Les lois de la guerre et la théorie de la nécessité, R.G.D.I.P., 1917, p. 95, cité par G. Camus, op. cit.
4 « L’état de nécessité ne fait qu’ouvrir pour l'État une possibilité d’invoquer le droit de légitime défense en des matières où cette possibilité n’existe pas dans l’état de paix ». Hauriou, Précis de droit constitutionnel, 20 éd., p. 451-452, cité par Camus, op. cit.
5 L’état de nécessité en démocratie, L.G.D.J., 1965, p. 25.
6 L’organisation constitutionnelle et les crises, 1966, L.G.D.J., p. 9.
7 Joseph Barthelemy, Le droit public en temps de guerre, R.D.P., 1915, p. 575.
8 Ainsi la suspension de l’article 65 de la loi du 25 avril 1905 relatif à la communication des dossiers avant l’application des mesures disciplinaires concernant les officiers. Cf. Leroy, op. cit., p. 88 à 91.
9 Cf. D. Rusu, Les décrets lois dans le régime constitutionnel de 1875, thèse 1942, p. 140 et suiv. et Leroy, op. cit., p. 294 et suiv.
10 L’habilitation était confiée à un gouvernement précis : cf. par exemple Duverger, T. 2, p. 113, P.U.F. 13ème éd.
11 Cf. contra Esmein, Eléménts... , t. II, p. 100-101 note 141.
12 Cité par Duguit : Traité de droit constitutionnel, 3° éd., T. III, p. 749.
13 Précis de Droit constitutionnel, 2° éd., p. 451-452.
14 Traité de Droit constitutionnel, 3° éd., t. III, p. 752, cité par Camus, op. cit., p. 180.
15 Notes sur le droit public en temps de guerre, R.D.P., 1915, p. 575, cité par Camus, p. 206.
16 Précis de Droit constitutionnel, 2° éd., p. 453, cité par Camus, p. 184.
17 Traité de Droit constitutionnel, tome III, 30 éd., p. 754.
18 Voir sur ce point l’analyse complète de Lamarque : La théorie de la nécessité et l’article 16 de la Constitution de 1958, R.D.P., 1961, p. 558. et l’abondante bibliographie reprise dans tous les ouvrages classiques de droit administratif, par exemple Vedel, P.U.F. 70 éd., p. 400 et suiv.
19 Grands arrêts de la jurisprudence administrative, Long, Weil, Braibant, Sirey, 6ème éd., p. 137.
20 Sirey, 1922, 3.49.
21 cf. G. Camus, op. cit., p. 188, note 58.
22 Cf. Leroy, op. cit., p. 136 et 137.
23 Leroy, op. cit., p. 129.
24 Par exemple Esmein, Eléments de droit constitutionnel, t. II, p. 99-100, qui ajoute p. 104 : « Dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, non seulement le gouvernement peut, mais doit commettre une illégalité ».
25 « Faute d’une telle obligation (l’article 16), le Président Lebrun, en juin 1940, au lieu de se transporter à Alger avec les pouvoirs publics, appela le Maréchal Pétain et ouvrit ainsi la voie à la capitulation ... au contraire c’est en annonçant l’article 16 avant la lettre que le Président Coty évita la guerre civile quand il exigea du Parlement de cesser son opposition au retour du Général de Gaulle ». De Gaulle, Mémoires d’espoir, Le renouveau 1958-1962, Plon, 1970, p. 36.
26 Encore que l’on puisse craindre les violations des limites qu’impose l’article 16 dans les conditions du recours ou dans l’exercice du pouvoir. Cf. Ière partie, Historique, violations sous la Vème République. Sans oublier le mécanisme de la Haute Cour qui pourrait venir sanctionner de tels abus.