pp. 2-9
"Pour être libres, il faut qu'un peuple et ses représentants s'attachent fermement à cette idée que la constitution doit toujours être respectée, tant qu'elle existe en elle-même et pour elle-même" ESMEIN 1 .
Pour mieux fonder respect, attachement et dévouement, on a identifié la Constitution à une femme2, au risque de susciter des fantasmes pervers : "le viol est le seul moyen de féconder les constitutions"3 .
Le fétichisme qui entoure le texte suprême, raisonné en civisme, se justifie par la mesure du service rendu : la liberté, à laquelle se réfère ESMEIN, doit être sécrétée par cette codification de la séparation des pouvoirs, mise en œuvre selon les multiples recettes dues à l'imagination des juristes.
Le jeu mesuré et contrôlé des pouvoirs publics, tout autant que les déclarations des droits, protège les citoyens contre l'arbitraire du Pouvoir.
D'où l'opprobre qui pèse sur les violations et leurs auteurs: "(Les princes) ont beau être entreprenants, audacieux, téméraires, ils n'osent pas violer les lois de propos délibéré. Quelque crime qu'ils commettent, toujours ils tâchent de les couvrir d'un voile et toujours ils ont soin de ne pas révolter les esprits"4 .
Rares sont les violations triomphantes 5 , prônées le plus souvent par les adversaires du système. La violation est honteuse. Elle se cache derrière le salut public : "Durant le cours de notre révolution, nos gouvernements ont fréquemment prétendu qu'ils avaient le droit de violer la constitution pour la sauver"6. Elle se drape dans l'interprétation, par la virtuosité des constitutionnalistes. Elle n'avoue pas.
Mais elle est désavouée, dénoncée, combattue par les orthodoxes ou les opposants.
La controverse se développe, argumentée et indignée mais toujours au nom de la sauvegarde du Droit. Le Droit n'a-t-il pas horreur des violations, comme la nature a horreur du vide ?
Fort des règles de la méthode sociologique, l'analyste doit garder son sang froid et son impartialité : "Étudier une violation du droit sans porter un jugement de valeur n'implique pas qu'on lui concède le qualificatif de légitime ni même a priori de normal ; la réprobation manifestée par la société fait partie intégrante du phénomène observé. Seulement elle ne doit pas faire partie de l'observateur"7.
Au risque de trouver aux violations une fonction inattendue :"Ceux qui transgressent le droit font encore du droit à leur manière" remarque le doyen CARBONNIER 8 qui ajoute 9 "qu'une règle ne s'affirme jamais mieux comme juridique que lorsqu'elle est violée".
Il est exact que la violation de la règle constitutionnelle fait ressortir par contraste l'existence d'un système juridique cohérent et organisé, où la règle est définie et protégée dans les conditions privilégiées d'une constitution écrite et rigide. L'incongruité de l'atteinte souligne la majesté de la norme, comme un hommage du vice à la vertu.
Roger CAILLOIS remarque que "le tricheur... reste dans l'univers du jeu ; s'il en tourne les règles, c'est du moins en feignant de les respecter. Il cherche à donner le change. Il est malhonnête mais hypocrite. De sorte qu'il sauvegarde et proclame par son attitude la validité des conventions qu'il viole, car il a besoin qu'au moins les autres leur obéissent"10
Le tricheur est l'accessoire inévitable de ce "jeu" constitutionnel, entendu comme l'ensemble des pièces indispensables au fonctionnement du système, au sens d'un "jeu" de cartes.
Le même mot est entendu par les gouvernants comme l'interprétation plus ou moins latitudinaire des textes. Pour ne pas "gripper", le mécanisme doit être "rodé" et donc avoir un certain "jeu".
Les politiques en usent pour mener leur action dans le sens de leurs convictions ou de leur intérêt, à leur manière, dans leur style, selon un "jeu" qui leur est propre, comme celui d'un interprète virtuose ou d'un artiste.
D'où la banalisation de pratiques en principe répréhensibles. "Elles sont de tous les temps" remarque le professeur BURDEAU11.
Et dans ce procès à la délinquance constitutionnelle sont invoquées les circonstances atténuantes : "On a beaucoup et peut être trop insisté sur les violations fréquentes dont les constitutions sont l'objet... Les textes constitutionnels s'adressent surtout, avec l'intention de les lier, à ceux qui détiennent le pouvoir ou qui aspirent à s'en emparer... La tentation est forte pour eux de passer outre aux dispositions constitutionnelles s'ils y trouvent un intérêt d'ambition... s'ils disposent d'énormes ressources dans le domaine de la puissance matérielle, rien ne les arrêtera ni dans le dépassement de leur compétence, ni dans la conquête irrégulière de l'autorité"12.
Devant le spectacle d'une constitution "encore plus atteinte par les applications quelque peu dérisoires et la déférence affectée dont elle a parfois été l'objet que par les violations et mépris dont par ailleurs elle a été victime"13 les spécialistes sont saisis par le découragement : "... des savants consacrent leur existence entière à ce Droit du pouvoir, constitutionnel et international, à son étude, à son enseignement, à sa mise au point, à sa mise en œuvre. Mais n'auront-ils pas fait avec la vie un marché de dupes ? N'est-il pas bien déprimant pour eux de voir le peu de cas qui est fait de ce Droit..."14.
De quel crédit bénéficiera un texte aussi habituellement bafoué. N'existe-t-il pas un seuil au-dessus duquel la multiplicité des violations d'une règle lui enlève sa validité ?
"Qu'on n'espère pas rentrer dans une constitution après l'avoir violée. Toute constitution qui a été violée est prouvée mauvaise ..."15.
A l'opposé des Américains, les Français ont pris le parti d'en changer souvent, au risque d'accroître sa vulnérabilité 16, cercle vicieux !...
Certains y ajoutent la spécificité de la "culture" juridique française. "Les Français qui violent allègrement les règlements aiment la légalité" observe François MITTERRAND 17 Un auteur ajoute : "Ce pays est un pays de légistes venus d'un lointain midi, qui aiment faire du droit, ne pas l'appliquer et inventer chaque fois la règle nouvelle convenant à la situation du moment"18.
Dans la mesure où l'on persiste à croire à, l'intérêt d'une constitution, définie par Karl FRIEDRICH comme "le procédé par lequel l'action gouvernementale est effectivement freinée"19, source de liberté20, mais aussi de continuité, de cohérence et de coordination, il est nécessaire de rechercher les éléments d'une pathologie constitutionnelle pour mieux connaître le phénomène et éventuellement suggérer un traitement.
Et non pas seulement dans l'intérêt du droit. Les controverses constitutionnelles à propos des violations encombrent inutilement le débat public. Elles le détournent des problèmes de fond.
Ce contentieux mobilise des plaideurs au moment où les circonstances exigent des acteurs.
Les joutes des hérauts de thèses opposées fascinent l’attention en l’empêchant de se porter ailleurs, là où il importe. Cette dramatisation est un divertissement – au sens pascalien. Elle satisfait aux impératifs du spectacle plus qu'à, ceux de la démocratie.
"La réputation est la somme des malentendus qui se forment autour d'un nom". Cette formule de Paul VALÉRY s'applique tout particulièrement aux violations de la constitution.
Le langage juridique, comme le langage technique, devrait permettre de qualifier d'un mot une réalité précise, et de gagner en temps et netteté.
En ce sens il est naturel de rechercher d'abord si la notion de violation recouvre une réalité définie. On s'apercevra vite dans une première partie, LES VIOLATIONS CONTRE LE DROIT, que la catégorie est fournie sans que l'on puisse s'accorder sur chacun des éléments qui la constituent.
Contre ces attaques multiformes la logique voudrait qu'existât un appareil de sanction efficace. Pour diverses raisons, le droit constitutionnel français en est largement dépourvu et attend plutôt de mécanismes informels une aléatoire protection. La qualification et la dénonciation des violations en tiennent lieu le plus souvent. Aux frontières du droit et de la science politique l'imperfection du droit constitutionnel implique le recours à l'analyse sociologique en renfort de l'analyse juridique. Ainsi, tant bien que mal, cherche à se défendre LE DROIT CONTRE LES VIOLATIONS (2ème partie).
Profitant des périodes de crise, ou travesties en coutumes "contra constitutionem", les violations mènent leur action subversive, directement, ou avec plus d'efficacité encore, indirectement, sur les constitutions ultérieures qu'elles influencent, en renforçant leurs défenses, ou en s'y intégrant dans la plus respectable légalité. Il faut donc s'interroger enfin sur la manière dont peut se constituer LE DROIT PAR LES VIOLATIONS.
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1 Adhémar ESMEIN, Eléments de Droit constitutionnel français et comparé, 8ème éd. revue par NÉZARD, tome II, 1928, p. 533.
2 Le Marquis de CUSTINE, dans son ouvrage, La Russie en 1839, rapporte : "Le moyen qu'avaient pris les conspirateurs pour soulever l'armée, était un mensonge ridicule : on avait répandu le bruit que Nicolas usurpait la couronne contre son frère Constantin, lequel s'acheminait, disait-on, vers Pétersbourg pour défendre ses droits les armes à la main. Voici la ruse à laquelle on avait eu recours pour décider les révoltés à crier sous les fenêtres du Palais : Vive la Constitution ! Les meneurs leur avaient persuadé que ce mot Constitution était le nom de la femme de Constantin, leur impératrice supposée...". Lettres de Russie, Gallimard, 1975, coll. Folio n° 689.
3 Selon la boutade célèbre, attribuée, sans doute à tort, à Victor HUGO qui professait par ailleurs le plus grand respect pour l'idée de Constitution, ainsi : "Personne ici, et moi-même moins que personne, ne peut songer à, contester l'obéissance due aux lois, et la constitution est la préface de toutes les lois", in La candidature de Louis Blanc in Œuvres politiques complètes, J.J. Pauvert, 1964, p. 818. Voir aussi la boutade rapportée par Claude EMERI, Annexe,lettre du 20/7/74 n° 8 en bas de page.
4 MARAT, Les chaînes de l'esclavage, UGE 10-18 n° 689, 1972, p. 152.
5 Par exemple MAURRAS, Enquête sur la monarchie, VII, p. 509 : "M. Emile Loubet et ses ministres sont en train de violer la constitution. Hardi, ferme, poussez ! dirai-je à ces Messieurs. Ils font œuvre pie. Toutes les fois qu'il leur arrivera de violer la constitution, je les prie d'être assurés de mes compliments. Et s'ils ont besoin de mon aide..." ou bien encore Alexandre SANGUINETTI : "Nous voulons apprendre aux Français à ne pas être des tabellions et des robins en face des textes". Le Monde, 15 avril 1969.
6 Benjamin CONSTANT, Cours de politique constitutionnelle, Bruxelles, 1837, IV, De la suspension et de la violation des constitutions, p. 38.
7 J. CARBONNIER, Sociologie juridique, Armand Colin, 1972 p. 182.
8 Flexible Droit, textes pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 1969, p. 26.
9 En se référant à Adamson HOEBEL, The law of primitive man, 1954, p. 37. Voir aussi G. BURDEAU, Traité de Science politique, t. IV, 2ème éd. p. 350:"Si elle n'était pas violée, une règle cesserait une norme pour devenir une loi naturelle".
10 Les jeux et les hommes, le masque et le vertige, NRF, Gallimard, 1967, Idées n° 125, p. 104.
11 La constitution notion périmée, Mélanges Mestre, p. 54.
12 Paul BASTID, Introduction au Corpus Constitutionnel, p. 9.
13 R.E. CHARLIER, Le constitutionnaliste dans la cité, in Mélanges Gidel, p. 143. L'auteur fait allusion aux conditions constitutionnelles du passage de la IVème à la Vème République.
14Idem
15 Benjamin CONSTANT, op. cit., p. 42
16 "D'ailleurs, nous savons bien ce que valent les constitutions ! Nous en avons fait 17 depuis 150 ans et la nature des choses est plus forte que les textes constitutionnels arrêtés par les hommes politiques". A. Passeron, De Gaulle parle, p. 476.
17 in Le coup d'État permanent, Plon, 1964, p. 94.
18 J.M. AUBIER, La République du général, Stock, 1973, p. 100.
19 Karl FRIEDRICH, La démocratie constitutionnelle, PUF, 1958, p. 76.
20 Cf. annexe J. CADART, entretien enregistré, in fine.