Sorcières

En lisant les procès-verbaux de la cour scabinale de Chaumont, notre attention fut attirée par l’avis suivant « 12 juin 1644. Jehanne GILLART est condamnée comme sorcière à être étranglée et son corps brûlé. L’Abbé de Bonne Espérance accorde néanmoins l’enterrement du corps au cimetière de Chaumont.». Une sorcière à Chaumont ! Voilà un beau sujet d’enquête qui méritait bien quelques investigations d’autant plus que dans le registre des décès figuraient également deux autres noms celui d’une femme et d’un homme condamnés et exécutés pour les mêmes méfaits.

Dans une des revues «Wavriensia» parue en 1996 (Tome XLV, n°4, pp. 131-141), Philippe MARTIN s’était penché sur ce sujet «brûlant» et avait publié une étude très fouillée et très référencée ayant pour titre« Vague de chasses aux sorcières». C’est ce texte que nous reproduisons ci-dessous  (les références sont consultables dans la revue «Wavriensia») car il apporte des réponses précises à toutes nos interrogations. 

Si les études relatives à la grande chasse aux sorcières qui s'est abattue, telle une épidémie, dans maintes régions d'Europe au cours des XVIe et XVIIe siècles couvrent plusieurs rayons de bibliothèque, celles concernant le Brabant wallon demeurent extrêmement réduites. La présente notice aura donc comme seule ambition de verser une nouvelle pièce au dossier, en attendant qu'une synthèse générale permette à l'avenir d'en dresser les contours à l'échelle de notre nouvelle province. 

Le Cartulaire de Bonne-Espérance (t. VII, folio 657-664) relatant ces affaires ne révèle malheureusement que quelques aspects du problème. Ainsi, l'ensemble de la procédure judiciaire antérieure au prononcé du jugement n'y est pas consigné; on ne connaît donc ni l'identité des accusateurs, ni la nature des délits incriminés (sauf dans un cas), ni les circonstances de l'arresdes suspects, ni le contenu de l'interrogatoire mené par le tribunal, ni les épreuves encourues par les prévenus (torture, recherche éventuelle de la marque diabolique, confrontation avec des témoins, ...), ni les arguments invoqués par la défense dans l'espoir d'échapper aux sanctions pénales. La perte irréparable de ces précieuses informations, indispensables pour saisir la portée exacte des procès ci-dessous examinés, laissera bien des zones d'ombre à la réalité des faits. A ce propos, il est permis de supputer, avec R. Muchembled et J. Delumeau, que les pièces à conviction dont nous avons à regretter la disparition ont été détruites volontairement - comme cela se pratiquait fréquemment afin d'éliminer toutes traces de la présence de Satan ici-bas - dans les bûchers allumés par les exécuteurs.

Les terribles événements auxquels il est fait allusion se déroulèrent sur le territoire de Chaumont en l'an de grâce - ou de disgrâce à une période où la répression de la sorcellerie connut ses heures les plus noires. Trois personnes, suspectées de pactiser avec le démon, furent appréhendées en l'espace de quelques mois: Jehenne GILLART, arrêtée en avril, Catherine HACQUEDAULX, veuve de feu Lambert LHOST, arrêtée début mai, et François FECQ, arrêté en juillet. Le seul mobile d'inculpation explicitement dénoncé qui nous soit parvenu est à charge du dernier nommé, lequel est accusé de « verseur de vin aux danses », activité révélatrice de l'esprit de débauche et des excès perpétrés lors des réunions nocturnes du sabbat.

Aucune des personnes précitées ne réchappa à l'étau de l'appareil judiciaire. Jehenne GILLART et Catherine HACQUEDAULX furent exécutées puis brûlées, respectivement le 12 juin et le 22 octobre 1614, alors que François FECQ décéda en prison le 10 novembre de la même année. Comme on le voit, la durée de l'instruction a été longue, voire très longue. S'il ne fallut « que» deux mois pour condamner à la peine capitale Jehenne GILLART, cinq mois et demi furent nécessaires dans le cas de Catherine HACQUEDAULX pour aboutir à un résultat similaire, François FECQ ayant eu, quant à lui, la bonne idée de succomber dans sa cellule, après quatre mois de détention, pour abréger la durée de son procès.

Une telle lenteur dans le déroulement de la procédure, pour étonnante qu'elle puisse paraître de nos jours, surtout dans le chef de personnes démunies d'instructions et totalement ignorantes des arguties rencontrées dans les cours de justice, s'explique par un petit nombre de facteurs qui se retrouvent en maints endroits: la distance séparant le village où l'affaire était instruite (Chaumont-Gistoux) et le lieu où siégeait le pouvoir souverain (l'abbaye de Bonne-Espérance en Hainaut) qui devait rendre son avis sur chaque décision prise par les juges locaux, la difficulté d'obtenir un bourreau à proximité, et, enfin et surtout, le degré de résistance parfois considérable du prévenu face à la torture.

Les frais relatifs aux procès s'élevèrent, au total, à la somme de 316 florins et 12 patars, montant incombant pour moitié au seigneur et baron de Chaumont, et pour l'autre moitié aux habitants dudit Chaumont, comme il a été convenu lors des plaids généraux. La règle absolue prévoyait que les biens du condamné étaient confisqués au profit du seigneur haut justicier (en l'occurrence ici l'abbé de Bonne-érance), après déduction des frais du procès. Le fait qu'il ait fallu examiner le mode d'acquittement des frais durant les plaids généraux montre à quel point nos trois prévenus vivaient dans le plus grand dénuement, puisque rien n'a pu être prélevé à leur domicile afin de pourvoir au coût desdits procès.

Cela était habituel, les personnes inculpées de sorcellerie étant presque toujours insolvables, il fallait bien trouver l'argent ailleurs. Cependant, le cas de Chaumont-Gistoux se distingue de bon nombre de procès, dans le sens où le seigneur prenait d'ordinaire à son compte une part bien plus appréciable que la moitié des frais. La communauté rurale a donc dû consentir à de lourds sacrifices pour honorer la dépense (la population de Chaumont comprenait alors :1.700 âmes), probablement par le biais d'une sévère augmentation de l'imposition (la taille). Le détail de la facture n'est malheureusement pas précisé; on peut juste affirmer qu'elle comportait les postes inhérents à chaque procès, à savoir le déplacement des juges, la collecte et le traitement de l'information, l'enquête du chirurgien (recherche de la trace diabolique sur le corps de la victime), la torture par le bourreau, l'exécution et le banquet pris par les magistrats au terme de la mise à mort).

Après ces quelques constatations financières, la suite du document s'attarde sur le cas de Jehenne GILLART, et plus spécialement sur la question de savoir s'il est opportun ou non d'accueillir sa dépouille mortelle au sein de la terre sainte.

Sur le parcours séparant sa prison du lieu de son dernier supplice, Jehenne GILLART récita ses prières, en compagnie de son confesseur, afin de pouvoir être inhumée dans le giron de l'Église. Au moment de sa mise à mort, un incident inopiné survint; la corde avec laquelle le maître des oeuvres étranglait sa victime se rompit, avant que celle-ci ne passa de vie à trépas. Une stupeur se propagea alors parmi les rangs de l'assistance, les gens croyant sans doute à une ultime intervention du malin en faveur de sa protégée. Il fallut donc renouveler l'opération, cette fois avec plus de succès.

Lorsque son corps fut réduit en cendres, et après s'être rangé à l'avis de son confesseur certifiant qu'elle avait eu « bonne repende ses péchés », le bailli officier, au nom du seigneur, accorda la terre sainte à Jehenne GILLART.

Ensevelie depuis peu dans l'enceinte cémétériale de l'église de Chaumont, la défunte allait encore causer bien des soucis aux autorités civiles et ecclésiastiques locales. En effet, le pasteur de Thorembais-Ies-Béguines et doyen de la circonscription de Jodoigne dont dépendait la paroisse de Chaumont introduisit une requête en justice à l'encontre du bailli et du curé, Jacques Meuren, reprochant à ces derniers « l'offense commise de mettre ledict corps mort en terre sainte» et les enjoignant de l'exhumer pour l'enfouir en terre profane. Le bailli répondit qu'il avait reçu l'autorisation d'inhumer le cadavre en terre sainte de la bouche du seigneur haut justicier lui-même, et que ce dernier se réservait encore le droit d'accorder une plus grande grâce si cela lui était conseillé par son entourage. Le curé déclara pour sa part qu'il n'était en rien responsable de cet outrage car l'enterrement eut lieu en son absence et, de plus, sans qu'il en soit averti. En sa qualité de patron de l'église, et par conséquent des choses intemporelles, le seigneur affirma que l'autorité en cette matière était de son ressort exclusif, le curé devant se soumettre à ses injonctions plutôt qu'à celles de son doyen. Et de mettre en avant l'argument suivant pour justifier son geste: «l'Église en soy miséricordieuse, doibt recepvoir chacun qui demande miséricorde».

Les magistrats devaient donc trancher une double question. La première, d'ordre juridictionnel, consistait à savoir qui a la compétence de délivrer la permission d'inhumer un corps mort en terre sainte. La seconde, d'ordre législatif, devait statuer s'il y avait eu offense dans le fait d'octroyer un espace sanctifié à la dépouille d'une sorcière.

La réponse aux deux questions tourna à l'avantage du seigneur temporel et patron de l'église. Celui-ci fut confirmé dans son droit de rendre grâce en accordant une sépulture sainte et fut déchargé de l'accusation de porter offense à Dieu pour avoir autorisé un tel acte. Le doyen rural est, quant à lui, débouté, l'arrêt stipulant qu'il ne peut ni contredire le seigneur ni faire déterrer le corps pour le déposer en lieu profane. Les textes de loi dont il est fait mention pour étayer cette assertion sont clairs et ne prêtent à aucune ambiguïté. Ils édictent tous que le corps d'un condamné affecté au supplice qui, en vie, a fait pénitence et a été confessé, peut être confié à la sainte sépulture, du moins si le détenteur du pouvoir civil l'a permis après en avoir été dûment averti. Ces mêmes écrits précisent d'ailleurs que le crime de l'art magique est assimilable à l'hérésie, dont la peine est facilement adoucie et remise habituellement totalement lorsque la pénitente a formulé sa confession sacramentelle. De son côté, le curé est lavé de tous soupçons vu que les faits lui reprochés se déroulèrent en son absence.

Sorcières brûlées avec les pièces du dossier judiciaire (extrait de la revue Historia, n° 389, avril 1979, p. 92)