Pons-Ludon

Aubin Louis Hédouin de Pons-Ludon de Malavois

Homme de lettres - 1783-1866

Buste par Hubert Rève

Pons-Ludon se meurt ! Pons-Ludon est mort ! Pourrions-nous mieux plaire aux Rémois de la famille actuelle qu’en reproduisant ici, à l’intention des innombrables chemineaux de la lecture journalistique, que leur peu de loisirs éloigne des bibliothèques, les fines écritures d’un maître-mémorialiste de notre ville, feu Victor Diancourt, qui a bien connu le dernier des Pons-Ludon et remué les poussiéreuses archives de son ascendant direct ?

Qui mieux que cette plume distinguée aurait pu décrire l’antre de ces "rongeurs de papier", les Pons-Ludon, qui furent peut-être les deux plus curieux originaux qu’aient vus nos rues, – elles qui en ont tant vu !

Entrons donc dans les jardins de l’Académie et cueillons-y, au nez et à la barbe de leurs sévères gardiens, les roses fanées que voici :

"La rue Saint-Hilaire était, en 1836, une ruelle tortueuse et maussade. Lorsqu’on se dirigeait vers la rue du Marc, on rencontrait, à gauche, quelques pas avant son débouché sur la rue du Temple, une masure lézardée, crevassée et délabrée, dont le premier et unique étage surplomblait le rez-de-chaussée, menaçant, dans sa décrépitude, la sécurité des passants. Une porte basse du XVIe siècle, d’étroites fenêtres à double cintre, ornées de sculptures gothiques, dont les châssis à guillotine dissimulaient l’absence de rideaux derrière les vitres verdâtres et estompées de poussière." Là avait habité Hédoin-Malavois, dit de Pons-Ludon, nom d’une de ses propriétés entre Reims et Cormontreuil.

« Quand un visiteur curieux, un bibliophile, voulait pénétrer au-dedans, il ne trouvait sous sa main ni cordon de sonnette ni marteau pour annoncer sa présence ; mais s’il était un familier de la maison, il lui suffisait de secouer un anneau de fer enchâssé dans une poignée de même métal fixée sur cette porte. À ce bruit de ferraille répondait de l’intérieur une voix sonore, entrecoupée de quintes de toux, d’objurgations, d’appels à la patience ; un pas lourd résonnait sur les marches d’un escalier, un œil derrière la grille d’un judas, la porte s’entr’ouvrait, et le maître du logis apparaissait.

Le visiteur, – introduit après examen à la loupe, littéralement –, gravissait l’escalier à rampe de corde pour pénétrer dans une sorte de sanctuaire sombre et empoussiéré où s’empilaient en un fatras de bric-à-brac, des livres de tous âges, de toutes valeurs, de toutes provenances, rangés sans ordre ni classement sur des rayons, ou jetés pêle-mêle dans des bannettes d’osier, sur des tables ou des chaises. Tout le monde n’était pas admis dans cette nécropole du bouquin. Le commun des visiteurs passait devant la porte close et montait quelques autres marches de l’escalier. On arrivait alors, toujours précédé du maître de ce logis, dans une vaste pièce qui lui servait de salon, salle à manger, bibliothèque et chambre à coucher. C’est là qu’il recevait, lisait, mangeait, dormait... Là étaient les vitrines, les armoires de chêne, les bahuts recouverts de tapisserie qui contenaient les livres de choix et les portefeuilles bondés de gravures et débordant de paperasses. Sur les murs, de graves portraits de parents ou de gens de lettres, et quelques figures de femmes étonnées d’être là, des gravures anciennes qu’on entrevoyait sous leurs verres devenus opaques, quelques vieilles toiles noircies par la fumée d’un siècle, des bronzes et des statuettes dont la nudité se dissimulait sous les toiles dont les araignées les avaient vêtues... »

Hédoin-Malavois mourut là en 1817, à l’âge de 78 ans, après une vie des plus agitées dont l’érudit et patient Diancourt a retrouvé le dessin en feuilletant l’immense amoncellement de notes et imprimés que cet excentrique personnage avait laissés en héritage à son fils Aubin, – le seul de la famille que notre génération ait connu et vu glisser dans nos rues.

Aubin-Louis naquit à Épernay en 1783. Dès qu’il fut en âge de penser et d’exprimer sa pensée, il se trouva en désaccord avec sa pieuse mère, Clémentine Malavois, et son éducation première s’en ressentit. Le père et le fils, voltairiens sans pitié pour tout ce qui était imprégné des odeurs de l’encens liturgique, résistèrent de leur mieux à la tyrannie de cette propagandiste impitoyable, sans pour cela qu’eux-mêmes, entre eux, fussent toujours d’accord.

Élève à l’École militaire de Brienne dès la fin de ses études, en I794, il s’y découvrit jacobin de cœur et d’esprit. Licencié avec ses condisciples, il revint à Reims et s’y aida, pour vivre, de cours et leçons particulières en langues étrangères, histoire et géographie. Très calé en cette dernière matière, il eut de fréquents rapports avec Malte-Brun et les libraires parisiens. Paris le reçut à deux reprises. La dernière fois, on le vit, en 1811, grimper la rampe de la Haubette, tête nue, carnassière au dos, et si rustiquement vêtu qu’on l’eût pris pour un sans-travail au début de son tour de France. Éconduit par les domestiques de l’hôtel particulier où il se présentait, il ne voulut plus rien savoir des agréments de la capitale ni de ses habitants, et réintégra Reims pour ne plus le quitter.

Avec les ans, sa misanthropie ne fit que se développer, et c’est avec le plus profond mépris des habitudes et des modes de ses concitoyens qu’il se fit voir dans nos rues comme en son intérieur de la rue Saint-Hilaire. Victor Diancourt nous le dépeint joliment, tel que très peu de survivants parmi nous se souviennent l’avoir vu, vers ses soixante ans.

« On le voyait circuler en ville d’un pas encore alerte, la tête couverte d’une casquette plate placée de travers sur de longs cheveux dont les mèches grisonnantes avaient déposé un épais vernis sur le col d’une lévite couleur olive, à boutons métalliques.

Les basques relevées de cette houppelande laissaient entrevoir de vastes poches de lustrine, ballottant sous le poids des livres qu’elles contenaient. Un pantalon à pont de même couleur, boutonné au-dessus de la cheville, livrait passage à des bas bleus qui s’engouffraient dans de vastes souliers lacés. Son costume se complétait d’un large gilet rayé recélant dans les profondeurs de ses poches une énorme montre en cuivre, de la famille des bassinoires, dont la breloque d’acier, toujours flottante, suivait tous les mouvements de son corps. Sa main droite s’appuyait sur un énorme gourdin, datant des beaux jours de la jeunesse dorée et du genre dit juge-de-paix ou rosse-coquin.

Pendait à son bras un large panier couvert, où il entassait pêle-mêle, avec des livres et des brochures, du pain, des œufs durs, de la viande cuite au four, sa nourriture exclusive.

Avant l’extrême vieillesse, il prit pour servante, une vieille fille sèche et pâle, aux lèvres minces et au profil aigu qui, armée d’un balai et d’un plumeau, pourchassa les souris familières et délogea les araignées centenaires ».

On le vit sacrifier, bon gré mal gré, aux méthodes hygiéniques de sa Joséphine, et devenir presque un élégant, – si l’on peut dire ! Ses longs cheveux furent plus souvent lissés, ses chaussures renouvelées connurent l’onction du cirage Rivière, qu’on vendait alors en boîtes oblongues de bois blanc, à 1 et 2 sous, et sa vêture, toujours originale et de couleurs disparates, fut décrassée et débarrassée de ses effiloches.

Le vieil érudit, « lavé, nettoyé, épousseté comme ses bouquins », se détacha finalement de ce monde où il ne se reconnaissait plus lui-même, et le 29 novembre 1866, ayant dépassé ses 84 ans, il jugea à propos d’aller se rendre compte, de visu, dans l’au-delà, de la véracité des pronostics de ses contemporains.

Son âme narquoise, batailleuse, contradictoire et ironique dut parfois se glisser dans le sillage de son portraitiste, qu’à son tour, on vit, lorsque ses épaules se furent voûtées avec l’âge, perdu dans les vastes entournures d’une redingote aux revers pas toujours vierges de poussière ou de luisance, façonnée par un tailleur en chambre de la rue Saint-Symphorien, François, dont la coupe n’était point toujours irréprochable. Et cette redingote avait elle aussi, comme celle de Pons-Ludon, les poches débordantes de "bouquins" lesquels eux autres, du moins, ne furent point à son décès livrés en pâture aux requins des quais de la Seine, mais reposent, à cette heure, paisiblement, sur les rayons tout neufs de notre Bibliothèque municipale de la rue Chanzy, jalousement gardés par des molosses aux binocles dorés et aux moustaches blanches roides et piquantes comme les barbes du cactus.

Un Rémois de notre génération qui, au temps de ses vacances du jeudi, quand il était écolier du Jard, allait passer la journée dans l’antre de la rue Saint-Hilaire, a conservé du vieillard lettré et bibliomane un souvenir peu flatté, qu’on doit à la vérité de reproduire, si l’on veut honorer la "Petite Histoire" surtout en raison de son fonds de simplicité et de sincérité.

« De l’homme privé, que dirai-je ? Tout Reims l’a connu, ou plutôt l’a vu, sous son costume bizarre, dans nos rues... mais, moi, je l’ai vu et coudoyé de très près. Tous les jeudis où l’école faisait relâche, j’allais passer la journée entière dans son capharnaüm. J’étais quelque peu étonné de ses manières de vivre, qui n’étaient pas les nôtres. Et je savais qu’avant son extrême vieillesse, il eut des habitudes sordides, telles celles-ci : vider son seau hygiénique dans le fossé du rempart qui, à cette époque, passait à l’extrémité de la rue Saint-Hilaire, sur l’emplacement du boulevard Lundy actuel, – et l’hiver pour s’échauffer sans frais, il sciait son bois, le descendait du grenier à la cave pour l’y remonter, dans le même but. Mais, du bibliophile ! Ah ! le miracle ! quelle bibliothèque ! quel bonheur un "rongeur de papier" aurait éprouvé à se vautrer sur ses bouquins traînant partout, sur le plancher, sur les chaises, cheminées, fauteuils, partout enfin où il y avait place pour un livre ! Que d’admirables bouquins à images j’ai feuilletés, surtout cette « Tentation de Saint-Antoine » illustrée ! (Était-elle de Flaubert ?) Je me souviens d’un superbe bouquin de "Contes Allemands", auprès desquels ceux de Florian ne sont que de la bibine ! Toute ma vie, je les ai cherchés en vain ! Dans ce livre, il y avait notamment une histoire de djinns ou bons génies, hauts comme une chandelle des "six moulées", – six à la livre –, qui, pour récompenser la bonne action d’un brave cordonnier, venaient la nuit dans son échoppe terminer le travail commencé, de sorte que l’excellent type en restait épaté des heures tous les matins, à son réveil, jusqu’au jour où, décidé à se rendre compte du miracle, il fit le guet pour voir apparaître toute une théorie de ces djinns qui, s’étant mis au travail comme d’habitude, se hâtèrent de disparaître au moindre bruit. Le charme était rompu : il ne les revit plus jamais... Et combien d’autres livres, aussi ou plus amusants ! Je me souviens également d’un coq perché sur la grand’porte d’une auberge cambriolée par les voleurs, et qui les fit surprendre par ses cris aigus et incessants. Que tout cela est flou dans la mémoire, après cinquante-cinq ans ! Chez ce vieux gâteux, qui me recevait invariablement par ces mots : "Ah ! te voilà, jeune homme !" je passais mon après-midi, en évitant de frôler son alcôve semblable à une Salle du Trône dont le meuble aurait été remplacé par un fauteuil percé dégageant des odeurs déplaisantes. De ce fauteuil, placé devant une large table carrée, surchargée de livres de tous formats qu’il feuilletait par habitude, sans les lire, les parcourant de ses yeux vifs sous de grosses bésicles, ombragées de cils épais et grisonnants, il ressemblait assez au président d’une Chambre sans auditeurs ni députés. Du vestibule de la maison jusqu’au grenier du premier étage, les murs, les escaliers, tout était garni de rayons bourrés de ces volumes, – la plupart de haute valeur –, et de la plinthe à la corniche. Aussitôt la réception faite, il me faisait asseoir sur un tabouret, et sa bonne, la vieille Joséphine, me sortait les livres à images qu’il lui désignait, et que je parcourais en lisant avidement. J’aurais voulu tout voir et tout lire ! et j’ai passé là de bonnes heures, mais la compagnie de ce vieil homme redevenu enfant me devenait peu à peu insupportable : il "faisait sous soi", et l’Odette de ce Roi des Bouquins, devenu impotent, l’aidait pour ses petits besoins... Le Maître sentait mauvais, la Servante prisait : c’était complet ! Ah ! ne parlons pas de l’envers des grands hommes ! Il mourut peu de temps après, laissant son bien à Joséphine, qui se laissa gruger en vendant pour six mille francs toute la bibliothèque existante à un libraire parisien, lequel en remplit deux wagons ».

Joséphine est morte longtemps après son maître, à la fin du siècle dernier, à la Charité (Hôpital Général) où on l’avait transportée de son domicile, rue Gambetta, 19. Elle habita là, un appartement au premier étage, éclairé sur seconde cour, – à l’époque où le menuisier Waltener avait son magasin dans le bâtiment sur rue–, au milieu des rares vestiges de tant de richesses qu’elle avait gardés par devers elle, des bijoux notamment, en souvenir de Pons-Ludon.

Feu Charles Loriquet, rendant compte, en 1867, à l’Académie de Reims, d’une plaquette de son collègue Robillard, intitulée : « Une visite à Hédouin de Pons-Ludon, en 1834 », écrit ces lignes, qui permettront d’achever le portrait du personnage. « D’après Paul Fassy, Hédoin, comme Marat, avait un style brillant, coloré, énergique et d’une poésie sauvage, la parole incohérente et diffuse ; il traitait ses adversaires d’imbéciles et ceux qui lui résistaient ouvertement, de coquins et gueux. Cette espèce de Diogène doublé du connaisseur en bouquins, gravures et curiosités, était au demeurant le moins redoutable des hommes et le plus désireux de sa tranquillité ; et il l’eût certainement eue entière sans son envie démesurée de se singulariser. Ceux qui fréquentaient la bouquinière de Hédoin n’en revenaient jamais sans avoir ramassé quelque bribe échappée de ses livres ou de sa mémoire. On l’attirait, sans grand profit d’ailleurs d’humeur ou de gaieté, par l’attrait d’une table bien servie ».

Si l’on visite en flâneur respectueux et ému la nécropole de la Porte-Mars, dite Cimetière du Nord, et si l’on suit jusqu’aux deux tiers de son étendue l’allée droite, les yeux rencontreront à gauche, au sommet d’un obélisque en miniature, la silhouette, toute menue et fine, de l’original défunt, moulée dans le bronze alors qu’il devait avoir atteint la soixantaine. Les bombes ont respecté et le buste et son entourage : qu’on leur en sache gré !

Eugène Dupont.