La Vie Rémoise en 1862

1862

Le coup-de-feu industriel provoqué par les traités de commerce s’apaise : il y a eu surproduction, d’où mévente et chômage, avec baisse des prix.

Reims et ses usines lainières s’en ressentent. Le travail voit diminuer ses commandes, et le salaire s’abaisser.

En décembre 1861 et janvier 1862, le voile de la misère s’est étendu à nouveau sur nos quartiers ouvriers. La charité publique a fort à faire. Au cours de ces deux mois terribles, il a été distribué 13.000 pains de six livres.

Certains industriels, aux idées philanthropiques, font de gros sacrifices en faveur de leur personnel. À Fléchambault, Boulogne & Houpin, apprêteurs, paient journée complète à leurs ouvriers, malgré la diminution des heures de travail.

Quant aux travailleurs mis à pied, la Ville les emploie à des terrassements de chaussée, notamment sur le chemin de Cormontreuil, défoncé et raviné par des pluies incessantes et les gros charrois.

On macadamise les rues de Trianon et de Courcelles.

Le taux de la Banque de France est de 4 ½ %.

Le pain a baissé de prix. En janvier, il est, au maxima, à 1 fr. 25 les 3 kilos en avril, à 1 fr. 10, et, en fin d’année, à 1 fr. 05.

À la bonne saison, une reprise sensible d’affaires se manifeste ; de nombreuses sociétés se forment dans les laines, tissus et apprêts.

Pour la teinture, Gabriel-Armand Neuville, rue de la Renfermerie, 7 et Bernard Minelle, rue Large, 48. L’usine est établie sur la rivière Brûlée, à Porte-Paris.

Des noms, éminemment représentatifs encore, après soixante ans, du commerce lainier à Reims, surgissent en pleine lumière : d’abord ces étoiles minuscules, à l’essai de gonflement pour devenir planètes, crevant comme bulles de savon et se fondant dans la grande nébuleuse commerciale, tels Bessy & Commény, ce dernier s’étant séparé la veille du bourru Émile Gadiot, l’homme à l’éternel cigare J.-B. Doussot, vite évaporé ; puis, en plus visible et durable, Léon Favart et Nicolas Bigot, travailleurs infatigables : des rocs d’honorabilité !

Champagne & Berry associés, qui, toute leur dure existence, resteront soumis aux fluctuations des cours, tantôt au pinacle, tantôt à la côte.

Combien plus avisés ceux des leurs qui consacrèrent facultés et capitaux au négoce des laines coloniales, d’emploi plus lucratif et de rapide réalisation.

Les ventes de laines d’Australie à Londres étaient de fondation récente, et d’ardents champions y réussissaient déjà de belles opérations.

C'était le temps où, parmi une pléïade vite agglomérée, des Clovis Stavaux, des Pauporté de la région fourmisienne, et tous nos Suippats et Sompinats, nés avec du crottin de mouton au bout des doigts, allaient constituer des fortunes éblouissantes en l’espace d’une décade.

Pauporté père contait, du bout de l’épaisse bavette de chair qui lui servait de langue, et sans orgueil ni honte, qu’à ses débuts dans la vie il était ouvrier-dégraisseur d’échées de laine, tournant la chignole d’un bac à laver chez un industriel du Nord, à 2 fr. 25 par jour de douze heures.

Il débuta dans la laine en achetant aux bergers des environs la toison de leurs moutons pour les filer à la main lui-même et en revendre le produit aux maîtres-tisseurs d’alors.

Puis, Londres avait battu le rappel des hommes hardis et au coup d’œil sûr : Stavaux et Pauporté y répondirent des premiers. Ce fut un geste génial et un déplacement prodigieusement fructueux.

Ces Canadiens d’une nouvelle sorte allaient trouver au-delà de la Manche des pépites d’or transmuées en brins de laine ayant découvert le filon, ils surent l’exploiter.

De cette époque date la splendeur du marché lainier du Nord de la France, de la région rémoise et des Mulhousiens, etc...

Les ventes de Londres étaient rapprochées l’une de l’autre il s’en faisait six par an, et entre deux enchères, le peigneur avait eu le temps d’écouler son produit manufacturé, évitant ainsi les risques d’une baisse subite, tout en laissant intactes les chances de revente à la hausse.

I1 n’en est pas de même pour les laines indigènes de France, non classées, mal torchées et conditionnées, d’une main-d’œuvre compliquée et lente et d’écoulement irrégulier.

Par la suite, les marchands de laine qui s’étaient spécialisés dans le bon travail des laines brutes de pays, s’exercèrent à la bi-culture, autrement dit partagèrent leurs moyens financiers entre le produit indigène et le colonial, l’un aidant l’autre. Les grandes fortunes lainières rémoises se sont, en réalité, fondées parmi les coloniaux. On n’a eu, entre 1860 et 1914, qu’à regarder autour de soi pour s’en convaincre.

Favart était originaire de la région, mais Bigot venait du Berry, étant natif de Dun-sur-Auron.

On doit en particulier à ce dernier l’introduction sur le marché de Reims, avec son confrère Ed. Leget, des laines berrichonnes, très fines alors et issues du mérinos. Cette sorte se modifia étrangement par la suite, avec l’appport étranger, et le croisement anglodihley ou southdown. Les laines du Berry ne sont plus de nos jours que des produits nerveux mais sans finesse, et ont, de ce chef, perdu de leur valeur en raison de l’extension prise dans le monde entier par la production du gros mouton à laine haute et commune.

Tous deux, Favart et Bigot, au nom desquels on peut ajouter celui de Alfred Gosme, Beauceron d’origine, formèrent avec ce dernier, un trio d’hommes foncièrement honnêtes, très honorés, fort compétents, et qui donna un essor extraordinaire au travail des laines françaises à Reims. Ils sont disparus de la scène en l’espace de ces dix dernières années ; seul, Alfred Gosme eut à subir les épreuves de la grande Guerre et de l’exil : il mourut à Paris, en 1917, laissant deux fils pour maintenir la réputation de sa maison.

En même temps qu’eux s’associent Alfred Renard et Ernest Garnier, l’un fort en calcul et comptabilité ; l’autre, expert en laine. Ernest Garnier fut adjoint au maire de Reims et fondateur d’œuvres philanthropiques ; esprit libéral, mêlé aux luttes de l’époque parmi le groupe des hommes qui s’opposaient à l’Empire, avec les Diancourt, les Thomas, les Bienfait, les Brébant, les Henrot et autres.

Séparés plus tard par la mort, le survivant, Alfred Renard, continua les mêmes opérations, auxquelles il renonça à la suite d’années infructueuses. Ses confrères le placèrent à la tête d’un vaste établissement industriel, la Société des Déchets, dont il assura la prospérité jusqu’à sa mort, survenue quelques années avant guerre.

Enchaînons avec ces deux grands noms de la laine : Émile Wenz, rue du Bourg-Saint-Denis[1], 16, et Eugène Gosset, place Godinot, dont les deux valeurs s’associent. Ces hommes appartiennent à l’histoire économique de la laine dans le monde entier, et l’âge ni les épreuves n’ont pu terrasser leur ardeur et leur vitalité. Après guerre, on les voit encore sur la brèche, conseillers écoutés par leurs équipes de remplacement ou de renfort.

Dans la fabrique entrent bras dessus bras dessous ces deux copains Ch. Rivière et Ernest Renart. Le premier a terminé ses jours au monastère d’lgny-le-Jard. L’octogénaire Renart est encore debout, devenu pourvoyeur de bibliophiles : retiré dans un commerce actif de livres rares, à Maisons-Alfort, il est en relations suivies avec les plus estimés représentants de l’amatorat. En 1917, il édita superbement un poème filial sur la Cathédrale de Reims, de H. Richardot, orné d’une illustration de A. Sénéchal. La laine peut ainsi conduire ses serviteurs à des fins bien diverses.

Un Grandremy, de famille essentiellement rémoise, lie partie avec Auguste Français, de Châlons-sur-Marne. Français demeure seul, à son tour, en ses bureaux et magasins de la rue Cérès, près de la Poste, dans l’ancien immeuble des Andrès, et à sa mort, son fils lui succéda. Cette firme n’existe plus en 1922, ayant perdu son dernier titulaire.

Les filateurs en cardé Varlet-Mulot, rue des Capucins prolongée, et Bertrand-Rosé, rue du Jard, 79, mettent leurs efforts en commun pour quelques années. Bertrand-Rosé, seul, eut plus tard ses magasins à l’extrémité de la rue du Jard, en bordure de la chaussée du Port.

S’associent également Émile Massé et Ernest Clignet. Puis, Frédéric Lelarge et Alexandre Auger, appelés à devenir grands parmi les plus grands fabricants de tissus de notre ville, et de réputation mondiale.

Les gros allaient dévorer les petits. Il en disparut toute une pléïade de ces lainiers qui n’avaient pas su y faire, – en termes d’après-guerre –, ou n’avaient pas les reins assez solides pour supporter aux heures difficiles, le poids d’une concurrence rajeunie et vigoureuse.

Des ménages mal assortis s’essaient au divorce, non encore inscrit dans la loi, et provoquent ainsi des réassortiments qui finiront en jus de boudin.

Quelques capacités trouveront l’âme-sœur et constitueront de nouveaux groupements, plus solides et mieux exercés ; mais, le fretin des incapables est appelé à sombrer, et sombrera : deux zéros accolés ne font pas une unité.

Des Gougelet, des Étienne, des Scohyers, des Baudet et des Guéry, des Boutillot et des Dubois, des Maugin, des Maupinot, barbotent et se noient dans la mare aux échées.

Surnagent un Hourlier, un Leclère-Bourguet, qui trouveront une capitalisation plus profitable de leurs talents et qu’on reverra briller par la suite au firmament industriel rémois. Tant il est vrai que la réelle valeur humaine trouve toujours son emploi dans le monde actif.

Pendant la dernière décade, l’industrie avait d’ailleurs fait de sérieux progrès, sous tous les rapports : prix de façon et salaires, outillage et production.

La peigneuse Heilmann a été introduite entre 1850 et I853 : par elle, le salaire ouvrier atteint 2 fr. par jour, tandis que celui des peigneurs à la main n’était que de 1 fr. 10 par jour, en moyenne, pour le fort travailleur, et subtil, arrivant à produire son kilo quotidien. La majeure partie n’en produisait que moitié !

Heureusement, ces salariés travaillaient à domicile, à la campagne, et possédaient du bien foncier, en terres cultivables, avaient jardin potager et basse-cour, étable et porcherie. Avec le salaire, cet apport fiduciaire insignifiant entrait à la maison et complétait le produit de ces exploitations familiales. En réalité, ces ouvriers des campagnes étaient plus heureux que ceux des villes, avec la liberté en plus.

Le progrès n’est pas toujours là où le voient les esprits superficiels.

En 1862, la production rémoise en peignés est de 10 à 11.000 kilos par jour, et la façon de revient coûte 1 fr. 10 le kilo. Un peigneron peut produire 5 kilos par jour.

En filature, la production était, en 1851, de 4 kilos par jour ; en 1862, elle est de 5 kilos.

Une fileuse à la main produisait 2.100 mètres de fil en 10 heures, soit 2 échées 1/10 de 1.000 mètres chacun, et gagnait 0 fr. 90 à 1 fr. 25. Le fileur à la mécanique produit 100 fois plus, et gagne 2 fr. 10 à 2 fr. 25.

La façon de filature passe de 0.025 par écheveau ou échée de 700 mètres à 0.0175, et les salaires quotidiens montent de 1 fr. 60 à 2 fr. 25.

Le tissage mécanique à Reims fonctionna, pour ses débuts, de 1836 à 1844. En 1858, il y avait 900 tisseurs pour 600 métiers. Les chiffres s’élèvent, en 1862, à 2.500 métiers, conduits par 1.800 ouvriers, et, en majeure partie, pour la fabrication du mérinos.

Les nouveautés et flanelles se tissent encore à la campagne. Le tisseur qui, pour 1 fr. 75 par jour, produisait 5 mètres de mérinos 11 croisures, gagne 3 fr. 25 en guidant 2 métiers.

La fabrication s’applique au mérinos, au châle-mérinos, au mérinos-double, à la flanelle de santé lisse et croisée, à la draperie d’été dite nouveauté, et d’hiver, – pour dames principalement –, le châle tartan, le châle casimir, de 0 m. 90 à 2 m. 10 de large, variant depuis 1 fr. 75 jusqu’à 40 francs au mètre, la napolitaine et la flanelle-manteau en châine-coton.

Les tissus pour gilets vont disparaître de la fabrication rémoise.

Le grand event de la saison fut la cérémonie pompeuse du mariage de l’industriel Firmin Charbonneaux, 35 ans, rue du Barbâtre, 55, avec Mlle Devivaise, 21 ans, habitant à Champigny-lès-Reims.

Eugène Truchon, le tonnelier, épouse la sœur de ce jeune Simonar, dont la mort accidentelle provoqua tant d’émotion en notre ville, où cette famille de maîtres plafonneurs était connue comme les Héry, les Albaut, les Lescot, de même corporation.

Un monument élevé au cimetière du Nord perpétue le souvenir de cet aimable éphèbe, que la piété paternelle a fait représenter par la sculpture en grandeur naturelle, revêtu du costume de la première communion, moins le brassard.

Cette dernière particularité fit longtemps croire à la rumeur publique que l’accident mortel survenu au jeune Simonar avait eu lieu précisément au jour même de son premier agenouillement devant la Sainte-Table. Erreur !

Le jeudi qui précédait cette cérémonie rituelle et coutumière, le garçonnet était allé passer la journée chez sa grand’mère Varoquier, à Saint-Thierry, et, pour le retour, il avait pris place sur une charrette chargée de fûts vides envoyés à Reims. Sur la route de Laon, à l’endroit où fut érigée la Croix-Simonar, en commémoration de l’accident, une secousse du véhicule fit choir l’enfant du siège branlant sur lequel l’imprudent charretier du convoi l’avait laissé se jucher, et, roulé à terre, les roues l’écrasèrent.

Très modestement à son tour convole en justes noces un jeune musicien nommé Bonneterre, né à Attigny en 1829, venu à Reims de bonne heure pour y faire consacrer son talent de violoncelliste. Bon violoniste aussi, il distribuait ses sciures à la fois dans les salles de danse, au pied des autels et dans la fosse orchestrale du Vieux-Théâtre.

Les philharmoniques eurent en sa personne le plus talentueux des exécutants. Ailleurs, ils ne sont plus à compter les couples que son archet entraîna au moyen du répertoire de danse le plus varié et le mieux choisi.

En l’honneur de sa fiancée, Ponce avait composé une scottisch intitulée : Odile, du nom de Mlle Dubois, sa femme, lingère à l’époque, tandis que lui-même exerçait la profession de trieur de laines.

Il y eut une dynastie de Bonneterre musiciens que Reims a connus et appréciés, notamment l’aîné et son cadet Ponce, tous deux de première force aux instruments à cordes.

Les répertoires de musique de danse foisonnent de productions dues à leur cerveau et à leur plume à copier.

Ils feront l’un et l’autre partie intégrante de l’histoire de la musique à Reims, en la seconde moitié du XXe siècle.

De partout, dans les villes et les villages, à des lieues à la ronde autour de notre centre rémois, on faisait appel à leur concours pour les concerts et les soirées de bienfaisance, les bals de fêtes patronales, les grands orchestres de fêtes publiques, les cérémonies à musique dans les paroisses, les soirées classiques avec quatuor où leur archet était nécessaire.

Ils furent, dans l’art populaire de la danse, à cent coudées au-dessus du ménétrier de campagne, qui fait le tour du village aux fêtes patronales.

En composition, pour la musique de bastringue, ils vont de pair avec les plus réputés : Narcisse Bousquet, E. Marie, Antony Lamotte, Michel Bléger, Buot, Ziégler, Vasseillière, Musard même !

Leur bagage musical est considérable, mais démodé de nos jours, surtout depuis que le quadrille, la polka et la mazurka ont cédé la place au jazz-band et au tango. À chaque chose son temps ! mais leurs airs étaient dansants, mélodiques et savamment orchestrés.

Ils eurent l’oreille des chicards et des lorettes dans nos bals de faubourgs, chez Savart, au quartier Cérès ; Éloy, rue des Romains ; Louis, au Pont-de-Muire ; Ragaut, rue de Neufchâtel ; à l’Embarcadère sous Brié, et chez l’illustre Bellavoine du Bal-Français, à Fléchambault.

Les orchestres raffolaient de leur répertoire, facile à jouer, sonore et chantant. Si l’on revient à nos ritournelles populaires du dernier siècle, leurs compositions feront prime sur le marché chorégraphique.

Hélas ! ou tant mieux ? il sera plus aisé de retrouver des mollets de danseuses que la musique de leurs gracieuses compositions. Leurs adagio ou andante étaient de rigueur au lutrin, pour violon ou violoncelle ou alto, avec accompagnement d’orgue, aux messes patronales de villages, et parfois aux obsèques de confrères que la mort avait arrachés au pizzicata, à l’arpeggio, au tremolo et au glissando si chers aux gratteurs de boyaux-de-chat !

Ponce fut longtemps contremaître de triage à l’usine Villeminot-Huart & Rogelet. Sur le tard, on le vit ceindre le tablier bleu de l’épicier, (qui l’eût cru ?) et gérer une succursale d’alimentation dans l’ex-rue des Treize-Maisons, – ce trognon de voie publique situé entre les rues Boulard et Brûlée–, juste en face la maison du petit père Lefèvre le ténor, où naquirent deux gloires musicales de Reims, Léon et Ernest Lefèvre.

C’est de là qu’ayant pris froid à l’enterrement de l’universel Henri Cadot, trieur de laines, cor d’harmonie au Théâtre, trombone titulaire et grosse-caisse facultative aux Pompiers, y faisant l’intérim de Pérardelle le joyeux édenté, Ponce prit à son tour le chemin de la Cathédrale et du Cimetière du Nord. Lui aussi, à l’instar du clownesque Cadot, il eut sa Marche funèbre de Chopin, aux lents accords émotionnants, – chef-d’œuvre du genre.

Toutefois, il n’avait osé réclamer, au préciput, de Gustave Bazin, – ainsi que l’avait fait son funambulesque collègue à la Municipale –, qu’on jouât la polka à coups de langue : Jeanne, de Holmières, à l’instant où le cortège funéraire arriverait aux portes de la nécropole.

Ce Cadot, en réalité, était un véritable Pierrot enfariné échappé du manège à Napoléon Rancy, pour divertir ses camarades d’atelier et d’orchestre.

Il faillit, un jour de Saint-Remi, se faire lapider par ses collègues de la Municipale. La coutume était qu’à cette date d’ouverture de la foire populaire, les Pompiers allassent en musique boire une chopine dans les cabarets aux alentours de la place Saint-Timothée, – souvent aux frais de l’excellent Victor Lambert, nabab du quartier.

C’était une joie savourée longtemps à l’avance, pour les oreilles aspirantes ouvertes sur le parcours du défilé sonore, aux pas redoublés entraînants !

Le cortège pétaradant et trombonnant montait Là-Haut alternativement par la rue Neuve[2] et la rue du Barbâtre. On sait combien est escarpée la rampe qui rejoint la rue des Créneaux.

Un dimanche, Cadot, grosse-caisse ce jour-là, pour la gravir, mena la course au pas de chasseur pendant que clarinettes, pistons et trombones essouflés se sentaient mourir d’emphysème, sans consentir pour rien au monde à couper une marche militaire en morceaux pour reprendre respiration.

Cadot suait sang et eau, Charlier le sous-chef s’épongeait le crâne, et le père Yundt, la clarinette, qui vécut assez pour subir cette redoutable épreuve, claudicait de ses vieilles jambes variqueuses, les joues gonflées à crever et les yeux hors de leurs orbites. Une ! deusse ! gauche ! droite ! tout le monde suivait au pas de charge. Boum ! boum ! pataboum ! une ! deusse ! gauche ! droite !

Mioches morveux, gamines échevelées, grappes d’amoureux endimanchés, pères en casquettes, mères en bonnets, aïeules sans dents et grands-pères à lunettes, badauds de tous ordres, de toutes tailles, de tous costumes, tourlourous en culotte rouge et artilleurs en courte veste noire, ça et là les honteux qui ont enfoncé leur chapeau sur l’oreille parce qu’ils n’ont pu se résoudre à n’en pas être, –tout le Reims des faubourgs et du centre populeux grimpait en riant, sautant, chantant et trépignant, à l’assaut de la Butte immémoriale.

Ah ! mes frères en Rémophilie, quelle joie ! quelle folle allégresse aux fenêtres, sur les trottoirs, derrière les contre-basses aux vastes poumons dégonflés !

On vit ces choses en un temps où personne n’aurait songé que Dieu-Lumière serait la Pompéi qu’il est, sans un Vésuve consolateur !

Parmi les disparitions de notables, citons le député Carteret : la Société des Amis du Vieux Reims a édité avant guerre une superbe reproduction en carte-postale de son portrait, en pied.

Le fabricant Aug. Joltrois, qui habitait rue du Jard, 39, et, dans la même rue, au n° 23, – petite maison basse sans étage, avec bâtiments sur cour, peuplée d’artisans tels que les Déquet, charpentiers, les Dupont, trieurs de laine, Alfred Masson, trieur aussi, surnommé les bottes, – ce vieux soldat de l’Empire premier, Nicolas Cart, 86 ans, sous-officier en retraite et chevalier de la Légion d’honneur, beau vieillard à chevelure rase et barbiche d’un blanc de neige, le teint rose, l’allure droite et martiale.

L’antique bâtisse allait tomber, à bref délai, sous les pics des démolisseurs, pour l’agrandissement des bureaux de la Société des Déchets. À sa place devait s’élever le bel immeuble habité actuellement par M. Fernand Renard, directeur de l’établissement.

Les maîtres et élèves de la pension pédagogique Siméon, rue Sainte-Catherine[3], n° 11, perdent leur chef, qui décède à 38 ans. Siméon fut remplacé par Labbé, ex-frère des Écoles chrétiennes, sous la haute direction de Étienne Demogue, maire à Boult-sur-Suippe.

Le prédécesseur de Siméon, et fondateur de l’établissement, se nommait Gombault.

On se rappellera l’uniforme réglementaire de cette maison pédagogique : les jeunes garçons portaient une tunique de drap bleu à col velours-amarante, palmettes d’argent et passe-poil amarante, boutons blancs avec palmes. Le pantalon était blanc avec bande amarante de 0 m. 03 de largeur. Ceinturon de cuir verni avec plaque blanche, palme marquée de l’initiale du directeur.

Fièrement, ces éphèbes portaient gants gris ardoise, faux-col droit et képi à bande de velours amarante, des liserés argent et un macaron. Le dessus en était couleur vermillon, d’où le surnom qu’on leur avait appliqué dans le quartier et parmi les élèves des écoles primaires gratuites : les Culs-Rouges. Ce coquet accoutrement était bien fait pour séduire les parents que leur état de fortune mettait en position de placer leurs fils en écoles payantes, et de les distinguer ainsi de leurs voisins des écoles gratuites.

Siméon avait ainsi montré qu’il possédait une psychologie fort avertie. Après Labbé, l’établissement périclita et finit par disparaître.

Ainsi qu’au Lycée, il y avait un aumônier, l’abbé Lamorlette, prêtre charmant et sociable, qui eût, sous la Régence, fait un délicieux abbé de cour.

Siméon professait les sciences, Trochain, l’industrie, et Pilloy, l’agriculture et l’horticulture, pour la clientèle rurale des alentours.

L’artiste verrier Ladam disparaît à son tour : la basilique de Saint-Remi lui devait sa verrière du portail méridional.

Les 9 et 10 mars ont lieu les élections législatives pour le remplacement de Carteret. La lutte est vive entre les partisans de Édouard Werlé, maire de Reims, et Edgar Ruinart de Brimont.

Le premier l’emporte par 20.333 voix contre 5.540 à son concurrent. Le nouvel élu reçoit immédiatement l’encens des foules souveraines : sérénades avec pavoisement des maisons. Ce n’était pas ce qu’on appelle un triomphe modeste.

Le théâtre de la rue de Talleyrand, en attendant la construction de son successeur de la rue de Vesle, bénéficie d’améliorations sensibles, sous la nouvelle direction de l’illustre Blandin, dont Launois devient le chef d’orchestre. On installe un nouveau rideau d’avant-scène, les quinquets de la rampe sont remplacés par des becs de gaz, et les frises bénéficient d’une rampe à gaz de renfort. La mise en scène est déjà plus soignée. Toutefois, le public rémois, exigeant en tous temps, réclame, en offrant de payer davantage, des dossiers aux deux premiers rangs du parterre.

On effectue le percement d’une rue qui sera rue de la Gare d’abord, ensuite rue Thiers, en commençant par la partie située entre le boulevard des Promenades et la place de la Corbeille-d’Or.

On inaugure au lavoir public de la rue Ponsardin, ce bienfait social les bains chauds à quatre sous. Nulle cité au monde que Reims pour faire un tel cadeau à ses enfants pauvres. Ces derniers, inextinctibles, en auraient bigrement besoin en 1922. Patience !

Les hygiénistes municipaux, en veine de transformations, décident que les rues seront arrosées l’été deux fois le jour, par les soins des habitants, à 10 heures du matin et 4 heures du soir. Un sonneur public passait à ces heures-là dans toutes les rues et, automatiquement, sans frais d’arroseuses-hippomobiles ou automobiles, la ville entière se trouvait rafraîchie et ses poussières fixées au pavé, où elles font moins de dégâts que dans les bronches des passants. Il ne faudrait pas croire que nos pères étaient plus bêtes que nous : autant, c’est suffisant, hein ?

D’ailleurs, ils avaient pour eux, nos ascendants, de pouvoir s’offrir des vins de la Marne à des prix défiant toute concurrence au XXe siècle, malgré les prohibitions américaines ou autres. Les crûs supérieurs d’Avize, Verzenay, Mesnil-sur-Oger se payaient en rouge ou blanc 350 francs la barrique.

En 1922, ce côté nord de la montagne de Reims vend 680 francs, Chigny, 800, et à Trigny, les débitants de Reims se pourchassent avec du 400, du 500, voire du 600 fr. pour du blanc dont ils tireront, à la bouteille et sur le comptoir, 4 à 5 fr. suivant les têtes des clients, de passage ou habituels.

Du Trigny ! Ah ! ce que nos pères se moqueraient de nous ! Eux autres rentraient dans leurs caves du Bouzy rouge à 300 francs les 200 litres de la barrique champenoise.

Soyons exacts : le franc de 1922 n’a pas la valeur marchande du franc de 1862 !

Vertus, – grand crû de notre temps –, fait alors 50 centimes le kilo de raisin, soit au maximum 230 francs la pièce. Cuis lui est préféré, puisqu’il trouve 300 francs, comme Bouzy. Les blancs inférieurs, à champagniser, coûtent à nos négociants 105 à 170 francs la barrique. Et les petits vins rouges à destination des poivrots de cabaret se donnaient à Boursault pour 70 francs et à Châtillon-sur-Marne pour 55 francs. Où sont les vendanges d’antan ?

En musique, du nouveau : fondation du premier quatuor de musique classique par Bünzli, Isidore Porgeon, Chauvry aîné (pour distinguer Henri de Ernest Chauvry, qui, à l’époque, abordait avantageusement ses huit ans) et Ponce Bonneterre, au cou tors.

Les séances se donnent à l’Embarcadère, au prix de 1 fr. la place. Et Jules Massenet, premier prix du Conservatoire de Paris, vient, en décembre, tenir le piano d’accompagnement et de soliste dans un concert de la Philharmonique.

C’est évidemment son ami Gustave Bazin qui l’a attiré dans nos filets, car tous deux étaient d’excellents camarades au Théâtre-Lyrique, du temps où notre Bazin y était chef des chœurs et le futur compositeur de Manon et d’Ève simple timbalier.

Les populations heureuses sont celles qui n’aiment point les histoires.

Reims est privilégié en 1862 : des faits divers sensationnels, la collection des journaux locaux n’en enregistre aucun de saillant.

Vie calme, travail tenace, ordre et conduite, avec l’économie et le bas de laine sans trous ! L’abeille française enrobe son miel d’une cire moelleuse, pour le frelon prussien qui s’apprête à fondre sur sa ruche, à la première occasion. L’apiculteur est en bombe ou dort sur ses lauriers d’Italie.

Ah ! pauvres Français, si riches de présent et si pauvres d’avenir !

Allons-nous conter à nos jeunes rounders de 1922 qu’à l’Hôtel-Dieu, on supprima, en 1862, le tour des Enfants trouvés, établi depuis quatre ans à peine, et dont les résultats apparaissaient désastreux ? leur dirons-nous, d’un air renseigné, que les facteurs ruraux touchent, depuis 1858, six centimes au kilomètre, ce qui ramène la tournée moyenne à 1 fr. 25 par jour. Les plus favorisés, – ces privilégiés qu’on rencontre dans toutes les administrations et qui se font pistonner par de hautes légumes, obtiennent en fin d’année une haute-paie de cinquante francs.

C’est de la chaussette fumante à bon marché. Allez donc aujourd’hui parler d’un tel salaire au facteur qui fait la rue de Contrai !

Les couples de jeunes mariés qui descendent en raie d’oignon, de la mairie où nos édiles d’après-guerre se sont augustinéscopieusement depuis que ces excellents Boches ont joué aux quilles avec notre Hôtel de Ville et ont fini par y f... le feu ! ouvriraient des yeux grands comme des portes cochères si on leur affirmait qu’il y a 60 ans, on pouvait se faire rouler en guimbarde toute une journée pour une quinzaine de francs !

Au fond, tous ces jeunes Rémois qui vont façonner l’histoire de notre Jérusalem rebâtie ont d’autres préoccupations en tête : la chronique des sports et le programme du ciné les passionnent davantage.

À nous seuls, les chefs branlants, de remâcher ce passé, si puéril parfois, toujours attachant !

[1] Aujourd’hui rue Chanzy.

[2] Aujourd’hui rue Gambetta.

[3] Aujourd’hui rue Rockefeller.