Notices 1869 à 1878

12/04/2007

Décès de La Vie Rémoise, par Eugène Dupont, de 1869 à 1878.

1869

Les deux cortèges se sont rencontrés. La joie et la douleur s’affrontent aux portails des temples. Ici, la vie ; là, la mort. Impitoyable loi de circulation des êtres ! Reims va porter le deuil de ses enfants, qui s’en vont vers le repos de la tombe et les mystères de l’Au-Delà après l’existence de labeur que chacun doit à la communauté. Certaines pertes seront plus pénibles au cœur de la vieille Cité, entre autres celle d’Étienne Saubinet, directeur de la Société des Déchets de 1839 à 1862, qui, après s’être retiré à Jouy, y décède le 17 août, à l’âge de 76 ans. C’était un érudit de valeur, passionné des souvenirs du vieux Reims et amateur de beaux livres. Botaniste exercé, il avait rassemblé un herbier de la flore de la région champenoise qu’il légua à la Ville, avec d’autres collections d’un autre ordre. Notre bibliothèque municipale s’enrichit notamment d’un missel de l’abbaye de Saint-Remi (1558), un nécrologe-manuscrit de même provenance, le manuscrit des poésies inédites du chanoine de Saint-Symphorien, Nicolas Chesneau, auquel on doit la première édition de Flodoard, imprimée chez Foigny, en 1580. Le musée reçoit des portraits de concitoyens, dont celui du médecin Nicolas Collin, décédé en 1668, en soignant les pestiférés, et des gravures de l’artiste Colin, de Desson, Edme Moreau, etc.

Louise-Henriette de Beaufort, épouse du baron de Dion de Ricquebourg, décède en son vieil hôtel du Bourg-Saint-Denis, 75, où, l’an d’après, un Mecklembourg-Schwerin se prélasse en conquérant, foulant de ses bottes de soudard arrogant les moelleux tapis transmis de générations en générations par une noblesse de culture incontestable.

La laine et les tissus sont frappés en la personne d’un ancien fabricant, Olivier Desingly, de vieille souche rémoise, qui habitait rue de Bétheny, 9, et celle du jeune encore Achille Senart, de la rue de Talleyrand, 23.

Décèdent également Henry Louis Walbaum, conseiller municipal, et Denis Hippolyte Michault de Larquelay.

Aussi ce bon Besnard du Val, né à Reims, en 1798, où son père était notaire. Sous Legros, au Collège Saint-Denis, il avait été le condisciple de Jean-Baptiste Henrot et Pierre Rose Lecointre. Depuis 1820, le docteur du Val était médecin à l’Hôtel-Dieu.

L’ancien archiprêtre de Notre-Dame, l’abbé Fournier, meurt le 26 novembre. Natif de Savigny-sur-Aisne, près Vouziers (1804), il avait été curé de Rethel. À Reims, son successeur fut l’abbé Buffet.

Un religieux bénédictin, H.-M. Givelet, né à Reims en 1824, décède à l’abbaye de Solesmes, le 8 décembre. Il connaissait à fond les antiques répertoires de musique sacrée et en publia de remarquables études.

Beaucoup trop prématurément pour l’art disparaît le peintre Léon Beaujoint, dont les succès venaient de s’affirmer à l’Exposition universelle de 1867. Il était né à Reims en 1833.

Et cet autre médecin, modeste entre tous, le Dr Nicolas Blanchard, d’un caractère droit et désintéressé, qui consacra des années au service des humbles ; il avait été professeur à l’École préparatoire de médecine.

Enfin, un personnage légendaire, dont l’origine se perdait dans la nuit des temps, et qui allait atteindre ses cent ans, s’en va plein de regrets, avec des regards attendris sur un passé plein d’œuvres. Il avait espéré doubler le cap du siècle, mais la malignité du diable le priva de cette rare et enviée satisfaction : papa Tapin, ex-conservateur des hypothèques et adjoint à la commission des Hospices, s’intéressa jusqu’au 16 décembre 1869 des choses et des êtres de notre Théâtre, dont il fut administrateur éveillé et habitué fidèle. La vie des coulisses le passionnait, et il exposa plusieurs fois sa vie, bravant les dangers de la machinerie et la chute des portants : mais, le brave homme était «verni», comme disent si élégamment nos barbouilleurs de persiennes. Le «Matot» de 1871, – déjà âgé de 18 ans –, fait un vif éloge de ce vieux Rémois de la bonne école. Citons-le de bon cœur : « M. Tapin, par la finesse de son esprit, sa bienveillance, la distinction de ses manières, sa belle tenue, a été jusqu’à sa mort un beau type de l’homme de bon ton du dix-huitième siècle. Comme administrateur de notre scène, il savait discerner et réprimer les abus, malgré les calculs et les roueries de la profession. Ex-camarade d’études du conventionnel Saint-Just, il avait épousé Mlle Pelée de Charmeaux, dont il eut deux filles. Il laissa 5.000 francs aux Hospices de Reims». Tapin fut conduit à sa dernière demeure par un voisin ironique, le père Gérard, originaire de Chunieux (Belgique) qui, lui, vécut encore quatre mois, pour atteindre ses 106 ans.

L’année 1869 ne pouvait mieux finir qu’aux côtés de ces vénérables centenaires : tous trois quittaient ce monde, l’une à la fleur de l’âge, les deux autres ayant débobiné jusqu’au bout le fil de leur existence avec sérénité et bonne humeur. Ah ! ils en ont fait des jaloux !

1870

La première semaine de janvier avait été attristée par la mort subite d’un véritable homme de bien, l’abbé Aubert, curé de Saint-Remi, le meilleur peut-être des collaborateurs du Bureau municipal de Bienfaisance, au service de la population besogneuse de ce quartier excentrique. Il y avait fort à faire par-là, et le concours de tous ceux que leurs fonctions ou leur cœur mobilisent contre les bataillons de la Misère y était des plus urgents.

L’excellent homme avait été foudroyé en pleine chaire. Son sermon se termina par une bénédiction : «Ah ! mes frères et sœurs, la parole me manque... je meurs... que la paix soit avec vous !» Transporté à la sacristie, deux heures après, il n’existait plus.

Plus d’une famille rémoise, en recherchant dans les papiers qu’on a pu sauver du désastre, entre 1914 et 1919, retrouverait un petit carton jauni sur lequel s’effacent les traits du défunt, tels qu’ils avaient été photographiés par Manichon peu de temps auparavant et que les fabriciens de Saint-Remi firent distribuer dans le quartier ou vendre au prix réduit de 0.10 l’exemplaire : sa large face souriante, au nez paterne chevauché de lunettes en métal blanc, et les cheveux bouclés au vent. Le curé Aubert était né à Sévigny-Waleppe en 1801. Il mourait donc avant d’avoir atteint la vieillesse, mais sa vie fut pleine d’œuvres, malgré l’ébranlement des tempêtes du siècle. En 1848, au moment des troubles de peu de durée qui inquiétèrent la population rémoise, on avait inscrit sur la porte de son presbytère, rue Féry, ces mots à la craie : « le bon Pasteur». Ce fut suffisant pour écarter de son seuil les cris et les menaces des manifestants, en majeure partie d’ailleurs ses obligés de la veille. I1 eut des obsèques éclatantes suivies par un cortège nombreux, dont le défilé par la rue Saint-Julien, la place Saint-Timothée, les rues Saint-Sixte, les Salines, le Barbâtre, Normandie avec la traversée de la rue Neuve, le «Rousselet» et la place Saint-Remi, fut des plus respectueux. Les moutards des écoles chrétiennes, les jeunes élèves du pensionnat de Mlle Homo, ceux du Pensionnat de la rue de Venise, et la chorale des Enfants-de-Saint-Remi, étaient encadrés par le clergé de la ville, son premier magistrat, Simon Dauphinot, les adjoints Rome et Victor Rogelet, le sous-préfet Sébastiani, le père Homo, aussi populaire que celui qui était l’objet de ces honneurs funèbres. À la Basilique, les Bilots entonnèrent avec ferveur la page magnifique et lugubre de ce «De Profundis», qui a popularisé depuis la mémoire du chanoine Hardouin.

Peu d’hommes en imposèrent davantage à leurs concitoyens et par des moyens aussi simples. La popularité ne se conquiert réellement qu’en se rapprochant du peuple et se tenant en communion constante avec ses mœurs, ses goûts et ses façons de vivre.

À moins d’être un de ces surhommes dont l’Histoire ne fait qu’une bouchée !...

Le monde religieux qui faisait alors, – comme aujourd’hui et toujours d’ailleurs –, partie intégrante de la famille rémoise, n’eut pas que cette seule perte à déplorer au cours de l’année.

Le «Bulletin du Diocèse», qui est l’écho de ses joies et de ses douleurs, enregistre les mutations par décès ou promotions, en même temps qu’il enveloppe de ses commentaires les menus événements de la vie sacerdotale. Il a comme collaborateurs les membres du Chapitre les plus réputés par leur érudition et leur dignité : les Baye, les Tourneur, les Cerf, les Hannesse, et se sert au besoin de la plume diserte et anonyme de tel ou tel laïque affilié aux œuvres pies. Décèdent :

Marie-Madeleine Guérin, sœur Scholastique, supérieure de la Congrégation Notre-Dame à Reims : elle était née à Saint-Hilaire-le-Grand, en 1837, et n’eut pas le temps de donner sa mesure. Il n’en fut pas de même pour Marie-Anne Boudsocq, sœur Sainte-Marie de la Visitation, née à Rocquigny (Ardennes), le 6 messidor 1799 et qui fut de longues années, assistante, puis supérieure à l’Hôpital-Général, appelé communément «la Charité» par nombre de Rémois à qui ce vocable est resté d’usage courant. Marie-Angélique Lespagnol de Bezannes : au décès de son mari, M. de Beffroy de Marcq, elle était entrée en religion, et, sous le nom de sœur Caroline de Chantal devint la fondatrice et supérieure du couvent de la Divine-Providence, dont la création lui coûta 400.000 francs. Née à Reims en 1810, elle était alliée aux familles Colbert, Sutaine, de La Salle et Moët.

Peu après disparaît à son tour une sœur de feu Thomas Gousset, – de populaire mémoire –, la veuve Gérard, de Montigny-lès-Charlieu (Haute-Saône), âgée de 82 ans. Cette bonne vieille était la mère de l’abbé Gérard, chanoine et aumônier de l’Enfant-Jésus, en lequel les Rémois revoyaient la large face glabre et sympathique du regretté prélat, aux traits épais et vulgaires, mais à l’œil si intelligent et au geste si paternel ; – oncle et neveu véritables colosses qu’on s’étonnait de voir revêtus d’une soutane plutôt que d’une blouse !

La Mort fauche un peu partout, dans tous les quartiers et toutes les classes, jamais rassasiée, prête en outre à s’attabler devant le copieux festin d’une guerre. Autour de l’amas pantagruélique et sanguinaire dont elle va se repaître, elle ramasse des miettes, qui ne seront même pas pour les invités du «pas de porte».

Bien des noms de disparus d’un temps déjà si lointain qu’à peine un peloton de survivants évoqueront au tréfonds de leur mémoire affaiblie, se rattachent néanmoins à des familles existantes de nos jours.

Notre ville perd un centenaire de 106 ans, Gérard, originaire de Chunieux (Belgique) – en même temps qu’un vétéran de la Grande-Armée, Gilles Debaye, né à Thillois en 1783 : il avait été décoré de la main même de Napoléon sur les rives de la Bérésina. Assistèrent à ses obsèques les nombreux médaillés de Sainte-Hélène, survivants de Waterloo et des guerres de l’Empire. Rémois d’hier pourvus de leur diplôme et du ruban en faille verte à rayures ponceau qui supportait l’effigie laurée en bronze de notre César moderne. À leur tête, mais porté le premier sur la liste d’appel des condamnés et tout prêt à « ramasser le croûton» de son compagnon de gloire, Louis Joseph Grandvalet, né à Lyon en 1791. Officier d’état-major en retraite sous les Bourbons, après son «rescapage» de Waterloo, puis, sous l’Orléans, major de la Garde-Nationale rémoise, Grandvalet présidait avec toute l’autorité de l’âge, la «Société des Débris de la Grande-Armée», qui allait se trouver, au bout de quelque survivance, réduite en poussière.

Un autre lutteur en retraite, le lieutenant de pompiers Louis Vuième, chaudronnier des plus bruyants et disciple honorable et discret de Bacchus, se laisse emporter à son tour, ayant goûté à toutes les joies de la popularité et aux honneurs des aubades municipales ; il avait été, dans le Bourg-Saint-Denis, l’un des habitués de Franchecour, limonadier aux Loges-Coquault, et son voisin de face.

La gent auneuse des tissus s’était attachée aux belles façons d’un voyageur de commerce de la maison Senart-Colombier, à laquelle il fut attaché pendant 30 ans. Louis Adolphe Joubert était un célibataire endurci, d’humeur joviale, à l’esprit éveillé et au cœur généreux, qui, dans sa sphère modeste, contribua à aider de sa bourse des confrères moins heureux.

Un personnage bien connu dans le monde rémois des affaires, Claude Lafontaine, décède à Charleville. Il avait été le fondateur en 1830 de la fameuse banque dont il fut tant parlé en ces derniers mois, à la suite d’une déconfiture inattendue et injustifiée. En 1848, Claude Lafontaine para à bien des secousses économiques et des misères ouvrières en ouvrant un «Comptoir National», dont les avances permirent d’éviter l’arrêt des usines ardennaises.

L’un des «Quatorze» du groupe d’hommes nouveaux ainsi baptisé par le satirique bouquiniste de la rue de Vesle, Élie Guillemart, et qui avaient fondé «l’Indépendant Rémois», Harant-Grévin, pharmacien devant le Palais de Justice, venu d’Offroy, dans la Somme, pour aider à régenter notre ville, décède à l’âge de 42 ans.

Dans le parti opposé, voici que disparaissent : Charles Eugène Duhamel de Breuil, ex-lieutenant-colonel de cavalerie, maire de Rosnay depuis 1846. Il était le père du vicomte de Breuil, officier de hussards démissionnaire, qu’un décret venait de mettre à la tête du 3e bataillon des Mobiles de la Marne.

Robillard père, né à Vire (Calvados), vice-président du Tribunal Civil, l’un des fondateurs de l’Académie de Reims et président de la Société des Beaux-Arts. Le défunt, âgé de 73 ans, habitait un vieil immeuble rue Salin, 2, subsistant en partie de nos jours, et vis-à-vis l’Hôtel Cocquebert, où la «Société des Amis du Vieux-Rheims» exposa ses belles collections, – heureusement sauvées du désastre. Dans le voisinage, à l’époque, habitaient le vieux Muzart, pédagogue fort connu, beau-père du spirituel Abel Maurice, et le docteur Gentilhomme.

Un collègue de feu Robillard, Louis Huerne de Pommeuse, décède à 70 ans ; il était Parisien d’origine, mais demeurait à Reims depuis 1830, rue du Bourg-Saint-Denis, 83, entre Mlle Lahaye, commissionnaire du Mont-de-Piété, et Rondu-Tessier, ex-négociant.

Le commissaire Chauveau, né dans l’Yonne en 1808, mais Rémois depuis 1834, notable habitant de la rue de Vesle, au n° 41.

Puis Louis Rœderer, Strasbourgeois de naissance. Rémois d’adoption, qui meurt aux portes de la vieillesse, à 61 ans, en son château de Souilly (Eure), fonctionnaire grand-louvetier. La chasse Olry-Rœderer, l’une des plus réputées de France, près Gisors, est un hommage constant à la mémoire de ce fameux disciple de Saint-Hubert. Son fils Louis venait d’être affecté au cadre d’officiers de la Garde-Mobile, nouvellement créée.

Enfin, comme conclusion de ce lugubre nécrologe, un nom retentissant, perpétué par un glorieux artiste : Saint-Marceaux. L’ancien maire de Reims (1835-37 et 1839-45) décède à 80 ans, en son château de Limé (Aisne). Cet Ardennais remifié dès son bas-âge, participa aux Journées de Juillet sous l’uniforme des aides-de-camp de son concitoyen le général Verrier. Par René de Saint-Marceaux, ce nom est à jamais empreint de grandeur et ne périra point !

1871

La «Famille rémoise» s’est rattachée à la vie par les liens du travail et les soucis du foyer. Reconstruire est le rêve de chacun, rattacher les fils de la chaîne rompue et planter les regards droit dans l’avenir, avec courage et confiance. On rendra les devoirs sacrés aux défunts, à ces constructeurs de la veille que l’âge ou les maladies ont livrés sans pitié aux coups de la Parque : ils furent nombreux. Parmi les plus notables d’entre eux, citons :

Édouard Henriot, 69 ans, fils de Henriot-Godinot, et ancien manufacturier, rue de Vesle, 57.

Pol-de-Léon Lefert, 55 ans, représentant de commerce, rue Tronsson-du-Coudray, 20, fils de Lefert-Bonnette et époux de Julie Wirbel.

Toute jeune encore, à peine âgée de 29 ans, Pauline Dauphinot, rue de Vesle, 22, épouse de Gustave Nérot le passementier, et fille de Dauphinot-Midoc.

Alloënd-Bessand, 73 ans, époux de Marie-Alexandrine Droisy, décédé rue de la Belle-Image, 2, chez son neveu Auguste Alloënd.

Bernard Minelle, 32, ans, teinturier, rue de Vesle, 207, de la firme Neuville & Minelle : né à Nanteuil-la-Fosse, il était fils de Minelle-Durantel et époux de Anne-Louise Palle.

Cet ex-magistrat du siège de Reims resté célibataire, Auguste Marguet, fils de Marguet-Henriot, boulevard des Promenades, n° 53.

Le négociant en tissus Louis-Onésime Radière, associé de Balourdet, rue d’Anjou, époux de Anne Gouilly, né à Vienne-la-Ville en 1802.

Le fin artiste Rève Jean-Hubert, né en 1805 à Bourgogne, où habitaient ses parents, les Rève-Hardy : avec son épouse décédée depuis, Marie-Marguerite Perseval, il habitait rue des Moulins, 25 ; ont signé à l’état civil son beau-fils Octave Doyen, rue Cotta, 5, et le sculpteur Eugène Bertozzi, rue de Pouilly, 3.

Jean Élie Salle, 75 ans, ancien fabricant, érudit champenois et collectionneur avisé, très lettré et d’une sociabilité des plus souriantes, rue du Bourg-Saint-Denis, 27 : cet excellent Rémois dont le souvenir est encore vivant parmi nous, était veuf de Laure-Caroline Champagne et le fils de Jean-Baptiste Élie Salle et Victoire Assy !

Nicolas Vermillac, 84 ans, père d’un négociant en laines du boulevard Cérès : il était né à Marcq, avait épousé Jeanne-Marie Lefert, et habitait rue de Venise, 17.

Eugénie Wirbel, fille des Wirbel-Benoist et épouse de Guillaume Antoine Delécluse, rue de la Renfermerie, 9.

Ces noms font honneur à la vieille bourgeoisie rémoise, et provoqueront à cette heure, en bien des foyers restaurés ou encore tenus à l’écart de la cité en attendant le relèvement de leurs murs écroulés, l’envol de souvenirs émus, tristes ou souriants, et des regrets.

Bien des deuils aussi dans la classe moyenne et parmi les tout-petits ! Sera-t-il permis à celui qui trace ce trop long obituaire d’évoquer le nom de son grand-père paternel, un vieux serviteur de la laine, dont une survivance fidèle a suivi le sillon, au cours du siècle écoulé ? Jean-François Dupont, né à Liry (Ardennes), le 29 juin 1794, décédé le 18 juillet 1871, à la Maison de Retraite ; il était fils de Jean-Baptiste Dupont, cultivateur et peigneur de laines, et de Marie-Nicole Liégeois : c’était un grand fort homme, à la face rasée d’un Thomas Gousset, et il portait la médaille de Sainte-Hélène, car il fut à Waterloo.

Il en est d’autres, de ces noms sans particule, modestes d’une fière modestie, qui ont laissé peu de traces par leurs descendants, mais qui burinent à nouveau dans nos mémoires de confuses visions du passé :

Eugénie Cailliau, 25 ans, chez son père, teinturier, rue du Bourg-Saint-Denis, 26.

Jeanne-Françoise Carrière, veuve Philippe, rue du Jard, 27.

Le maître à danser Devin, décédé à l’Hôpital, à 83 ans, et remplacé amplement depuis par celui qu’on appela «le père Major», et le messin François Gautier.

Ce perruquier en rupture de rasoirs et de ciseaux François Ogée, 73 ans, décédé chez son fils aîné Jules, marchand de laines, rue Sainte-Marguerite, 7 ; son cadet Pierre Adolphe, professeur d’enseignement pratique, chroniqueur artistique au «Courrier de

la Champagne», demeurait rue des Carmes, 2.

Mme Gilles de la Londe, 80 ans, échouée on ne sait comment à « la Charité» ; née à Chambrecy, elle était veuve de Chardon d’Épargnant.

L’ex-fabricant de châles Patriau, jadis rue de Contrai, i, décédé à 75 ans, place du Parvis-Notre-Dame, 9, et qui était originaire de Château-la-Vallière (Indre-et-Loire).

Enfin, cet infime, repêché dans le fin-fond de notre nécropole du Nord désaffectée, un petit vieux avant l’âge, aux épaules voûtées, en redingote effrangée et aux pieds plats, dans de vastes souliers aux talons usés, du nom de Cerf, ancien ouvrier bonnetier, qui mourut quand sonnait sa 55e année, «croque-mort» à Notre-Dame : il habitait dans la branlante masure de Radmacher le corroyeur, au 70 de la rue du Bourg-Saint-Denis, démolie pour faire place au bel hôtel du docteur Arthur Decès, et les gamins de son quartier l’appelaient le «marchand de cire» parce qu’il avait les yeux constamment beurrés de jaune au coin des paupières, – à part cela, assez propre dans sa tenue et de sa personne.

Cerf avait les jambes en X et non loin de sa demeure, le photographe Baudart les avait en cerceau ; à côté, Lheureux, l’entrepositaire des cokes de la Compagnie du Gaz, ratissait à temps perdu, sur le pas de sa porte, sa barbe fluviale ; en face, Victor Doré, neveu de Mlle Lahaye, du Mont-de-Piété, dissimulait une bosse copieuse entre ses omoplates. Avec ces quatre éléments combinés, les gamins du voisinage eurent de quoi se distraire les jeudis, et ils ne se faisaient pas faute, ces sempiternels gavroches, irrespectueux et cruels, de «rechigner» Cerf et Baudart à leur apparition dans la rue, en claudicant à leur façon ; Lheureux en imitant son geste familier : la main droite fourrageant dans les flots olympiens qui descendaient de son menton à sa poitrine ; et le petit Victor relevant sa bosse d’un coup d’épaule comme le soldat fait de son sac pendant une marche militaire !

1872

La guerre et ses suites ont miné la santé de bien du monde. Des cœurs ont été broyés ou fêlés, et au moindre choc, s’évaporent dans le néant.

L’année venait à peine de naître que s’éteignait, sous les étreintes de la tuberculose, un artiste de talent dont les prémisses annonçaient une gloire nouvelle à l’actif de notre ville : Léon Lefèvre, le pianiste, fils aîné du ténor de la Cathédrale, et demeurant chez son père, rue Boulard, n° 5. Virtuose prestigieux dont on eut les répliques en Ernest Duval et Fernand Lemaire, il était né à Reims le 11 avril 1843, de Valéry Lefèvre et Salaberge Delhorbe, ... témoins désespérés de sa mort précoce, avec son cadet Ernest Lefèvre et leur ami intime Mathieu Tilman, le teinturier de la rue Saint-Jacques.

Peu après, le glas de Notre-Dame tintait pour le baron de Dion, décédé le 10 mars, à l’âge de 69 ans ; il était fils de Marie Jean-Baptiste de Dion et Madeleine Alphonsine de Miremont. Ses deux gendres Richard de Vesvrotte et le vicomte du Pin de la Guérivière, de Coulommes, conduisaient le deuil nombreux qui accompagne la dépouille de ce fier Français au Cimetière du Nord, où elle repose sous un socle de marbre à colonne, à droite, allée de gauche, longeant le mur de la Mission.

À sa suite, saluons la mémoire du père Guillemart, bouquiniste et papetier en face Saint-Maurice, rue Neuve, n° 122, fils de Guillemart-Navelot et frère du fameux Élie Guillemart, son collègue de la rue de Vesle, 105, là même ou Henri Senot débite ses farines et graines et fourrages. C’est auprès de cet Élie réputé que notre concitoyen Senot prit ce goût des lettres et des livres qui lui a fourni par la suite l’érudition nécessaire pour constituer cette collection d’auteurs rémois qu’il a sagement sauvée des désastres de la guerre. Que ne fut-il imité par tant d’autres de ses concitoyens possesseurs avant guerre de richesses cartulaires et bibliophiliques laissées en proie aux flammes et dont on regrette bien vainement aujourd’hui la disparition. Le Guillemart de la rue Neuve, mort à 58 ans, eut un temps la spécialité de débiter aux mioches de son quartier, ses très appréciés «paquets d’images» à un et deux sous pièce, où la curiosité enfantine s’amusait à chercher la «surprise» parmi un fatras inénarrable de gravures en provenance de livres dépareillés, d’images de sainteté, d’étiquettes mirobolantes ayant servi à décorer des bouteilles de champagne et ces autres futilités qui alimentent cette manie de collectionnage dont le jeune âge est imbu, en tous les pays du monde. On se rappellera avec un certain émerveillement ces splendides produits sortis des presses de Maillet-Valser ou parisiennes par où se manifestèrent l’ingénieux esprit et l’amour de l’art de nos fabricants de champagne d’alors ; ceux-ci rivalisaient de goût et de style dans le dessin et la couleur, soit que les étiquettes fussent simplement des rectangles gommés à filets d’or ou d’argent, soit qu’elles représentassent quelque bouteille élégamment fleurie ou une grappe de ce raisin divin de nos coteaux, avec ses rubis éblouissants, et ses émeraudes enchanteresses. Cet art a repris une certaine vogue depuis la guerre et nos graveurs et dessinateurs luttent à l’envi l’un de l’autre pour complaire à nos Seigneurs de l’alimentation, boyards richissimes et amoureux des choses de l’art, enrobant parfois sous l’étiquette aux dessins les plus variés et aux couleurs les plus chatoyantes un de ces produits chimiques, tel que l’eau de javelle, qui, par eux-mêmes, représentent une valeur inférieure à leur enveloppe. L’art se fourre partout : ne nous en plaignons pas !

Cailliet, ex-garde des Promenades, rue de Vesle, 200, après une vie remplie de procès-verbaux à tous délinquants et de pourchas contre les moutards qui se montraient irrespectueux envers les fleurs, les arbustes et les gazons de nos Promenades ; on le revoit, haut et trapu, sous son costume de garde-champêtre, l’épée au côté et le bâton à la main, promener ses airs renfrognés dans les allées de notre square Colbert. Bon homme au fond, adorant les enfants et leurs nounous et se prêtant parfois à leurs jeux puérils. Il fut remplacé, à l’âge de la retraite, par le brigadier Petit, homme droit au teint fleuri, sous une moustache et une barbiche blanches, à l’impériale, cheveux en brosse sous le képi, et beaucoup plus redoutable pour nous autres de la «buissonnière» que le vénérable père Cailliet.

Au numéro 25 de la rue du Cadran-Saint-Pierre, on perd le chef de maison : Louis Deveaux, 53 ans, né à Saint-Léger (Belgique), époux de Justine Schreder et fils de Deveaux-Bouvry : il était le père de nos concitoyens Émile Deveaux, architecte, et Jules Deveaux, de la maison Debossu frères.

Puis, c’est Pronier, du «Café des Arcades», aux Loges de l’Étape, qui nous quitte : il est assisté aux derniers moments par ses amis François Boca, maire de Boghari (Algérie) et le docteur Ponsinet. Pronier était originaire de Douchy-lès-Ayette (Pas-de-Calais).

Après cet amphytrion de nos dimanches, fort joueur au billard, à ce premier étage du café d’où on prenait une vue animée de l’Étape et de la place d’Erlon, disparaît son voisin et client Constant Meillier, le ferblantier, fils de Meillier-Colin et époux d’Alexise Lajoie, en secondes noces : c’était un luron ! presque octogénaire.

Naudin, le papetier-libraire du Palais de Justice, à l’angle de la rue de La Salle, là même où Jules Matot a dressé, dès son retour à Reims, une boutique provisoire achalandée par les milliers d’amis qui l’entourent de leurs sympathies et de leurs bons souhaits.

L’ancien professeur d’écriture Benoist Saint-Remy, rue de l’Esplanade, 14, originaire de Verzy, fils de Saint-Remy-Darcq, et ami intime de ses voisins le serrurier Lacourt et du greffier Bréhier.

Mathieu Givelet, qui décède malencontreusement des suites d’un accident de voiture en revenant de sa propriété de Cormontreuil, à 79 ans. I1 était issu des Givelet-Assy et veuf dé Silénie Marguet.

Puis, le vieux, très vieux Villain, dont le fils Louis-Victor, a repris la pharmacie, rue Saint-Étienne, 19.

Louis Tortrat-Marlier, 68 ans, capitaine honoraire des Sapeurs-Pompiers, rue Hincmar, 6 : il était mort le 5 janvier.

Son voisin au n° 21 de la même rue, Pierre Rohart, ancien fabricant.

Henri Lochet de Saint-Wallon, négociant en vins à Épernay, où il fut président du Tribunal de Commerce et dont le père avait épousé une De la Jonchère.

À 70 ans décède Madame Isidore Benoist, née Marguerite Petizon, mère de Charles Benoist-Fréminet, l’industriel du Mont-Dieu.

En avril était décédée à Tarbes Louise Drouet d’Erlon, fille du maréchal de France : son corps est inhumé dans le tombeau familial, situé au Cimetière du Nord, à proximité du monument commémoratif dressé en l’honneur de ce vieux soldat de l’Empire, et pour l’entretien duquel la défunte a laissé 2.000 francs aux finances de la Ville.

Au n° 7 de la rue de Talleyrand s’éteint Nicole Remiette David, âgée de 72 ans, épouse du courtier en vins Jobart et sœur de feu Jean-Baptiste David, entrepreneur de bâtiments, à Reims.

1873

L’obituaire flamboie de noms rémois bien connus :

Nicolas de Laprairie, ex-vice-président du Tribunal civil, dur aux vagabonds, décède à 82 ans, au numéro 11 de la rue Jeanne-d’Arc, encore en cul-de-sac à l’époque. Il était fils de Pierre Gargotteux, des Riceys. Deux fois veuf, de L. S. Bourliet, puis de Henriette Félicité Gerdret, il avait épousé en 3èmes noces Souveraine Clémence Colette Cunys.

Euphrosine Leclerc, 78 ans, rue Neuve, 73, veuve du docteur J.-B. Henrot, et mère des Gracques. Elle s’en va le cœur ulcéré par les derniers événements et après une longue vie de dévouement aux siens à et aux pauvres de la cité ré-moise. Son cousin, Eugène Courmeaux, alors âgé de 57 ans, rue de Thillois, 35, et le docteur J. Bienfait, signent la déclaration de décès à l’état civil. Mme Henrot-Leclerc est la dernière défunte de l’année au 31 décembre.

Fernand Robillard, né à Reims le 18 mars 1838, capitaine aux 124e de ligne, prisonnier de guerre à la capitulation de Metz, décède le 15 septembre. Fils de Robillard-Henriot, vice-président du Tribunal civil. Portent témoignage de sa mort, son frère Louis Appoline, agent d’assurances, rue de la Gare (rue Thiers par la suite), et Léopold de Croisœil-Châteaurenard, ingénieur à Urt (Bas-ses-Pyrénées).

Le chef d’une famille d’artistes rémois, dont le nom figure avec honneur dans les fastes civiques de la cité, Pierre Louis Dallier, ancien comptable, rue de Châtivesle, 2 ; il était le fils de Jean-Baptiste Dallier-Moreau et grand-père du musicien Henri Dallier, organiste réputé à Saint-Eustache et à la Madeleine. Veuf de Marie-Rose Bonnette, il épousa en 2des noces Marie Riéger. Ceux qui éprouveront un vif plaisir à examiner la maquette en carton du Rang-Sacré, remise en place au musée sous peu reconstitué de Reims, y retrouveront l’enseigne bien connue jadis du fripier Dallier-Bonnette, au milieu de ces pittoresques maisonnettes moyenâgeuses dont la démolition a fait place au marché couvert et au carreau des halles actuelles.

Courtalon, originaire de Chavanges (Aube), et époux de Caroline Ponsardin. Témoins : son fils Jules, caissier-comptable, rue du Levant, 5, et Charles Bourdonné, associé fabricant de tissus, rue Saint-Étienne, 14.

Paul Albeau, maître plafonneur rue Linguet, 11, 60 ans, né à Saint-Morel, près Monthois (Ardennes), fils de Albeau-Goniaux, époux de Marie Nicolle Darcq, et père de Émile Albeau-Héry, rue David, 10.

Christian de Bignicourt, 68 ans, Laonnois d’origine, fils de Bignicourt de Beffroy d’Hardoncelle et époux de Henriette Charpentier d’Audron.

Puis, de petites gens, gravier infime du mortier qui cimenta les matériaux si divers de la Famille rémoise :

Antoine Hannoteaux-Blondel, qui habitait un pavillon discrètement enchâssé entre les murailles couvertes de lierre et de feuilles de mûrier de son jardin de la rue des Fusiliers, 14.

Il exerçait, en manière de distraction la profession calme et libertaire du trieur de laines, choisissant les petits chantiers où l’on cause, et où les Tisserand, les Gerbault, les Cousinard-Noullet, les Jacquemart-Gros, les Desingly, les Assy et les Tassin de Montaigu faisaient classer les laines brutes, en majeure partie lavées à dos, qu’ils avaient achetées par leurs courtiers Eugène Pierrard, Lecrique, Lamotte et autres professionnels, aux enchères publiques de Coleman-street, à Londres.

Son neveu, l’architecte parisien Blondel, venait souvent se reposer de ses travaux dans cette charmante thébaïde où pétillait l’esprit du vieil Hannoteaux, philosophe caustique, mais nullement chagrin, dont les vivacités de critique étaient largement tempérées par le calme et reposant sourire de sa compagne, aimable femme qui n’avait de joie excessive qu’aux minutes divines où elle distribuait ses douceurs, ses sucreries, ses fruits et ses feuilles de mûrier aux gamins de son quartier, gros éleveurs de vers à soie en boîtes et en chambre.

Cette paisible distraction, – amusement des enfants, tranquillité des parents –, était encore à la mode à l’époque.

Que de joies reposantes, après les jeux violents de la rue, réservait à l’enfance scolaire ce primitif élevage des précieux vers. Enfermés soigneusement dans une boîte rectangulaire en carton au couvercle percé de trous, pour l’air et la lumière, ces intéressantes chenilles blanches, aux mille antennes et au souple déroulement d’une carapace soyeuse et molle, préludaient sur de vertes feuilles de mûrier, larges et vernissées, qu’elles rongeaient du bord au centre, au lent, discret et mystérieux travail de germination des soies.

L’enfant, penché curieusement et avidement sur l’essaim indifférent à ses regards fiévreux, assistait ravi et l’esprit ouvert à la lente transformation du papillon, au feutrage de son cocon, dont l’enveloppe ténue se recouvrait peu à peu d’une richissime et luisante matière.

À l’époque du dévidage des cocons, aux couleurs chatoyantes et variées – vert de mer, jaune canari ou blanc d’argent – on fabriquait un dévidoir sous forme de touret de bobineur ou trameur d’échées, au moyen d’un de ses biots de filature, en carton et coniques, qui servent dans nos usines. Lorsque la soie du cocon s’était épuisée, il restait dans les mains de l’ouvrier une coque d’un clair tissu où s’apercevait l’ombre d’une chrysalide terre de sienne. De la tranchée ouverte par un ciseau s’échappait alors la chenille d’où, plus tard, devait éclore le papillon nouveau qui deviendrait par la suite, le ver à soie de la ponte nouvelle.

À cette heure, on ne rencontrerait peut-être pas dans Reims en reconstruction – pas plus qu’on ne l’aurait trouvé en 1914 – un quelconque éleveur, candide, en ce genre. Le temps a lui aussi ses chrysalides à transformations !

Décède aussi un autre trieur, moins recommandable, mais qui avait sucé en son bas-âge le lait de l’alma mater, et qui s’appelait Nicolas Eugène Collet ; il s’était fait remarquer par une vie licencieuse et dévergondée, chue parfois dans les ruisseaux de sa rue du Jard, à la suite de libations exagérées.

Par ses vantardises d’atelier et l’apothéose continue de ses facultés bacchiques de Diogène musclé et goguenard, il s’était fait appliquer le surnom de Belle-Nature, dont il se montrait ridiculement fier. Il était le Porthos de ce trio de mousquetaires à la suite du seigneur Laviarde, spadassins pacifiques de nos nuits d’été, dont Alfred Lemarron et Abel Maujean, autres professionnels remarquables du triage des laines, furent les d’Artagnan et les Aramis.

Ces fantoches sont disparus depuis un demi-siècle de la scène rémoise, et sauf en quelques têtes chenues et branlantes, la mémoire de leurs méfaits bénins est bien évanouie !

On citait de ces chevaliers nocturnes la prouesse suivante, dont la police n’apprit la nouvelle que longtemps après : le trio, au service alors des Collet frères, à l’usine du Grand-Saint-Pierre, avait décidé, un soir de goguette, de se poster au coin de l’impasse de la Fleur-de-Lys pour y guetter le passage d’un piéton quelconque et lui flanquer, au hasard de la rencontre, l’une de ses raclées bruyantes, mais inoffensives dont le but et les fins sont de faire plus de peur que de mal à ceux qui en sont les victimes ahuries. L’infortuné que le destin amena ce soir-là dans leurs parages, était précisément un de leurs patrons d’usines, lequel ignora toute sa vie le nom et la naissance de ces agresseurs inattendus !

Avec le bris des réverbères, la poussée dans le canal d’un promeneur attardé qu’ils repêchaient pour le planter tout transi, aveuglé et à demi étouffé sur les rives, la chute provoquée comme accidentellement d’une balle de laine sur la véranda vitrée du vieux Guyotin-Lorsignol, et mille autres farces de gamins vicieux, tel était le programme récréatif du groupe en ces temps où une maréchaussée débonnaire à képi galonné et sabre de bois, assurait la sécurité de nos rues.

Luchesse, aujourd’hui, rirait peu de la chose et ces farceurs mal avisés n’auraient pas longtemps amusé la scène rémoise de leurs exploits d’un âge encore persillé de romantisme. Les Fracasses ne sont plus de ce monde réaliste et misanthrope !

Un de nos photographes d’alors, Sébastien Manichon, place d’Erlon, 14, se retire d’une vie qui lui a ménagé trop de déboires ; il n’a que 53 ans. Son atelier était perché au sommet de l’immeuble situé à l’angle droit des rues de Talleyrand et Cadran-Saint-Pierre, au-dessus de l’étage habité par Niclot le doreur, dont le magasin avait étalage sur les deux rues. Les dernières pierres de cet immeuble incendié par les Boches, jonchent à cette heure le sol de la rue, et vont disparaître à jamais.

Décède à peu près au même moment, mais dans son lit, Éloi Buirette, 58 ans, rue Boulard, 31. Brigadier de gendarmerie en retraite, il avait accepté de la municipalité le poste d’inspecteur de la salubrité publique ; pour ramener les choses à l’échelle du véridique, disons qu’il était chef piqueur du bataillon sacré et ferloqueux de nos balayeurs de rues.

Nous avons tous connu la belle escouade de ses fils : l’aîné, entré dans le sacerdoce, était avant-guerre, curé d’Aussonce ; le cadet, Jules, courtier en tissus fort connu et apprécié sur place, l’un des rares protagonistes, avec Chauvry le musicien, Gautier le maître à danser, Duval le courtier en fils et tissus, et quelques autres, du chapeau de soie et haut-de-forme quotidien ; puis, le troisième, Charles, qu’un accident de jeunesse avait privé de trois doigts de sa main gauche, à laquelle il ne restait que le pouce et le petit doigt : il abritait ce moignon et le cachait à la vue des passants, en le dissimulant sous les pans de sa jaquette ou de sa redingote.

Charles Buirette, après avoir exercé dans la teinture et apprêts chez M. de Tilly, s’était établi marchand de char-bon en gros au bas de la rue du Ruisselet : il mourut à la fleur de l’âge, laissant son fonds de commerce à Edmond Potoine-Démoulin.

Son plus jeune et dernier frère avait fait choix de la carrière militaire : c’était un superbe Apollon vêtu de l’uniforme des cuirassiers. Au point de vue plastique, on peut dire de cette famille : tel père, tels fils.

Un souvenir à ce modeste défunt, le petit papa Lagrange, simple fileur en cardé aux Longuaux, et chargé d’extras au service de Génin, le maître sonneur de Notre-Dame. C’est lui qui, pendant de longues années, tard et matin, sonna la cloche du couvre-feu, que les papas et mamans avaient baptisé Maillon-la-bleue. Lagrange habitait alors la rue du Jard, et buvait chopine chez le charcutier marchand de vins, au coin de la rue Brûlée, avec son vieux camarade Nicolas Pascal Déquet, scieur de long au nº 23, et le jardinier Jules Lecrocq, même rue, au nº 26, ses compagnons de voyage sur l’Achéron.

La rue du Jard était bordée en majeure partie d’immeubles sans étage, où vivait une population simple et honnête, – de courageux travailleurs du bâtiment et de la laine.

Le nº 23 a disparu, comme ses voisins, pour faire place à la somptueuse bâtisse où la Société des Déchets installa ses bureaux et la demeure de son directeur.

Le nº 26, – devenu 36 –, subsiste encore, mais fort mal en point, ayant subi, dans ses œuvres déjà fort caduques, le choc de plusieurs obus boches, entre 1916 et 1918. Jules Lecrocq était là le jardinier d’une vigne grimpante qui dissimulait les lézardes d’un chétif bâtiment sur cour, où menuisier et gâcheur de plâtre s’étaient ingéniés à construire deux logements ouvriers.

Les loyers, à cette époque, étaient en rapport avec les salaires d’alors.

En 1873, une gargotière, la veuve Chopin, payait son appartement sur rue, avec grenier et deux mansardes plafonnées, plus la jouissance d’un embryon de cave, un loyer annuel de 350 francs. La boutique du boucher, faisant partie du même immeuble, à l’angle de la rue Brûlée, payait 800 fr. Par intermittences, la boucherie se transforma en débit de vins : à la suite de Devise, on y vit installé Causandier, père du gérant actuel du Palais Rémois et ex-directeur de l’agence de publicité La Rapide.

On peut rappeler à Causandier ses frasques d’éphèbe lorsque, en veine d’excursions nocturnes, il échappait à son geôlier paternel en se laissant glisser, de la mansarde où il couchait, après s’être accroché au rebord du chêneau, sur le trottoir, presque à hauteur d’homme du pignon.

Dans la cour, les deux petits appartements valaient, le rez-de-chaussée 160, et le 1er étage, 180. Entre les deux bâtiments, un hangar permettait l’étendage du linge sortant de la lessive, et abritait une chaudière à usage commun.

Les produits de la récolte viticole étaient fraternellement partagés entre le propriétaire, un trieur de laine auquel certain Flâneur des ruines doit la vie, et les locataires, à parts égales.

Ces mœurs égalitaires sont d’un autre âge, et ces chétives maisons, aux murs de craie et aux toits camoussis, bâties un siècle auparavant, n’étaient en quelque sorte que des abris de fortune pour une population dont le berloquin, souvent transbordé, tenait peu de place.

On vivait si peu, alors ! Dans le sens matérialiste du mot, que le confort était, sinon inconnu, du moins nullement recherché.

Les salaires ouvriers étaient réduits à leur plus simple expression : la classe travailleuse n’en faisait pas moins ce qu’on appelle des économies, tant chacun se restreignait dans les dépenses de tous genres nécessitées par le souci d’une existence des plus strictes et des plus spartiates.

On a peine à croire aux moindres possibilités de cette famille de la laine, qui, en 1851, composée de quatre personnes, dont les enfants, réussissait à boucler son budget annuel avec les gains du père : 900 francs, et ceux de la mère, qui repassait et tuyautait des bonnets de femme pour un sou la pièce !

Écoutez la rumeur ironique et gouailleuse de nos blanchisseuses d’après-guerre ! Les temps sont bien changés !

1874

La mort, d’ailleurs fauche, les yeux fermés, au travers du champ de nos concitoyens les plus connus. La classe moyenne est notamment frappée.

Disparaissent de notre horizon, sinon de nos mémoires :

Jean Julien Latève, 84 ans, ex-commissionnaire en vins, qui avait pris sa retraite chez son gendre Picart, agent d’assurances à la compagnie L’Aigle, rue Tronsson-Ducoudray, 26. Il était originaire de Verzy, où ses concitoyens l’eurent comme chef en qualité de commandant du bataillon de la Garde nationale de ce canton. Fils de Simon Barnabé Latève-Pénet il avait épousé, après un court veuvage, Victoire Prosper Jennesseaux.

Mme veuve Margotin-Compas, 39 ans, rue des Trois-Raisinets, 14, dont les témoins au décès sont le préposé en chef des octrois Coutier et Amable Drouet, entrepreneur de charpente et administrateur du Bureau de bienfaisance.

Un immigré de confession israélite, Jacob Neumarck, 64 ans, marchand d’habits, rue Bertin, 4, né à Holbimer (Moselle), époux d’Adélaïde Cahen. Témoins : Abraham Mendel, typographe, rue de Thillois, 25, et Rubens Novochelsky, courtier en laines, rue Neuve, nº 47.

Puis, la fille des Muiron-Berton, veuve du chimiste Nicolas Houzeau.

La fabrique perd à regret un de ses représentants des plus modestes, Joltrois-Luton, qu’une neurasthénie impitoyable conduit sur les bords du canal, où il se noie presque involontairement. Son chef de fabrication, Louis Beugé, qui a retrouvé son corps au lieudit la Cannetière, près La Neuvillette, reprend sa succession, en s’associant Alfred Pâté. Les bureaux sont situés rue du Barbâtre, 39. À cette époque, Louis Beugé habitait rue Neuve, nº 83.

Maximilien Clignet, 47 ans, rue du Trésor, 5, fils de Clignet-Legrand et époux d’Émilie Lucotte.

À Paris décédait une personnalité qui avait occupé les esprits à Reims pendant dix ans, ce Nestor de Bierne, directeur de notre vieux théâtre, qui était allé, en nous quittant, prendre la direction de la Porte-Saint-Martin. Il avait quitté les planches très tard, et mourut à 76 ans, après avoir dirigé la scène à Poitiers.

En bousculade s’en vont : le directeur de la Maison de retraite, Saintin Nicolas Millié, un gros bonhomme tout court, fort sociable et réjoui, la joie de la maison, avec un éternel sourire jovial entre ses moustaches et sa barbiche grisonnantes.

Flamand-Leclère, le marchand de papiers peints, du Cadran-Saint-Pierre.

Son voisin – ses voisins – des plus notables et des plus regrettés parmi le monde intellectuel et lettré de Reims : les libraires Lemoine-Canart et Matot-Braine. Double perte, fort sensible alors, et dont on ne devait, dans les milieux livresques, se consoler qu’au contact de leurs successeurs vraiment autorisés et compétents, dévoués aux plumes rémoises et à tous ceux qui s’honorent d’aimer les lettres et les livres, les bons et les beaux, les communs et les rares : Émile Victor Braine, auquel succédèrent ses neveux Henri et Jules – et l’inoubliable Frédéric Michaud.

Jules Félix Lemoine était né à Chartres, le 25 décembre 1827, de Jean-Louis Saturnin et Marie-Thérèse Bary. Il avait été aiguillé sur notre Cadran-Saint-Pierre par le libraire parisien Lubin-Passard, et aussitôt installé au nº 23 de cette rue commerçante et passante, il épousa Louise Rosalie Canart, sœur d’Augustin, de la célèbre dynastie chaircuitière installée de toute éternité au nº 7 de la rue Pluche, et réputée mondialement pour son jambon chapeluré sans rival.

Le 27 septembre, la Camarde, faisant d’une pierre deux coups, culbutait Émile Joseph Matot, frappé de congestion, aux pieds mêmes de sa compagne éplorée, Émilie Octavie Braine.

Originaire de Mézières, où il naquit le 22 décembre 1829, Matot avait embrassé de bonne heure la carrière typographique : il apprit son métier chez le relieur-lithographe Blanchard père. Puis, il alla s’exercer à Paris pendant sept ans.

En 1856, il vient à Reims et s’y marie. Il avait été, dans la capitale, le promoteur de l’application du timbre mobile sur les affiches.

Dès 1859, Matot-Braine commence la publication de ses Almanachs ou annuaires et agendas du commerce. On sait jusqu’à quel degré de perfection son fils Henri Matot, et aussi Jules Matot (pour 1917), ont poussé l’Almanach-annuaire qui fait les délices des lettrés champenois, les amants de la tradition régionale en Marne, Ardennes et Aisne.

En 1867, Matot donna le jour à un enfant criard mais chalingre, la gazette locale dite Semaine rémoise. Son premier numéro est du 3 février. Le fonds Henri Menu, à la Bibliothèque municipale, en recèle les six premiers numéros hebdomadaires. Au onzième, l’enfant trop précoce avait vécu, et Matot consacra dès lors tous ses soins à ces nombreux imprimés d’intérêt local qui sortirent de ses presses artistiques.

C’est par nos libraires que les bibliophiles rémois furent mis en garde, à l’époque, contre un procédé frauduleux à peine soupçonné.

D’ingénieux filous de l’antiquaille enlevaient leurs couvertures armoriées à des œuvres sans valeur pour les greffer sur des livres d’art ou des éditions rares, dans le but de faire croire que les unes et les autres provenaient de richissimes collections, anciennes et seigneuriales.

De même, les dos des livres portant écussons ou armoiries étaient détachés et plaqués ensuite sur d’autres reliures datant des jours où vécurent leurs possesseurs.

Il n’est vraiment point d’animal au monde qui soit plus pourchassé que le collectionneur, ni plus trompé que le pisteur.

Un brave pédagogue, auquel des générations de Rémois ont dû leurs premiers éléments abécédaires et primaires, Léopold Charpentier, directeur d’école mutuelle, décède rue Sainte-Catherine, 13. Originaire de Joigny, il avait débuté à Reims en 1831, dans la Salle des Gisantes, à l’Hôtel-Dieu.

L’ébéniste Léonard Lutta meurt à 37 ans : il était né à Flond, dans les Grisons, de Mathias Lutta-Schirmer, de Donat (Suisse), et épousa Marie-Françoise Descombaz. Il était le père de notre concitoyen Paul Lutta, des champagnes Henry Goulet.

Le maître tisseur Henri Bonjean, 66 ans, rue Saint-Nicaise, fils de Bonjean-Lefèvre. C’est le 13 juillet qu’ont lieu les obsèques. Il y a un siècle, Bonjean était ouvrier tisseur sous les ordres de Desteuque le père alors contremaître à l’usine Jobert-Lucas.

La rue Saint-Nicaise fut un demi-siècle la ruche ouvrière où se fit entendre le gai tic-tac de la navette, dans le tonnerre écrasé et en sourdine des templets et des taquets. Chacun des intérieurs de cette rue populeuse et débraillée constituait par lui-même un atelier, cet atelier familial qui, pour les ouvriers du textile, n’était pas à l’époque une fiction et que bien des esprits réfléchis aimeraient à voir reconstituer de nos jours, – la fée Électricité aidant.

François Modeste Lecoq, place d’Erlon, perd Clémence Ambrosine Brémont, âgée de 46 ans et native de Herpont. Léonard Varin et Narcisse Franquet, des tissus, assistent en témoins attristés à cette fin prématurée, qui met en deuil l’une des familles des mieux considérées de notre ville.

Et c’est Sébastien Reinneville, le maître charpentier, qui s’en va, à 55 ans, vaincu par le travail. Il était fils d’Alexandre Reinneville-Mignon, de Saint-Gilles, et habitait rue David, 35. Heureusement pour la profession et son enseignement, il laissait ses frères Paul Reinneville, rue de Cernay, 42, et Victor Reinneville, rue du Barbâtre, 157, qui, eux, n’ont pas laissé péricliter la bonne race de nos monteurs et ajusteurs de chevron.

Voici que franchissent à leur tour nos portails les cercueils fleuris en vain d’Étienne Lenice, ex-limonadier, rue Petit-Roland, 29.

Payen-Guyotin, ex-filateur, rue Neuve, 53, et son vis-à-vis, au nº 54, le marchand de grains Théophile Lamiraux.

Puis, Claude Auguste Deforge, 74 ans, ex-confiseur, et beau-père de Laplanche, le luthier du Bourg-Saint-Denis.

Enfin, – si l’on veut clôturer cette liste macabre – Gabriel Échard, décédé chez son gendre, Maximilien Bayen, rue de la Peirière, 15.

Un grand deuil devait frapper à la fois la cité et le monde. Le 8 juin meurt l’archevêque Landriot, à l’âge de 58 ans. Perte prématurée entre toutes pour l’Église et l’art oratoire français. En lui s’éteint une des plus belles intelligences qui aient honoré l’épiscopat et le siège de Reims – un Lacordaire mitré et un Vincent de Paul carrossé – rencontré plus souvent dans nos rues pauvres des quartiers ouvriers qu’en voiture blasonnée. Les reflets de ce lumineux fils des Hommes éclairent encore, après un demi-siècle, nos esprits, quêteurs d’essences divines.

1875

Disons un adieu provisoire avec un au revoir consolateur à ces frères et sœurs en rémigite, disparus de notre ligne de mire, toutes carrières accomplies :

Eugénie Benoist, veuve Levent, 74 ans, place du Palais-de-Justice, 16, fille de Etienne Benoist-Gaillot : signent au mortuaire, Charles Wirbel, son neveu, et son petit-neveu, Léon Lefèvre, employé de commerce, rue Saint-Étienne, 19.

Claude Victor Divoir, 56 ans, décédé le 6 février, rue des Tapissiers, 15, dans un appartement moyenâgeux niché sur la voûte archéologique qui servait de couloir de pénétration dans la cour Chapitre, dont les ruines consolidées vont être ramenées à l’alignement de notre nouvelle rue Carnot.

Originaire de Saulces-Monclin et fils de Divoir-Huet, il avait épousé Julie Nathalie Porcheret. Père d’une famille composée de trois fils et une fille, dont il ne subsiste à cette heure que l’aîné, l’abbé Divoir, prêtre-sacristain à Notre-Dame, avant et pendant la Grande Guerre, et chargé des inhumations pendant un long, angoissant et cruel bombardement. Sont témoins à l’état civil : Léon Dailly et le cadet des fils, Jules Divoir, tous deux employés à la quincaillerie Girardot, place des Marchés.

D’humbles ouvriers rémois iront déposer la fleur du souvenir sur la tombe d’une religieuse de la Visitation, Marie-Josèphe de Hédouville, dont la vie s’épuisa à l’ombre de la croix, dans le couvent aux murs revêches et grisâtres de la rue de l’Équerre, où furent jadis cloîtrées les Dames de Sainte-Claire. Elle était née en 1805 à Presles-et-Thierny (Aisne) et fille de Nicolas Ferdinand Jérôme et de Thérèse Leleu de la Bretonne. Sont sollicités pour être témoins à l’état civil : Victor Vallet, menuisier, rue du Jard, 33, et André Jacquemin, tisseur, faubourg Cérès, 111.

L’architecte François Tortrat, célibataire endurci jusqu’aux limites de la vieillesse et de la mort, qui habitait rue Brûlée, 7, et était le fils de Jacques Tortrat-Tisserand. Ses plus proches sont du même nom : Noël Émile, à Fléchambault, et Jacques Alfred, le couvreur, au n° 1 de la rue du Couchant.

Hippolyte de Vivès, ancien adjoint au maire, né à Écueil le 1er janvier 1801, – le premier Rémois du siècle ! – et époux de Hortense Grépinet, rue Saint-Hilaire, 13 ; il était fils de Thomas de Vivès-Clicquot-Blervache. Témoins : Emmanuel Fernand de Vivès, capitaine au 25e dragons à Versailles, et Paul Krug, boulevard des Promenades, 53.

Roland Maille-Leblanc, 77 ans, rue Buirette, 32, des Maille-Regnart. Il avait épousé en 1ères noces Eugénie Robert de Bonneval. De ses fils, Jules Maille, était fabricant de tissus, rue Sainte-Marguerite, 34, et l’autre, Marie Louis, étudiant, vivait avec son père.

Charles Mennesson, 59 ans, rue de Cernay, fils de Hubert Mennesson-Deligny, et veuf de Jeanne Dupont. Témoins, ses deux gendres : Louis Joseph Bourg, rue de Bétheny, 19, et Ernest Leloup, rue Traversière-Saint-André, – tous deux serviteurs de la laine.

Louis Élie Salle, 46 ans, fabricant, rue des Trois-Raisinets, 1, et fils de Jean Élie Salle-Champagne.

Isidore Mongrenier, de Harbonnières (Somme), décède chez son neveu Alphonse Houpin, route de Cormontreuil.

Louis Gosset, architecte et adjoint au maire, meurt le 18 mars.

Un mois auparavant, ç’avait été le tour de Désiré Lambert, professeur de tissage, rue du Barbâtre, 62.

Précédé dans la tombe par ce vieil habitué des coulisses et des planches, le père Martin, utilité au Théâtre, ex-artiste dramatique (ô combien !) retraité de l’active depuis l’accident qui le fit claudiquer sans rémission et devenu porteur salarié, non point de contraintes, mais de billets doux et de tragiques missives pour soubrettes ou pères nobles.

Il nasillait comme il convient à un parfait gribouille, ce qui ne lui faisait point tort auprès des aristarques du parterre, mais ne l’empêcha pas de finir ses jours dans la médiocrité rarement astiquée des pensionnaires de Saint-Marcoul.

Ni lui, ni Lambert et quelques autres, n’eurent l’agrément d’assister aux pompes de l’entrée solennelle à Reims du nouvel archevêque, Benoît Langénieux, le 22 février.

Huit jours auparavant, le réjoui et docte abbé Deglaire, avait été installé à la cure de Notre-Dame de Reims.

1876

Saluons donc, au passage, les noms et les titres de certains qui comptèrent dans les fastes ou les ombres de la cité rémoise, – qu’ils appartinssent à d’humbles serviteurs de la collectivité ou aux superbes qui en furent les arbitres, les dirigeants... et souvent, les profiteurs.

D’Alexis Dubois, 47 ans, marchand de bois et charbons, rue de Venise, 10, que restera-t-il à dire lorsqu’on aura signalé que ses yeux noirs et son gros nez se perdaient dans les broussailles de noirs sourcils et d’une épaisse barbe déjà grisonnante, que son stère officiel jaugeait exactement un mètre cube, que ses sacs à charbon pesaient exactement, à l’état de plénitude, leurs 50 kilos net ? Et ce ne sera pas un mince éloge !

Ce n’est pas à cause des coutumes de ce brave homme ou de ses pareils, que la municipalité se vit contrainte, certain jour, d’exiger que les livreurs de charbon eussent avec eux une bascule de contrôle sur leur camion. Comme il est indubitable que le commerce local rémois est foncièrement honnête, cet arrêté n’est plus en fonctions, depuis des ans.

Mme Clément-Reinneville, de Chambrecy, 50 ans, épouse du charpentier de la route de Cernay.

Cette longue voie suburbaine se peuple d’immeubles neufs, destinés au petit commerce et à la classe ouvrière, mais on rencontre beaucoup de trous çà et là, la chaussée reste bosselée et boueuse, les trottoirs font défaut, et ce chemin en destination des bois de Cernay, Berru et Époye, n’est pas encore digne de porter le nom de rue, même point de celui de faubourg.

Un Messin, le mécanicien Jules Glad, meurt à 52 ans d’un éclatement de tuyauterie à l’usine Lemoine-Brabant, brûlé vif par un jet de vapeur. L’assistèrent à son dernier voyage son intime ami Charles Doucet, alors âgé de 47 ans et collaborateur des sculpteurs Wendling et Xavier Mathieu, restaurateurs de la cathédrale ; puis le bureaucrate Napoléon Lafolez, dit François-Joseph : le souvenir du mariage de Marie-Louise avec l’Empereur Ier avait quelque peu tourneboulé les méninges du parrain de ce dernier.

Jean Glad laisse deux fils, Charles et Arthur, qui s’établiront plombiers rue de Mars, où, de leur vivant, ils exploitèrent le brevet d’une pompe à bière dite pompe Glad, utilisée à Reims jusqu’en ces dernières années.

L’octogénaire Bouchard, maître maçon, originaire de Mont-Saint-Jean (Côte-d’Or), décédé rue Marlot, 38. Ainsi que son émule Charles Héry, il fut l’un des plus actifs boucheurs de trous de souris de notre vieille ville, toujours en travaux de réparation ou de consolidation.

L’ex-négociant en tissus Jules Martin, célibataire endurci, s’en va à 72 ans.

À 20 ans de moins, c’est le tour du lainier François-Joseph Faupin, veuf, à mi-chemin de la vie, d’Émilie Blanchin.

Claude-César Paupe, ex-banquier, originaire de Pontarlier, et administrateur de nos hospices, où on lui confia la mission d’établir le tarif des inhumations, fixé ainsi qu’il suit : 1ère classe, 50 francs ; 2ème classe, 33.50 ; 3ème, 24.50 ; 4ème, 18.50 et 5ème, – classe dite des pouilleux et des crafouillats, 12.75.

C’était pour rien, comparativement aux cours du XXe siècle, dont l’extension exorbitante apparaît due aux mérites administratifs d’un pince-sans-rire, calculateur blême et impitoyable, qui profita de son proconsulat municipal à terme pour confier ses concitoyens devenus macchabées aux bons soins, bigrement intéressés, d’une Société anonyme de croque-morts, chargée d’assurer notre retour à la terre. Pour 30 deniers, le Christ avait été livré aux sbires de Pontius Pilatus. Nous tous, ce fut pour 30.000 francs !

Le 14 février, s’éteint dans la maison seigneuriale de Lagoille de Courtagnon, rue du Bourg-Saint-Denis, 71, la veuve septuagénaire de Payard-Menu, qui avait été marchand de laines rue du Jard, 19. Mme Payard-Menu était la mère de cet excellent homme, violoniste de talent et lainier comme son ascendant, Payard-Poterlot, mêlé un temps aux mouvements électoraux bonapartistes dans Reims, comme il le fut, aux œuvres philanthropiques et artistiques.

En 1870-71, il s’était montré, à Sedan, d’un dévouement remarquable à l’égard de nos soldats vaincus : c’était un Français, un patriote et un Rémois de haute valeur. Son fils aîné fut directeur de la cristallerie de Baccarat.

Eugène Rœderer, du champagne, maire de Gueux, décède à Reims, ayant à peine dépassé la soixantaine. Du protestantisme il était passé au catholicisme, et c’est à sa veuve que Reims est redevable de cette munificence : l’Hospice Rœderer-Boisseau.

Né à Strasbourg le 6 octobre 1815, le défunt était fils de Geoffroy Louis et de Godefroide Louise Ernst. À ses noces et celles de Marie-Louise Boisseau sont témoins officiels le cousin Charles Félix Boisseau, rue Andrieux, 14, et le neveu Louis Rœderer, impasse des Deux-Anges.

Une étoile du firmament littéraire rémois, Félix Pinon, l’un des plus jovials versificateurs qui eussent éclos dans nos murs salpétrés, meurt en octobre, à 72 ans, rue des Romains, 32. Il fut en butte, à l’époque de sa splendeur, aux brocarts des jeunes rédacteurs de la « Revue de Reims » (1845), lesquels se plaignaient de son mépris injustifié à leur égard et de ses calomnies auprès de l’élite intellectuelle.

L’un d’eux écrit au sujet de Félix Pinon et certains de ses collègues à l’Académie royale de Reims : Ces gens-là parlent de fraternité, écrivent de fades articles sur le bien-être du peuple, après avoir caressé leur ventre auprès d’un succulent dîner qu’ils osent aller mendier partout. Tel ce parasite dont les ongles crochus se rattrapent perpétuellement à la table de l’imprimeur Louis Jacquet, chantant à gorge déployée :

« Vaut mieux vingt trous à ma culotte

Qu’à mon ventre un seul pli ! »

De ce poétereau, les gazettes jaunies de 1848 ont conservé quelques pétales de satire versifiée dont l’arôme s’est évaporé depuis. Approchons-les des narines contemporaines :

« La liberté de mourir de faim,

L’égalité de la misère,

La fraternité de Cain :

Voilà toute la circulaire

Du citoyen Ledru-Lequin ! »

Et, sur les principaux de nos candidats locaux à la députation (1848) :

« Nous sommes Maldan ce moment

À David peut-on croire encore ?

En Utopie, il Mennesson pays

Et Dérodé sans doute ignore

Le Butot quel il tend ! »

En ces temps où le fin esprit de Thomas Gousset inspirait nos cénacles, voilà pourtant par quels bouts-rimés on devenait titulaires à l’Académie !

Au 67 rue du Bourg-Saint-Denis s’était retiré et meurt l’ex-boulanger d’en face, Jacques Antoine Strapart-Haizet, fils de Strapart-Drouet.

La mère du citoyen rémois qui devait être le maire de Reims en 1914, Mme Langlet-Bouchette, fille de Bouchette-Viellart, née à Reims le 30 mai 1813, et épouse de Jean-Baptiste Nicolas Timothée Langlet, courtier en laines, décède rue du Bourg-Saint-Denis, 115, la même où naquit en 1841 leur fils Jean-Baptiste, décédé le 7 mars 1927.

Un humble ouvrier de la fabrique rémoise, mais qui porte un nom destiné par l’un de ses neveux à l’illumination de la gloire artistique, Nicolas Forain, décède le 10 novembre rue des Créneaux, 16. Il était parent du peintre-dessinateur, membre de l’Académie des beaux-arts, Jean-Louis Forain, natif de Reims. Le défunt était originaire d’Aubérive.

Les Dugras furent de toute éternité auneurs d’étoffes patentés. L’un des plus connus et qui épousa les deux sœurs Louise et Suzanne Alavoine, décède à 64 ans, rue de l’Écu, 1. Fils de Dugras-Godfrin, les témoins à l’état civil son Jean Esteulle, employé au peignage Isaac Holden et Gustave Adolphe Dugras, fils de l’impétrant.

Un musicien s’en va qui n’avait pas fait grand bruit en ce monde, car il exerçait ses humbles talents sur des instruments de bois plutôt que de cuivre : Pierre Bouché, 64 ans, à Clairmarais, fils de Bouché-Dervin : il fut directeur sans relief ni illustration de sociétés musicales de même renommée, et les uns et les autres furent heureux, car ils n’ont point eu d’histoire.

L’un des plus connus et appréciés parmi les fabricants rémois, le vénéré Isidore Benoist-Petizon, allait atteindre ses 80 ans quand la mort le faucha. Il était fils de Benoist-Gaillot, père de Charles Benoist-Fréminet, son successeur à la tête de l’usine du Mont-Dieu, et aïeul de Albert Benoist-Vincent et Paul Benoist-de Bary, de Georges Benoist et deux charmantes Rémoises. Ses débuts dans l’industrie avaient été modestes et, avec un capital initial de 30.000 francs, il réussit à faire de son établissement une des plus importantes filatures de la région.

Le Mont-Dieu eut, sous Charles Benoist, une filature en cardé et en peigné, – en gras et en maigre, comme disent les renvideurs –, un peignage Schlumberger, dit épuré, et un tissage de mérinos. On y triait la laine qui alimentait le peignage.

À nouveau, la famille Boisseau est éprouvée. Peu de jours après Eugène Rœderer, quitte notre horizon champenois, – si propice aux toits d’ardoise en opposition aux toits de tuiles –, pour aborder les Éthers mystérieux, une femme de bien, née à Reims en 1815, Louise Émélie, fille de Louis Boisseau-Jeunehomme, épouse de Mathieu Édouard Werlé, ex-bourgmestre d’origine rhénane, maire et député de Reims, chef de la firme Clicquot-Ponsardin.

Le brillant hôtel de la rue du Marc, 18, devant lequel piaffèrent tant de chevaux de maîtres, portera longtemps le deuil de celle qui l’animait par sa grâce et ses bontés. Son frère, Louis Félix Boisseau, habitait Chenay, dont il fut maire et bienfaiteur. Disparition du Suippat Auguste Varennes, fils de Varennes-Aubert, et président de tribunal civil depuis l’an 1859. Il habitait place Godinot, 3.

Le célèbre avocat et politicien Chaix-d’Est-Ange décède à Paris.

Il naquit à Reims le 11 février 1800. À 19 ans, le jeune homme débute au barreau de Reims et son père le procureur-général Chaix, venant à mourir, courageusement il va habiter Paris avec sa sœur, tous deux sans un sou vaillant. Le courage, l’intelligence, la ténacité, et aussi bien des appuis sérieux lui mettent le pied à l’étrier, et voici qu’il monte... monte... si haut qu’il put monter.

De 1831 à 1846, il est député de Reims. En 1857, on le nomme procureur-général à Paris ; en 1858, conseiller d’État, puis sénateur, président de ce même Conseil d’État, et à nouveau, sénateur, jusqu’à la chute de l’Empire.

Chaix-d’Est-Ange se plaisait à prendre ses vacances dans sa ville natale, où longtemps un ami de la première heure se fit une joie et une gloire de lui réserver un asile discret dans son modeste immeuble de la rue du Bourg-Saint-Denis, contigu à la maison où s’ouvrit le passage Marlier, qui conduisait à la rue des Fusiliers.

Nos souvenirs du vieux Bourg-Saint-Denis, cette voie antique et solennelle où défilèrent des cortèges royaux, aux heures du Sacre, amènent devant l’objectif l’aimable et paterne face réjouie d’un des plus humbles fils du peuple, et des plus ignorés, une de ces poussières d’humanité dont seul le caprice d’une plume amusée marquera pour un temps infiniment court le passage sur ce globe : un bel homme, dont la fonction était des plus infimes puisqu’il occupait le double emploi peu reluisant ni rémunéré de concierge-magasinier à la maison Charbonneaux, Delautel, Kauffeinsen & Diancourt, au 95, de cette rue.

Si parfois le Roi ne fut pas notre cousin, ce brave garçon l’était, du moins par alliance. On l’appelait Louis Pinot, et le village ardennais Hauviné, en bordure de Bétheniville, lui avait donné le jour, sans toutefois en tirer vanité.

Né en 1818, d’un cultivateur, Pinot-Lamblot, il épousa à 20 ans une Liégeois, ardennaise pur-sang de Liry, près Monthois, lieu d’origine de la famille des Henrot et des Langlet.

Notre défunt maire Jean-Baptiste Langlet se souvenait des visites aux ancêtres qu’il fit jadis dans ce modeste village, enfoui comme dans une cuvette sous le clocher de l’église Saint-Sulpice, et qui fut l’ultime réduit des Allemands avant leur recul définitif devant l’armée victorieuse de Gouraud en octobre 1918.

Les dévastateurs en laissèrent debout le moins qu’ils purent, tout comme à Gratreuil et villages circonvoisins de cette voie douloureuse, où ils abattirent, maisons, arbres, temples et écoles, comblèrent les puits et ne laissèrent rien debout. Nous ne vous laisserons que la terre et le ciel, et vos yeux pour pleurer ! Avaient-ils déclaré en 1914. Ils tinrent parole !

En descendant encore un échelon dans la fosse sociale, relevons le nom de Hubert Décoré, un vieillard de 83 ans, qui fut au service de Mlle Lahaye, commissaire d’un petit Mont-de-Piété, rue du Bourg-Saint-Denis, 81.

Né à Brienne-sur-Aisne (Ardennes), il finit ses jours, voués au travail, à la Charité. Pendant des années, on le vit s’atteler tous les matins à une longue brouette à ridelles sur laquelle il accumulait les ballots de linge expertisés la veille et qu’il lui fallait transporter au Grand-Mont de la rue Sainte-Marguerite (Eugène-Desteuque).

Certain écolier de notre connaissance fut employé, pendant ses vacances scolaires de 1871-72, à de monotones écritures en cet office de la pauvreté. Disons qu’il assistait là, le cœur serré, au cruel défilé de la misère et du paupérisme le plus accablant et décourageant.

Certes, en majeure partie, les clients étaient dignes d’intérêt qu’une nécessité pressante forçait à faire appel à cet office de prêts sur gages mobiliers. En revanche, que d’ivrognesses ou femmes de mauvaise vie à la trogne luisante, aux yeux fous ou abattus, à la voix pâteuse, aux cheveux en désordre et le nez bourré d’un tabac qui se distillait en gouttelettes empuanties, s’amenaient titubantes ou goguenardes pour engager quelque maigre butin de nippes rapiécées, dont on leur donnait trois francs, – taux fatidique et régulier ! – infime viaticum pour voyage aux lieux consacrés à la soûlographie.

Le minimum de retenue au bénéfice du commissionnaire-juré était de 0.05 c. par article en ballot. Au-dessus de trois francs, la commission s’élevait à 1 %.

On engageait souvent le lundi matin pour dégager le samedi soir, après la paie des salaires. Ainsi, on supprimait la nécessité d’une armoire de garde pour les nippes du dimanche ; mais c’était payer cher location, car, quand l’enveloppe du ballot présenté à l’expertise apparaissait défectueuse, – elle le paraissait souvent ! – l’expert en fournissait le duplicata, sous forme d’un carré d’étoffe enfarinée de nuance crème estimé valoir les 0.50 c. défalqués sur la somme prêtée. Abus vexatoire et criant contre lequel aucun de ces misérables déchus n’aurait osé protester.

Pourtant, Mlle Lahaye était considérée comme une âme juste, honnête et charitable ; mais son coadjuteur et neveu, le bossu Victor Doré, avait acheté sa bosse dans le commerce et s’en servait suivant les principes économiques les plus classiques, enseignés urbi et orbi par les pontifes du chacun pour soi, Dieu pour tous !

L’un des plus dévoués serviteurs de la cité disparaît sous les coups redoublés d’un destin cruel et impitoyable. Quelle masse de labeur et de dévouement à la communauté représente l’existence adulte d’un Albert Marteau, qui meurt à Ivry (Seine), le 9 novembre, à 58 ans. Il avait épousé Eugénie Vanier. Négociant en laines rue Cérès, 50, il fut adjoint au maire et président du Tribunal de commerce.

Son voisin de l’esplanade Cérès, Pierre Victor Gillet, célibataire de 42 ans, le suit dans la tombe : il est le fils de ce Gillet-Pannet, commissionnaire en tissu, chez lequel Albert Marteau avait fait ses débuts dans le négoce, après être entré, au sortir de l’école communale, en qualité de bistot chez un banquier.

Le plombier réputé et pompier-volontaire à la compagnie de Tassigny, Honoré Paul-Batier, rue de l’Arbalète, 6, meurt à 58 ans. Fils de Paul-Hibert, beau-père de Hallier-Paul, fabricant de tissus, rue du Barbâtre, 6, et oncle de son ouvrier Victor Paul, rue Buirette, 11.

Louis Augustin Bocquet, décédé le 28 décembre. Il était le père du peintre impressionniste Paul Bocquet, né le 17 octobre 1868, et par sa femme, Julie Élisabeth Langlet, le beau-frère du futur maire de Reims.

J. L. Albeau, d’une dynastie de plafonneurs persévérants, décède à 60 ans, rue de Thillois, 60, et, à la même date et au même âge, le marchand de laine Louis Gay, dont les bureaux se situaient rue de l’Écu.

Suivent de près : Un Corneille-Brion, 49 ans, place du Chapitre.

Le tanneur Gabriel Laignier-Villain, qui ne survit pas à la ruine de son entreprise.

Encore un des plus hauts parmi les notables dont Reims s’enorgueillit : le comte Louis Marie Joseph de Chevigné, décédé le 20 novembre, à 84 ans.

Il était le poète charmant de ces délicieux « Contes Rémois », et pasticheur adroit de l’inimitable La Fontaine. Son œuvre aura-t-elle la durée de celle de son modèle ?

Né en Vendée d’un père tué à l’armée de Charette et dont les enfants furent emprisonnés avec leur mère à Angers, le jeune Chevigné devint, en 1815, garde du corps sous le comte de Gramont, et fit partie de l’escorte de Louis XVIII, à son retour de Gand. De 1830 à 1849, il assuma le commandement de la Garde nationale rémoise, habitant tantôt en son hôtel de la rue Cérès, où ont été construits les bâtiments actuels de la Poste et de la Chambre de commerce, tantôt son magnifique et gracieux château de Boursault, propriété des Mortemart et de la fille qu’il eut de Mlle Clicquot-Ponsardin, son épouse.

Si Mathusalem était des nôtres et paroissien de notre excellent rabbin Hermann, il nous conterait ce qu’il a vu de cette cohorte pacifique de moutons parfois enragés, dès qu’on veut leur arracher la laine sur le dos.

À défaut, réveillons une voix forte de l’au-delà, qui, au moyen d’un haut-parleur de la plus récente invention, va nous dire ce qu’il vit, de son vivant, alors qu’il portait encore culottes courtes :

« Quand en 1830 fut organisée à Reims la Garde nationale, tous les musiciens, artistes ou amateurs, furent heureux de se soustraire aux ennuis de la faction et de la patrouille, en s’enrôlant dans les rangs de la musique de la Garde nationale. Bientôt l’engouement s’en mêla : chaque corps spécial voulu avoir sa musique. On fit de la musique à pied et à cheval. Tel de nos grosses légumes d’aujourd’hui frappa sur la grosse caisse, tel autre agitait le chapeau chinois (chinatois en langage de Par-en-Haut) ou jouait à cheval de l’ophicléide. Aux beaux jours de revue, par un brillant soleil, paradait la légion rémoise, avec ses trois bataillons, sa cavalerie et son artillerie. C’était l’âge d’or du schapska et du bonnet d’ourson : les vieux remparts tressaillaient aux pacifiques détonations des canons groupés derrière le boulingrin (P. A. Ogée) ».

Ces preux des temps modernes closent dignement le nécrologe restreint de l’an 1876, au cours duquel se produisirent des vides fort regrettables dans le cheptel rémois.

1877

Beaucoup cessèrent de vivre sans avoir assisté au résultat si grave et important pour la patrie française de ces luttes entre factions.

Dès le 11 décembre 1876, on avait appris la disparition d’un artiste peintre de quelque renom, Jules Pérot, originaire de Châlons, mais retraité en notre toujours accueillante cité.

Les arts décoratifs et industriels devaient à ce sexagénaire du pinceau les tableaux muraux qui ornèrent certains nœuds vitaux de la musculature rémoise, notamment le Café Courtois et la Salle Besnard, au temps de leur splendeur ; tout comme à Vitry-le-François et Châlons, le traditionnel Café des Oiseaux de nos cités provinciales.

Puis on entendit évoquer le nom des Maillefer, illustre entre tous : un membre survivant de cette famille épuisée, ex-consul à Barcelone et Palerme, venait de mourir de consomption aux îles d’Hyères. Mêlé au journalisme doctrinaire de l’époque philippienne, séide fidèle de La Fayette et Lamartine, il dirigea le National, à la mort d’Armand Carrel.

Une autre notabilité locale s’éteignait : Adrien Pillon, octogénaire présomptueux, ex-notaire rue du Marc, 10, et veuf d’Émilie Guérin de la Combe. Né à Vervins en 1786 de Pillon Léguillard de Belleville, il était allié à la famille Godinot et à celle de Mgr de Corbie, aumônier de Charles X. Venu à Reims en 1842, il fut accueilli et protégé par son futur beau-père, De la Combe, d’abord receveur des Hospices, puis directeur du Mont-de-Piété.

Un modeste fonctionnaire, issu de la plèbe rémoise, Mola, meurt à son poste de chef de bureau au ministère de la Justice, sous le garde des sceaux Le Royer, dont il est le secrétaire particulier. Élève des Frères de la rue Large, il est petit clerc aux actes d’huissier, à 13 ans. De là, il atteindra au secrétariat du Parquet, et d’un saut, un bond presque, le voilà à la Cour d’appel, à Paris. Ascension rapide et silencieuse, flanquée de profits et d’honneur dégustés discrètement. Un sage ! dirons-nous, conquérant armé d’une plume d’oie et aux coudes protégés par des manches de lustrine, pénétrées d’essence de violette de sauge.

Le glorieux nom des Mortemart est évoqué au décès de Marie Clémentine, fille du comte de Chevigné, veuve depuis 1873, laquelle disparaît à 59 ans en son hôtel de la rue de la Chaise, à Paris.

Ces grands n’ont que d’ombreux et silencieux pied-à-terre dans Reims, sans cependant abandonner le culte de la cité gallo-romaine.

Louise de Mortemart était petite-fille de Mme Clicquot-Ponsardin, la célèbre et mondiale Veuve Mousseuse, et propriétaire du coquet château de Boursault, dont héritera la duchesse de Crussol d’Uzès.

La divine marque et la famille qui l’exploite, les Werlé, s’était trouvée bouleversée dès février par la fin tragique de la marquise Alfred Lannes de Montebello, brûlée vive à 61 ans à la suite d’un accident banal : l’embrasement, par la flamme d’une lampe, d’un fragment de dentelle flottant à la manche d’une robe que l’infortunée venait de revêtir pour se rendre à une soirée mondaine.

Et puis voici les Maille en deuil, dont le cadet, Maille-Leblanc, est filateur, et le benjamin, secrétaire en chef à la Mairie : ils perdent leur aîné le chanoine septuagénaire Victor Maille, doyen du Chapitre, rue des Anglais, 10.

Non loin de là, autre deuil, rue de l’École-de-Médecine , 12 : y décède subitement, à 59 ans, un ex-officier de marine, Augustin Dérodé-Jamin, époux de Marie Amélie Fournier, laissant une fille qui devait épouser, en 1898, un de nos artistes musiciens les plus aimés, Ernest Lefèvre. Seront témoins à l’état civil : l’avocat Dérodé et le négociant en laines Charles Billet, voisin au 15, rue du Cardinal de Lorraine, là même où s’installera plus tard la firme de tissus Prieur, Colas & Mellinette. Dérodé-Jamin était originaire de Thil.

Un gros homme, de haute taille, à face melliflue, coiffé de blanc comme un pic alpin, Henri Midoc, personnalité des plus reluisantes de notre échevinage rémois, décède d’apoplexie à l’âge de 63 ans, rue du Carrouge, 22.

Depuis 1842, ce basochien lettré et spirituel remplaçait un de ses frères au greffe du Tribunal de commerce. Au Lycée, on le citait en sa prime jeunesse comme un des espoirs de la philosophie : en 1833, le grassouillet et rose Midoc avait obtenu le prix de philosophie. Il le mérita toute sa vie, car il a donné l’exemple du plus parfait quiétisme dans les remous qui agitèrent ses contemporains et sans se départir de cette maxime des plus recommandables : bien faire et laisser dire.

Replet et jovial, il attirait le sourire sur le visage de son interlocuteur, dès le premier contact. Il fut un adjoint au maire des plus précieux ; l’Académie de Reims en fit sa coqueluche. Ces aimables caractères devraient être légion dans l’armée des bons vivants et ne jamais disparaître !

Mais l’outil sans cesse aiguisé de la répugnante Camarde fauche sans pitié les orgueilleux pavots comme les effacés bluets de la flore champêtre rémoise, et l’Académie de Thomas Gousset elle-même va tristement laisser tomber, à la suite de son Midoc, et dans les oubliettes du passé, tel de ses titulaires qui avait jadis « fen dé brout » dans le Landernau littéraire et chansonnier de la province de Champagne ; ce François Clicquot, – d’une clique renommée –, qui, à 83 ans, encore et à la veille de s’évaporer à jamais, fredonnait obstinément, sous les loges de la Couture et de l’Étape-aux-Vins, ses refrains à la Béranger, en faisant sonner, d’un timbre retentissant malgré sa sénilité chevrotante, les rimes plus ou moins adéquates au texte de sa muse bourgeoise et prolifique. Il habitait au 79, sous les arcades de la place d’Erlon, – ces Champs-Élysées hospitaliers.

Futé et calculateur, ce vieil homme qui ne voulait point mourir laissait à ses collègues un viatique destiné à assurer à son nom quelque pérennité, et il y réussit fort bien, car, tous les ans, au mois de juillet, le rapporteur des concours de l’Académie rappelle aux auditeurs silencieux, résignés et corrects, de ces cérémonies, qu’un Clicquot, – soulevons notre toquet ! – qui taquinait jadis la déesse des rimes, a légué un encouragement perpétuel à ses émules des générations à venir.

Ces prix littéraires ! En dira-t-on, pour complaire à d’aucuns, tout le mal dont on les accuse, ou pour d’autres, le bien qu’on en pense ?

Suggérons plutôt, quant à nous, cette idée faramineuse qu’il soit, dès 1928, inscrit au programme de ces concours destinés aux rimailleurs et aux bavards sous forme de la prose chère à M. Jourdain, un sujet discutant et controversant sur l’utilité des prix académiques provinciaux.

Probable que leur suppression désolerait ces aristarques de la critique bénigne que délèguent nos doctes sociétés aux fonctions de ménades satiriques, dont ils s’acquittent généralement avec une joie sadique et une ferveur diabolique des plus truculentes.

Le public en reste parfois pantois et les infortunés lauréats à jamais déprimés.

Quoi qu’il en soit, qu’on en rit ou qu’on en pleure, ces coutumes ont un charme vieillot qui repose de la vie trépidante actuelle et on les verrait s’évanouir avec regret.

La pluie de lauriers académiques, en 1877, n’a rien des averses précédentes. C’est l’éminentissime et pourpre Langénieux qui ouvre les assises de l’illustre aréopage, dont la présidence échoit de droit à l’avocat barbichu et flatulent Henri Paris, lauréat lui-même dès les origines, en 1842.

Ce royaliste émule de Cicéron et Démosthène, à qui ont été dévolues par le régime transitoire du Seize-Mai les fonctions de proconsul à la mairie de Reims, expose en une langue châtiée qui s’efforce d’être aussi peu rébarbative que possible, les mérites aveuglants de la Monarchie de Juillet et ceux des citoyens qui la représentèrent.

On est en pleine aventure politique, et ce sujet prime toutes les autres manifestations de l’activité cérébrale française.

La campagne électorale bat son plein, échauffée par les sarcasmes, les appels violents, les injures et les ironies réciproques de deux gazettes occasionnelles et de circonstance, l’une, le « Franc-Parleur Rémois », rédigé par le virulent pontife radical Eugène Courmeaux, enfant de Reims des plus passionnés, et le « Patriote de la Champagne », organe du champagnard et nouveau converti Louis Rœderer, sous la plume du bonapartiste Gaston Mitchell, rédacteur au « Pays ».

Le « Franc-Parleur », qui ouvre le bec dès le mois de juin, se le fait clore définitivement le 15 septembre par une lourde main et l’épaisseur d’une douzaine de billets de mille, amende judiciaire congrue et étouffante. Silence aux pauvres ! s’exclame notre ex-déporté de 1851, récompensé plus tard par un siège à la Chambre des députés et sa vice-présidence éphémère.

Les esprits sont enfiévrés et chacun prône, en toute occasion, ses opinions personnelles ou les préférées. Toutefois, ce qui doit arriver arrive à l’heure dite, comme le prophétise d’une voix de baryton, dans le Faust de Gounod, l’infortuné Valentin, frère de Marguerite.

Et ce n’est point l’homélie ou l’apologue de l’aigle d’Avenay qui changera quoi que ce soit aux volontés de la masse électorale, acquise à la République et confiante en l’avenir et les promesses de ses apôtres.

Le notaire Goda parle du descenseur imaginé par Defrançois, dit le père de la gymnastique, et de son ingénieux système destiné à faciliter aux sapeurs-pompiers le sauvetage et la descente à terre des cloches ou des êtres menacés par le feu.

L’inventeur est gratifié de la médaille d’or, – dont il ne s’était pas assez méfié, contrairement aux conseils du pamphlétaire N. David, rimeur aigri des temps passés.

Le médecin Maldan fleurit de lauriers verbeux le travail de Louis Paris, historien méticuleux d’Avenay, sa petite patrie.

Puis c’est Piéton, le simiesque Piéton, spirituel en diable ! Dont l’avoué et amusant mémorialiste Duval a dessiné cette rieuse et tourmentée silhouette d’avocat-Patru, que l’Académie a chargé d’appliquer les étrivières aux rêveurs élégiaques et aux rimeurs jérémiaques ou romantiques, ému-les essoufflés de ce vieux farceur Xavier Clicquot.

On ne rendra jamais un suffisant hommage au courage, au stoïcisme, à l’opiniâtreté, à la résistance de ces infortunés martyrs du régionalisme que tourmente la tarentule poéteresse, et dont l’effectif se renouvelle d’année en année malgré les hottées de brocarts, de moqueries, d’attentions et de conseils ironiques, enrobés de mélasse, déversées sur leurs têtes ingénues, tabernacle blanchi à l’eau de chaux où s’élaborent les miettes d’un talent en gésine, en quête de mesure et d’expérience.

En cette tardive réunion du 2 août, dans la salle du Tau, à l’Archevêché, devant un auditoire sélectionné, un de nos doctes académiciens rafraîchit le souvenir du passage à Reims, peu d’années avant la Révolution, du littérateur anglais Young, en déambulance vers les sites bernois de l’Oberland.

Young a raconté que, descendu en l’hôtel du Moulinet, – futur Lion d’Or –, vis-à-vis la tour-sud de la Merveille, où Charlotte, célibataire, attendait son Thomas, il y fit connaissance d’un de nos plus fameux pinots mousseux d’Aÿ, sur l’éloge duquel il s’étend.

« On me servit une bouteille d’excellent vin. Je suppose que le gaz concentré (Fixed Aie) est bon pour les rhumatismes, car j’en ressentais quelques atteintes ; et le champagne les a fait complètement disparaître ».

Avis aux intéressés ! Le traitement par cette méthode prit fin dès Châlons ou des mercantis en branche firent payer aux voyageurs ledit nectar au prix de 5 francs la bouteille, que l’honnête Moulinet, – ce ballot ! – dirait-on de nos jours –, livrait à 2 francs seulement !

Le tableau de présence à l’Académie pour 1877 révèle l’existence de quarante Rémois ou naturalisés des plus réputés, dont les noms appartiennent à la notable bourgeoisie industrielle, commerciale, judiciaire ou médicale de l’époque, à peine représentée de nos jours par une descendance fort réduite et vouée à l’extinction sous l’afflux hétérogène provoqué par les remous du désastre.

À ville neuve, population nouvelle. Que soient à jamais prospères ce Reims et ces Rémois d’apports et d’alluvions si mêlés !

Relevons quelques obédiences.

Léon Fanart, fondateur de l’académie musicale Sainte-Cécile ; le médailliste Duquénelle ; le vicaire général Tourneur ; Prosper Soullié, pédagogue de lycée ; A. Mennesson ; docteur Galliet, au couvre-chef à larges bords ; l’avoué Lanson ; le pétulant archéologue Charles Givelet ; le solennel politicien et médicastre Thomas, qu’un vœu non périmé de Piron avait réussi à pourvoir d’une belle barbe ; le fin Luton, aux yeux bridés et brûlants de mille feux sous ses lunettes d’or ; le pâlot et anémique Octave Doyen-Doublié, borgne philanthrope, auteur du plus célèbre clinicien que le monde entier ait jamais connu, le chirurgien Doyen, gloire rémoise !

Le bedonnant et granuleux curé de Saint-Jacques Jacquenet, futur mitré ; A. de Brimont ; le savant chanoine Cerf, frisé comme un tissu d’Astrakan ; le placide avocat Duchâtaux, plaideur d’affaires dont le teint rosit de jour en jour entre des favoris qui blanchissent du même rythme ; Alphonse Gosset, architecte nimbé et glorieux ; Simon Dauphinot, inscrit au martyrologe des maires de Reims avec Jean-Baptiste Langlet ; Lasserre, grand gueulard, avocat enflammé de la veuve et de l’orphelin, mangeur de ce cassoulet toulousain qui est la conserve alimentaire de son pays ; le médecin Lemoine ; le proviseur Lalande et son professeur de 3ème, Cornet, piston recommandable à ses bêtes à concours ; le terne abbé Butot, de souvenir éteint à jamais ; Alfred Werlé, fils de l’ancien bourgmestre de notre ville, sous l’Empire second, et qui s’apprête, par dépit électoral, – dit-on –, à secouer la poussière de ses escarpins sur le nez de ses citoyens ingrats ; le chasseur de braconniers et de lapins Jullien, magistrat à l’œil aussi dur que ses arrêts, historien cynégétique en ses nombreux loisirs ; et une escorte empressée et grisâtre de pédagogues aux lèvres pincées dont les noms demeurent enfouis sous les cendres d’un juste et impartial oubli.

N’oublions pas, avec ces as susnommés, leur secrétaire perpétuel Charles Loriquet, non plus que le jovial aumônier du Lycée, abbé Deglaire, futur archiprêtre de Notre-Dame, convive recherché des familles, ancêtre de Dodin-Bouffant, gourmet par excellence, comblé d’attentions et de chatteries, envié de ses vicaires, auxquels il mesure l’aubaine des fines bouteilles qui font la dîme traditionnelle des marieux cossus.

Après François-Xavier Clicquot, c’est un chimiste de valeur qui s’éteint, trop tôt pour la science, en son domicile rue Dieu-Lumière, 17, dans le voisinage de son gendre le pharmacien Damide, et du père Homo (Remi pour les dames), vieil instituteur chéri des enfants de Par-en-Haut, lequel habite rue du Grand-Cerf, 15, non loin du théâtre des marionnettes au père Barbier.

Jean-Baptiste Grandval était né à La Houblonnière, près Lisieux. À 17 ans ce Normand appelé à établir souche de Champenois, étudiait à Yvetot, et en 1825, apparaît en tête du palmarès au concours international des hôpitaux. Deux ans après, il est pharmacien et s’occupe à la fabrication des produits chimiques.

Marié en 1839, il réside à Berlin et s’y associe avec l’industriel Motand, exploiteur des bougies à la stéarine, marque « L’Étoile ». De Paris, où on le retrouve en 1843, il vient à Reims et s’y installe à demeure en 1847, aux titre et emploi de pharmacien en chef des Hospices. En 1848, on lui doit un appareil à évaporation par le vide. Depuis 1853, il était professeur de chimie à l’École de médecine.

Qui donc se souvient de Félix Devaux, pharmacien, rue du Faubourg-Cérès, à l’angle de rue du Cardinal-Gousset, décédé à 36 ans, à Chambéry, en l’Hôtel Milloud, rue de Boigne, 4 ?

On se rappellera plus aisément son épouse, Louise Grand’barbe, de Metz, qui se remaria avec le capitaine Bonnetton, du 132e de ligne, lequel prit sa retraite au faubourg de Laon, où on vint le chercher pour commander un bataillon du 46e territorial, avec sous ses ordres, deux de ses bons amis, les capitaines de terribles-taureaux Ernest Arlot et J. Saint-Aubin.

Quelle équipe, mes amis ! Et des meilleures parmi les bonnes.

Le commandant Bonnetton est inhumé à Voiron (Isère), son pays natal, et sa veuve, toujours pétulante, allonge une existence bien remplie à la pension de famille Saint-Joseph, à Avenay, en compagnie d’autres aimables jeunes-vieilles, Rémoises bon teint, dont Mme Vve Besnard, des Pompiers de Reims et de la Salle de ce nom et Mme Géry-Leclerc.

Très connu des bibliophiles le successeur des Brissart-Carolet et Brissart-Binet, ces mécènes de la volaille scribologique rémoise, le libraire Paul Giret, dont le fonds sera repris par l’érudit et fouineur Ernest Renart, décédé à Maisons-Alfort en 1921, à 85 ans.

Et voici des tout-petits : on les prendrait à la pelle, comme la poussière blanche de nos sablières d’en-bas le Jard !

Paul Vergniolle, gérant et concierge au Cercle littéraire, rue du Préau, où il meurt à 44 ans, remplacé par un gabelou d’octroi, Désiré Marlier, dont le beau-père, Basélide Henry, de Liry, était receveur à la Porte-Cérès : un vieux sanglier ardennais de la forêt bonapartiste, idolâtre des puissances, qui s’inclinait jusques à terre au passage du proconsul Werlé, même après la République et le Vingt-Quatre Mai.

Ah ! ce respect de nos ancêtres pour « les Autorités » !

Plus tard, ce même Marlier quittera le tablier du gérant pour le torchon du troquet, au 55, rue du Bourg-Saint-Denis, en cet étroit débit par le couloir duquel le piéton passait de la rue du Bourg-Saint-Denis dans la rue des Tournelles, et qu’on appela le passage Marlier.

Ce gros Adolphe Baillot, 43 ans, sous sa casquette à visière de cuir qui ombrait deux yeux d’épervier et un nez de faucon, avec une bouche en abricot fendu et un menton en banane.

Baillot, époux d’Adelina Braillon, fille de Bezannes, tenait un cabaret fort achalandé à l’angle droit des rues Cérès et de Cernay, où l’on faisait grande consommation de tripes où asperges chaudes arrosées de rouge et blanc de la Montagne.

Et cet autre troquet, buraliste au coin du Jard et de la rue Marlot, dont la bâtisse sans étage a échappé à la destruction de Reims, Théophile Pommelet, 48 ans, originaire d’Hauviné et époux de Catherine Daty.

Un des témoins de l’acte mortuaire se nomme Nicolas Antoine Godet, relieur, rue du Jard, 24 (aujourd’hui 34), d’où il envoyait à la presse locale le communiqué suivant, en démenti à cette assertion de voisins malveillants qu’à l’occasion de la procession de la Fête-Dieu, il pavoiserait avec un drapeau blanc : N’étant qu’un ouvrier, mon devoir m’oblige à ne faire aucune manifestation contre le gouvernement.

C’était à la fois un avis à ses congénères et la reconnaissance du privilège des classes moyennes et dirigeantes, concernant le droit de manifester des opinions subversives et contraires à l’ordre établi.

Ce Godet était un vrai type de dégénéré, maigre comme un matou en bordée sur les toits depuis des semaines, le chef branlant et l’œil chassieux, avec le cheveu rare et long, taillé à la casserole.

Autre signalement du même type, trouvé dans les « Souvenirs de la Maison d’École : Le Jard ». Godet, mâchant son éternel bout de cigare, jamais allumé, jamais éteint.

Et dans cette même plaquette de souvenirs d’entre 1860 et 1875, voici ce qu’on lit au sujet du père Mennesson, ex-chef de musique militaire, décédé en 1877, rue de Châtivesle, 35, à 66 ans. Mennesson était originaire de Festieux (Aisne) et avait épousé une Basquaise, Gratianne Etcharren : L’Harmonie des Frères du Jard fut fondée et conduite à ses débuts par un vieux pochard, clarinettiste et violoneux, lequel faisait marcher sa phalange bruyante et couacqueuse à coups d’archet, en sacrant, pestant, tempêtant, expectorant des chapelets de jurons, au scandale des maîtres congréganistes. Son successeur fut un soldat retraité, Hermenge sourd comme un pot, ainsi qu’il convient. L’Harmonie se recrutait dans toutes les écoles chrétiennes de la ville ; ses cadres s’honoraient d’ailleurs de parfaits instrumentistes, des flûtistes comme Souris, Ernest Kalas, Rocher, Edmond Dupont, des basses en si bémol comme Gehrès, des pistons comme Émile Sistel. Les baguettes de petites caisses étaient aux mains des Lamiraux et des Baudelot le frisé, Lefeuvre y tapait la grosse caisse, Jules Machuel les cymbales. Un bugliste émérite, Clovis Mailland, y pleurait de façon magistrale le Miserere du Trouvère et autres macaronis musicaux. Mailland s’est transformé en ténor d’opéra. Après avoir soufflé le Miserere, il le chante. Progrès ? Ou réaction ?

Salut aux mânes de Corbeau, fonctionnaire géant dont l’emploi de tout repos consistait à vérifier officiellement les poids et mesures, mort d’embolie devant le prône de la charcuterie Solus, rue Neuve, 6.

Par quelle suite d’avatars ce Boulonnais du Pas-de-Calais, fils d’un Corbeau-Chaudron, avait-il atteint ce sommet administratif ? mystère et incarnation du fonctionnariat que sondent seulement les initiés !

Le père Gosse se meurt, le père Gosse est mort ! Qu’es aco ? Louis Gosse-Bidault, ancien boulanger, 77 ans, rue de l’Arquebuse, 8. Originaire de Banogne-Recouvrance, il a un neveu, boulanger comme lui, rue Saint-Symphorien, 19, dont les pains au lait à un sou sont exquis au sortir du four et dégustés à jeun, le matin, en allant au bureau ou à l’atelier.

Casimir Godin, du Bourg-Saint-Denis, n’en fera pas de meilleurs. Et bien ! ce vieux Gosse, en sa haute taille recourbée, efflanqué et le profil en casse-noisette, avait ceci d’original qu’il n’allait encaisser ses loyers à domicile qu’en redingote noire, souliers à boucles et chapeau de soie, – ni l’un, ni l’autre, par exemple, de première fraîcheur.

Sa silhouette traverse un champ de notre vision assez rétréci : l’intérieur étroit et allongé d’une cour mal pavée et aux lieux d’aisance malodorants d’un immeuble sans étage et situé au numéro 28 d’alors, rue du Jard.

Le passant pouvait encore, ces temps derniers, fouler d’un pied discret des herbes folles de cette cour, encadrée de sordides constructions que l’obus boche ménagea respectueusement, ou ironiquement, ou diaboliquement, mais que les intempéries de cinq années de guerre sauvage et huit années de paix inquiète ont dépouillées de leurs toits à tuiles camoussies .

Un de ses contemporains et fidèle locataire, Claude Aumont, ex-colonial de l’Empire premier, soldat sous « Napolon », de peigneur de laine devenu rebatteur de matelas, puis bobineur d’échées au service du retordeur Lecreux, acquittait régulièrement, ès-mains tremblantes de son proprio en grande tenue, les vingt francs de son loyer trimestriel, économisés sou à sou et serrés précieusement en la grande armoire de chêne familiale, avec le linge blanc, et fleurant l’iris de la lessive.

Une chambre sur terri, avec cheminée, porte et fenêtre, plus un grenier, donnait en ces temps motif à location verbale annuelle de quatre-vingts francs !

Deux notoires affiliés à la libertaire corporation des trieurs de laine se laissent choir dans la barque en forme de tombereau maniée par le noirâtre et lugubre nautonier du Styx, adjudicataire des gadoues de la Camarde. Tantôt dépotoir, tantôt char d’apothéose, cette barque infernale !

Remi-Hubert Larquay, dit la Terreur des chantiers, mangeur de chiens, de chats et de rats, brute infiniment divine, suppôt idolâtre de Bacchus, Rethélois vomi par sa ville natale, qui décède, nullement assez tôt au gré de ses pacifiques plonquets à l’âge de 55 ans, et dans cette rue si populacière du Ruisselet, vulgo Rousselet.

En pendant consolateur, cette effigie d’un bonhomme inoffensif gagna le nom de Louis Gonel, qui accumulait dans son grenier, au n° 5 des Poissonniers, un amas hétéroclite de balayures des rues : boîtes à cirage ou conserves, seringues de plomb, paniers à harengs, clysopompes à ressort, baleines de corsets, boutons de culottes, papier d’étain en boulettes, verres et cristaux morcelés ou fendus, ronds de serviette et capsules métalliques ou en bois ouvragé au couteau, – au résumé, tous ces débris de la vie domestique qui font le beurre des chiffortons crocheteurs et enhottés.

Cet original sexagénaire, fils des Gonel-Nolin, – qui, sans doute, n’avaient pas rêvé d’une telle progéniture ! –meurt isolé, au fond de sa cour, comme une taupe dans son trou.

On sait, – ou on l’apprendra –, que le trieur de laine se revêt au travail d’un costume spécial indiqué par le rituel de la profession : sarrau en toile bleue, – l’ouvrier parisien appelle ça une cotte –, et une culotte ou pantalon de même étoffe et couleur, appelée salopette.

L’été, ce vieux Gonel aux gestes lents et menus, pourvu d’une voix onctueuse, paterne et bénisseuse à la Jules Simon, relevait sa salopette à hauteur du genou, dévoilant ses tibias maigres veineux et pileux, appliquait une compresse froide sur son crâne dénudé, couronnement d’une face glabre fleurie de boutons carminés.

Par quel enchaînement de relations les sculpteurs gothiques Wendling père et fils, habitant au 12, rue des Anglais , proche la Merveille dont ils sont les cabochons animés, furent-ils les témoins attristés de cette fin sans gloire, ni fracas, dont aucun écho ne vibre sur la peau du tambourin rémois ?

Imaginèrent-ils au moins qu’il eût été généreux de leur part de prendre un moulage de ce faciès tarabiscoté, au front bas et asin, digne d’être reproduit sur les flancs de la cathédrale ou exposé dans quelque musée d’horreurs jamais réalisé ?

Disons adieu au treillageur Pascal Déquet, rue des Capucins, 38, fils aîné de feu le charpentier orainvillois Déquet-Coutier, qui sciait de long au 23, rue du Jard, il y a 50 ans.

À l’horloger Pierre Mandart, bossu pétrifié sur sa loupe, gnome aphone et détaché des grandeurs de ce monde, fils de ces Mandart-Gérusez qui tinrent haute et ferme, aux temps héroïques de la seconde République, la bannière des Compagnons du Tour de France, en leur cabaret clubiste et social des Volets-Verts, rue Neuve, côté gauche de ses premières maisons, la même où s’élève l’établissement de nuit dit Hôtel Gambetta, où l’on foxe-trotte et jazze-bande dur et ferme, sous les grimaces du voisinage.

Que le diable emporte les Yankees importateurs de ce tam-tam pour nègres du Colorado, ou runners de la Pampa, et ce sacré Schneiter, voisin sans entrailles !

Par désespoir de la mort du père Mennesson, un ex-directeur de l’équipe d’enseignement primaire des Frères au quartier de la rue Large, le frère Narsès, alias Régis Bouthéon, se laisse abattre à Laon par la faux meurtrière du temps. Les anciens élèves de cette école, qui s’élevait sur l’emplacement d’un corps de garde de la Garde nationale, à l’angle de la rue Jeanne-d’Arc faisant vis-à-vis à la Loge maçonnique, ont gardé un bon souvenir de ce franc luron en robe de bure et en bavette blanche qui ne répugnait point à déguster, en catimini, avec son camarade Mennesson, la goutte de l’amitié, soigneusement dissimulée dans le coffre de sa chaire à enseigner, – case à liqueurs copieusement garnie et renouvelée toujours à temps, sans que les autorités académiques, pédagogiques ou religieuses s’en soient jamais douté.

Un Masson-Masson, de la dynastie des faïenciers de la place des Marchés, lâche vaisselle, verres et poteries, frappé d’apoplexie.

Un modeste libraire papetier qui tient boutique sous l’ombre profonde des arcades de la rue de l’Étape, au n° 19, disparaît à son tour : Morlot-Chevalier, de Langres, frère de l’hôtelier Eugène Morlot, au 29 de la rue Buirette. En lui s’éteint le meilleur ami de Roppé-Sculpfort, ex-tailleur et marchand d’habits portant enseigne peinte à l’angle de la place d’Erlon, là même où Lallement a construit son hôtel meublé. À l’autre angle, vis-à-vis, où se trouve la brasserie du Lion de Belfort, s’ouvrait la boulangerie pâtisserie de Destable, aux darioles dominicales réputées.

Le 25 septembre, on pêche dans le canal un cadavre piteusement fileté de mousse et d’algues vertes, un corps triste et amaigri, aux yeux éteints, à la bouche tordue et bavante, ayant enveloppé l’âme déçue de Georges Closset, séparé d’une épouse volage et cruelle, Ombéline Mulot, et qui était le fils unique de François-Joseph Closset et Lambertine Jourdan, épiciers et débitants de boules de liqueur, au 7 de la rue du Jard.

Fin déplorable d’un serrurier du même quartier, Victor Douté, victime d’une absorption exagérée de sel de Sedlitz, laquelle l’avait rendu aveugle.

À son propos, il nous revient la vision d’un alcoolique devenu criminel, un nommé Petit, qui, armé d’un mauvais pistolet de plomb et posté au seuil de l’épicerie Petit-Rousseau, 37, rue du Jard, vise la silhouette de son épouse, entr’aperçue à la fenêtre d’en face, derrière la clef de bois qui sert d’enseigne au serrurier.

Il appuie sur la gâchette : des vitres brisées ; une chevrotine dans l’œil d’une innocente fillette, Mathilde Cocâtre, fille du cordonnier voisin : l’arme défectueuse avait éclaté dans la main du meurtrier, la lui déchirant affreusement.

À la fontaine publique vissée devant le n° 26, même rue, – enlevée prématurément en 1925 à l’affection des habitants et des chiens du quartier –, le blessé lave sa plaie, surveillé par les sergents de ville Hannequin et Germain.

De nos jours, par ces temps de brownings perfectionnés et mis à portée de tous les âges, tous les sexes et toutes les bourses, nul déboire de ce genre n’est à redouter pour les tireurs à la cible humaine, mais tout pour le polichinelle visé !

Progrès, progrès ! On désarme les soldats, mais on arme les civils. Les tables sont retournées, sens dessus dessous !

Pour les fontaines publiques et l’eau gratuite, n’en faut pas davantage ! On les supprimera. On a présumé que les chiens n’auraient plus jamais soif, non plus les chemineaux. Ceux-ci ont la ressource d’entrer chez n’importe lequel de nos 1.200 sympathiques bistrots, toujours en attente du client altéré et non moins sympathique, et que la nature a placés à tous les coins de rues pour y débiter les remèdes préventifs contre la soif.

Mais que deviendront nos infortunés cabots lécheurs de ruisseaux ?

La réapparition de la rage dans nos murs et des chiens muselés par ordre municipal, apparaissent comme le corollaire obligé et aveuglant de cette mesure, dont nos hygiénistes officiels ont apprécié le mérite, et les plombiers aussi, puisque de la sorte les bâtisseurs d’immeubles sont tenus d’assurer une canalisation d’eau dans chaque immeuble. Avers et revers de toutes les médailles !

1878

Voici maintenant le défilé des ex-heureux de ce monde qui, tous ou à peu près, espéraient hier en une survie encore plus heureuse. Le Juge Suprême établira leurs comptes et l’inventaire ne sera pas faussé.

Élisabeth Anne Heidsieck, 35 ans, née à Reims, mais demeurant à Sedan, où son mari Charles Auguste Goulden était pasteur protestant, décède le 29 juin, à Badonviller. Elle était la fille de Guillaume Heidsieck et de Amélie Louise Victoire Walbaum.

Jobart-David mourut le 26 juillet, à 9 heures du matin, en son vieux logis de la rue de Talleyrand, 5. Il avait vécu 82 ans d’une vie commerciale passablement agitée, ayant subi les variations atmosphériques du baromètre des affaires en vins, – cerclés ou en bouteilles.

Né à Hermonville le 21 novembre 1795, il était venu à Reims fort jeune et y épousa Nicolle Remiette David, sœur de David-Lacaille, entrepreneur de bâtiments et ex-capitaine des Pompiers rémois en 1814, dont on trouvera l’histoire locale dans certain manuscrit primé en 1921 par l’Académie de Reims, portant le titre : Un Gallo-Romain de Reims, Nicolas David (1822-1874).

Jobart était l’oncle par alliance de ce Nicolas David, ancien élève des Bons-Enfants, prote d’imprimerie à Paris chez les Dubuisson, rue Coq-Héron, 5, après avoir été apprenti typo en sa ville natale chez Luton l’imprimeur de la rue Royale.

Ce David fut l’inspirateur et l’éditeur de la collection de livres dite : « La Petite Bibliothèque Nationale », in-16 à 0.25 fr. sous couverture bleue.

Ces petits volumes ont été le vade-mecum de la jeunesse studieuse entre 1863 et 1900, et nos potaches y trouvèrent à foison et à bon marché les éléments de leurs versions grecques ou latines.

Jobart était un grand gaillard, vivant et gai, léger de caractère comme un vrai fils de la Gaule, et, courtier en vins de Champagne, passa par des hauts et des bas qui ne modifièrent en rien sa bonne humeur et sa vision optimiste des choses.

En rôdant çà et là entre les tumulis de notre Cimetière du Nord, dirigez-vous vers le large champ funéraire, canton 8, – réservé à la sépulture des Payard ; vous y trouverez adossée contre un sapin à demi-mort, une pierre tombale ébréchée où vous retrouverez gravés les noms de ces David, de ces Jobart et de ces Lacaille, anciennes familles rémoises désormais éteintes, ou sur le point de l’être, car le dernier des David, habitant à Neuilly-sur-Seine est, quoique encore vert, déjà plié sous le fardeau du septuagénat, et dame ! on n’est pas immortel à Neuilly plus qu’à Reims.

Jobart-David était le fils de Jobart-Lefèvre. Témoignent de son décès à l’état civil : son neveu, Simon Augustin Jobart, meunier à Hermonville et Émile Degand, représentant en épiceries et comestibles, rue de Talleyrand, 5, son locataire.

Un Landais originaire de Dax, monté en graine et venu à Reims peut-être sur échasses, Hippolyte Puys, 63 ans, hier encore directeur à la Maison de Retraite, où l’on possède son portrait à l’huile retrouvé intact après les bombardements, et qui orna la chambre servant d’asile à notre respecté maire, Jean-Baptiste Langlet et à son épouse Louise Marie Lévêque vénérés octogénaires, hier encore des nôtres.

Jean Victor Allognier, lansquenet de Vulcain, septuagénaire, et qui pendant soixante ans souleva le marteau du forgeron sur une enclume aussi solide qu’un crâne de diplodocus, se laisse abattre à son tour. C’était un fier luron, aux muscles invincibles, qui finit ses jours au foyer de son gendre Nicolas Bigot, marchand de laines.

Ce nom nous rappelle celui de Léonce Samien Camus, comptable, âgé de 35 ans, en 1878, et habitant rue Saint-Étienne, 18. Au service de Nicolas Bigot, il devait passer deux ans après à celui de Henri Picard-Goulet fils, rue Cérès, 61.

Une femme de bien, mais maîtresse-femme, à notre goût trop germanisée puisqu’elle était native de Landsberg en Bavière, Élisabeth Henriette, baronne de Peckmann, fille de Jean Népocumène et de Henriette de Ehrenmelchtal (un temps, pour respirer !), décède au Bon-Pasteur, dont elle était la supérieure... au pas de parade sans doute ?

Que vient faire en cette affaire Jacques Mériadec Langlois, secrétaire à la Banque de France, rue de Pouilly, 16 ?... Probablement chargé des affaires particulières de la baronne bavaroise ? Dieu ait leurs âmes ! malgré von Tümpling et von Plattenberg, bourreaux de Reims en 1870 et 1914...

Une autre Élisabeth, mais bien française celle-là ! s’en va aussi, comblée d’années : demoiselle Cordier, veuve de Louis Étienne Cerf et mère de l’abbé Cerf, qui s’éteint à 82 ans chez son fils, rue du Cardinal-de-Lorraine, dans ce bel immeuble à porte cochère situé à l’angle de la rue d’Anjou, en alignement de la rue des Tournelles, et où logea plus tard le notaire Peltereau-Villeneuve.

De service ce jour-là le beau Noblesse, déjà âgé de 68 ans et dont les bureaux d’huisserie sont au 24 du Bourg-Saint-Denis, et le graveur Charles Wéry, rue de Pouilly, 8, tous deux amis intimes de notre prêtre-sacristain à Notre-Dame et célèbre annaliste rémois.

Armand Louis Gerbault, ex-marchand de laines, et non des moindres, un grand gaillard sec et net, 76 ans, rue de la Peirière, 27, à l’Hôtel des Postes. Né à Sapicourt de Clément Gerbault-Coutier et époux de Félicie Sibire.

À Nice meurt de la poitrine, à 38 ans, Léon Bley-Dardouillet, fils de Bley-Bourgeois.

La célibataire Virginie Cullotteau, rue de Contrai, 19, née à Cauroy-lès-Hermonville des Cullotteau-Lacourt. C’est son héritier Élie Cullotteau, 27 ans, rue de Bétheny, 12, clerc de notaire, qui se charge des honneurs de son inhumation, et tient encore en 1927 la promesse faite d’entretenir soigneusement le tombeau de famille au Cimetière du Nord.

Élie en a vu des vertes, comme on dit, pendant la Grande Guerre, car il s’était bien malencontreusement fourré dans un guêpier en allant séjourner à Bruxelles à la veille de l’invasion.

Revenu à Reims, il contribue avec nous autres à prolonger les visions d’un passé qui commence, hélas ! à s’embuer des brouillards de l’oubli, – gaz des plus toxiques qui sert à point nommé l’égoïste indifférence des générations nouvelles.

Une autre vieille bonne femme, octogénaire elle aussi, comme il est de règle chez ce sexe auquel nous devons nos chères mamans et qui, n’ayant abusé ni du tabac ni des liqueurs fortes et de bien d’autres éléments de désagrégation, jouissent jusqu’à la dernière goutte du fluide vital, et ne s’en vont réclamer leur part de paradis qu’avec résistance et regret : Jeanne Claude Louise Strapart, veuve de Liénart Arlot et fille de Strapart-Dailly, rue de Pouilly, 5.

Son notaire et parent J. Perseval, place Drouet-d’Erlon, 86, se chargera de la liquidation de cette importante succession, fort curieuse et intéressante pour ses vieux meubles, vieux portraits et vieux papiers.

On rencontre çà et là un octogénaire parmi nos concitoyens du sexe fort, tel cet Alexandre Martin Geoffroy-Troyon, rue de la Tirelire, 19, fils de Geoffroy-Marlemont.

Ses deux fils sont bien connus à Reims : l’aîné, Jacques, âgé de 52 ans, fut libraire, et c’est chez lui que le père Geoffroy termine ses jours ; le cadet, Victor, 31 ans, a repris la librairie familiale place Royale, 5, après avoir succédé à Pierre Dubois, en 1868, comme gérant de l’Imprimerie Coopérative, rue Pluche, 24.

Notre jeune ténor d’opérette, étoile aux Folies Dramatiques, Max Simon, perd l’auteur de ses jours, Augustin Nicolas Simon-Guérin, 61 ans, né à Juniville (Ardennes), de Étienne Simon-Tandard. Le brave homme était marchand de charbons en détail, – à Paris, on l’eut étiqueté bougnat (de charbognat, dérivé de charbonnier) – rue Neuve, 107, où sa femme vendait fruits et légumes. Sont témoins ses copains des beaux jours : l’agent de police Pérotin et l’apprêteur de la rue Saint-Julien, Nicolas Baillard.

Un petit effort et Alice Delamotte décrochait ses 80 ans au cadran de la vie ! Son vieux, qui a 82 ans, François Henriot, rue de la Peirière, 2, se résoudra difficilement à accepter la tristesse d’une telle séparation, après tant d’heureux jours écoulés côte à côte, la main dans la main, les yeux dans les yeux.

Qui soupèsera à sa juste densité le chagrin des vieillards à l’heure où la mort brise des liens aussi solides ? Ah ! cet arrachement des vieux cœurs aimants ! Combien de ces couples exemplaires préféreraient disparaître ensemble pour n’avoir pas à gémir et se consumer en regrets inutiles dans une survivance vide de tous espoirs, presque de toutes consolations ! La défunte était fille de Delamotte-Barrachin et mère de Louis et Ernest Henriot, – famille des plus considérables et considérées de la cité rémoise.

Le fils de Houzeau-Muiron, et son successeur à l’usine de produits chimiques, impasse des Romains, 2, Jules Houzeau, veuf de Mlle Besnard du Val, décède à 48 ans, laissant une lourde succession à son frère Paul.

Et puis c’est le tour de départ pour ce vaillant serviteur de la laine, Jules Picard, frère de Paul Picard-Goulet, que la mort a pointé de son auriculaire décharné avant qu’il eût atteint ses 60 ans. On ne le verra plus arpenter nos rues de son pas alerte et vigoureux, nanti d’une copieuse marmotte à échantillons sous enveloppe de papier bleu, – les petits paquets de chicorée ! – toujours souriant, toujours ayant aux lèvres un mot amical pour ses collègues, ses concurrents et ses clients. Jules Picard était originaire de Sampigny (Meuse), fils de Joseph Saintin Picard-Dalle, et époux de Louise Leblanc.

Une femme dont le souvenir ne périra pas à Reims par l’occlusion de ses œuvres philanthropiques, de ses liens familiaux et de l’hommage que la cité lui rendit en donnant son nom à une place publique du 4e canton : Joséphine Amélie Doublié, 42 ans, née à Bétheny de Joseph Doublié-Navelot, lequel s’était enrichi en spéculant sur les terrains rendus libres par la démolition de nos remparts. Cette femme remarquable, à l’intelligence supérieure, au cœur d’or, était l’épouse du docteur Octave Doyen, maire de Reims et la mère du célèbre chirurgien, Eugène Doyen, dont la renommée fut universelle.

Le sculpteur-figuriste, disons médaillonniste à la Pottier, Eugène Bertozzi, place des Marchés, 40, qui avait modelé le plâtre de Mme Doyen-Doublié, est témoin du décès, à l’état civil, avec Henri Théodore Soullié, rue du Petit-Four, 21.

Prennent place à leur tour dans la ronde macabre et en cette farandole lugubre des trépassés qui s’en vont en emportant une parcelle de nos âmes et de nos pensées :

Jean-Marie Philippot-Mélin, surnommé dans la laine : Jean-Marie Farina, par un rapprochement fantaisiste de ses prénoms avec ceux des distillateurs de Cologne dont les produits pharmaceutiques et capillaires faisaient fureur en France il y a un demi-siècle, à peine déclassés et dégommés de nos jours par un heureux rival, Pivert.

Jean-Marie Farina II était natif de Fresne, près de Reims, pays d’origine d’une personnalité fort connue des Rémois et encore bien vivante de nos jours, Gustave de Bohan : il habitait au tout neuf boulevard Gerbert, dont les bâtisses sortaient à peine du sol de nos remparts abattus dès avant 1870. Son fils, Charles Victor, rue du Barbâtre, 53, et son gendre Jean Arnould Millet, rue Ponsardin, étaient fabricants de tissus.

Le menuisier Jacques Puce, un de nos cent kilos de la génération du second Empire, qui devait engendrer d’autres cent kilos, fils et petite-fille, meurt d’une mort naturelle, et sans qu’intervienne la moindre congestion cérébrale, à l’âge de 66 ans.

Il était fils de Puce-Sibille, et veuf d’Émilie Notaire. Son fiston Désiré, menuisier comme lui, habitait rue de Contrai, 36, auparavant même rue, 6.

C’est à ces deux gaillards que la modeste voie pavée qui fut aux temps mérovingiens le fossé de circumvallation de l’ancien Durocort, dut le surnom de Rue aux Puces qu’un chroniqueur facétieux lui appliqua en 1921.

À la suite d’une opération chirurgicale, – bien réussie comme toujours, mais avec suites fort souvent mortelles –, succombe la jeune Mme Charles Laval, dont le mari est maître teinturier rues Brûlée et du Couchant. Elle était demoiselle Houlon (Marie Zélie), sœur de Jules Houlon, marchand de fers et quincaillerie, rue des Tapissiers, 24, et nièce de Félix Houlon, même profession, rue Bertin, 4.

L’Orléanais naturalisé Rémois, Paul Fortuné Tassin de Montaigu, marchand de laines rue de Vesle, 154, et époux de Aline Gillotin, décède à 79 ans.

Le fabricant François Vaucois, 51 ans, originaire de Vienne-le-Château, associé de Paul Hallier, décède rue Saint-Symphorien, 22, dans l’immeuble en briques récemment construit à l’angle de la rue des Cordeliers, où plus tard s’installeront des ateliers de confection de drap de troupe, grâce aux efforts du député Mirman.

Sous la trombe de fer et de feu qui a détruit quatre hectares d’habitations et d’usines dans le quartier rémois dit des tissus, il ne resta plus trace de cette bâtisse à étages dont l’effort de conception n’avait pas infligé méningite à l’architecte qui en fut chargé.

Enfin, gardons-nous de négliger le passage de vie à trépas d’une industrielle rémoise très estimée, Henriette Célina Hourlier, associée au fabricant de ce nom, rue Sainte-Marguerite, dans l’ancien hôtel seigneurial des Thiret, laquelle célibataire et sexagénaire, originaire de Neufchâtel (Aisne) était issue des époux Hourlier-Leuzière.

Saluons à cette occasion, Adolphe Sacy, que les Rémois ont encore le plaisir de rencontrer dans nos rues et qui avait ses 42 ans bien sonnés en 1878, alors qu’il était au service de la défunte, et demeurait dans l’étroite rue de la Gabelle, au n° 7. À ses côtés témoignent de ce décès, Ambroise Varlet, son collègue, 41 ans, rue de Vesle, 14. Tous deux compteront au nobiliaire industriel de Reims, à la fortune et à l’industrie duquel ils furent appelés à contribuer pour leur bonne part, après avoir gravi les durs échelons qui élèvent les salariés au patronat.

Au titre mortuaire, les registres communaux insèrent, à la date du 27 décembre, le nom de dame Lhote-Favréaux, rue de Contrai, 24, – dernière victime de la Camarde dont le nom ait pu être porté, en l’an 1878, au tableau de chasse de cette horrible commère, dont ni la science humaine réelle, ni les sciences occultes fantasmagoriques ne viendront à bout.

Seule, la fin des mondes est susceptible de provoquer la fin de la mort...

Quand les dieux seront morts, que les globes ne seront plus que poussière inanimée voltigeant dans les immensités vides et que l’éther lui-même se sera évanoui dans l’absolu néant, alors, il faudra bien que tu te résignes toi-même, ô cynique et cruelle, parfois bienfaisant bourreau des êtres, à mettre un point final à la tragédie des mondes. Alors toi aussi, mort, tu mourras... comme le plus minuscule de nous tous, brin d’herbe ou poussière humaine !