F - Correspondance avec Armand Dutertre

Correspondance entre Armand Dutertre et Eugène Dupont sur les dernières années de sa vie.

Extraits du Panorama de quelques âmes rémoises.

Récit par Eugène Dupont de la fin de son ami Armand Dutertre, cet acteur de cinéma qui termina sa vie, à Nice, dans la misère.

ARMAND DUTERTRE

1854-1932

De Armand Dutertre[1].

Nice 3 février 1920.

Villa Ida Pier, avenue des Sources à Saint-Maurice...

Que de choses à vous dire ! Tout d'abord, ma femme n’est plus, morte en mai dernier après trois longues années de souffrances, dans un asile d’aliénées.

J’ai souffert tout ce qu’on peut souffrir ; et cependant, je vis toujours.

J’ai, pour ainsi dire, quitter le théâtre. Je fais du cinéma tant que je peux, car cela rapporte, et je ne suis plus que professeur.

Cette année, ici, à cause de la cherté de la vie, et tout le monde se restreignant, je n’ai pas beaucoup d’élèves, mais ils reviendront. L’année dernière, j’en avais plus de cinquante, car je suis professeur au Conservatoire de Nice et aux deux lycées.

Je joue avec mes élèves de temps à autre, pour ne pas perdre tout à fait mon assiette ; mais, au vrai, je ne suis plus en activité de service.

On m’a beaucoup entendu à Nice pendant la guerre, à toutes les fêtes pour les Poilus, à tous les concerts de bienfaisance. Ma réputation est faite et je vis sur elle : je suis le professeur estimé et apprécié ici et je crois que lorsque la paix sera bien assise, et tout remis en or, j’aurai une situation tranquille et indépendante, et suffisamment lucrative pour mes vieux jours…

J’ai souvent écrit à Koza, mais il ne me répond jamais. Je suis las de voir son indifférence envers un vieux camarade d’enfance, qu’il a obligé jadis et qui lui en est sincèrement et profondément reconnaissant. M. Perrichon s’attachait aux gens qu’il obligeait par les services qu’il leur rendait. Moi, je suis plein de gratitude pour ceux qu’il m’a rendus, mais Koza qui est un excellent garçon au fond, est très affairé.

Je ne lui en veux pas, mais j’en suis tant soit peu mélancolique. Si vous le voyez, ne lui parlez de rien ; cela ne changerait pas sa manière, et il m’en voudrait peut-être de la bien légère plainte que je me permets de hâler très doucement...

Croyez vous-même à une vieille amitié que la mort seule pourra, non démolir, mais rompre jusqu’à la « revoyure », là-haut.

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Fin décembre 1922[2].

Lettres de Dutertre à propos d’un séjour à Nice.

À Numa Aubert (ces lettres se trouvent ici en premières pages, voici en revanche, le dernier portrait que Dutertre ait fait prendre de lui. 1923, Nice).

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Cimetière de Cannes. Tombeau en marbre blanc, allée du Repos. Là est inhumé Armand Dutertre.

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Inscriptions : Alina Brzezicka, décédée à 79 ans, le 20 février 1880.

Marie Visina Plucinska, décédée à 37 ans, le 19 janvier 1887.A. de Plucinski, dit Armand Dutertre, ex-pensionnaires de l’Odéon, 1854-1932.

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Veuf, Dutertre avait épousé une ouvrière de fabrique, de Saint-Quentin, qui mourut à Nice, avant-guerre, et y fut inhumée.

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Il avait alors pris à son service une forte personne d’une quarantaine d’années, Jeanne, que nous avons appelé « la Cantinière », en raison de son coquet costume à tablier, coiffée d’un béret rouge. Elle avait le défaut d’aimer le vin rouge du Var.

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Dutertre à Nice, 1932.

Demande avait été adressée à H.G. Wells à Grasse, pour le prier d’aller voir Dutertre à Nice, en un moment où celui-ci est accablé par la vieillesse et la maladie, et a besoin d’être secouru. On sait que c’est par l’entremise de Dutertre que Wells fut mis en rapports avec l’écrivain anglais, à propos de ses Anticipations.

Réponse le 10 mai 1932.

Elle vient de Londres.

47, Chiltern Court, Clarence Gate N.W.I. Téléphone Welbeck 5544.

Mes meilleurs souhaits, mon cher Dupont.

Aujourd’hui, je suis chez moi ici.

Vendredi, je vais en Espagne pour faire une conférence à Madrid, au sujet de Money and mankind.

Je ferai un tour en automobile en Espagne, et vers le second semaine de juin, je retournera à Loupidou, Grasse, Alpes-Maritimes.

Je sera très heureux de faire la connaissance de M. Dutertre, s’il veut m’écrire en juin. Peut-être il me fera le plaisir de déjeuner avec moi à Loupidou. Et vous aussi si vous descendez quelquefois sur la Riviera.

S’il arrive que je visitasse Reims, je vous assure que vous ne m’échapperez pas.

Wells.

De Dutertre, 21 mai 1932.

Cher et vieil ami,

C’est avec une grande joie que j’ai reçu votre lettre du 17 mai. Pardonnez-moi ! mais j’ai cru, non pas un oubli total de votre part, mais à un arrêt momentané de votre pensée, sollicitée par d’autres préoccupations et des soucis plus opportuns. Ma joie a donc été grande, et je ne vous le cache point.

Quant à moi, j’ai été et suis encore très souffrant, et, pour mes affaires, elles n’ont pas encore marché cet hiver, mais là, pas du tout ! Est-ce crise financière ? je le suppose, mais je n’ai pas eu un élève de l’hiver ! Pas un ! et comme je ne vis que de mes leçons, vous voyez la situation : soucis, dettes, impossible de payer mon loyer (il habitait la Villa des Platanes, à Saint Barthélémy supérieur. Des platanes, chimères !).

Enfin, une vie tourmenté et miséreuse, et par là-dessus, la souffrance. J’ai eu une furonculose aiguë, guérie peu après, mais suivie d’un érysipèle, de boutons, gros et tourmenteurs à l’excès, car ils me produisent une démangeaison effroyable sur tout le corps. Les médecins y perdent leur latin, et je n’arrive pas à m’en débarrasser. Je passe des nuits blanches, et j’en suis affaibli d’autant. Voilà ma situation !

Je ne vous demande rien, sachant que vous n’êtes pas non plus un milliardaire. Si vous pouvez me prêter quelques centaines de francs, faites-le ; mais je ne saurais prendre d’engagement fixe pour vous les rembourser. Je ne sais ce que l’avenir me réserve ; je comptais sur deux ou trois représentations d’Athalie, que je devais monter avec le Cercle Molière, et cela m’aurait enrichi de 1 ou 2 billets de 1000. Le Cercle n’a pu rassembler l’interprétation nécessaire, et a remis la chose à l’hiver prochain. J’y devais jouer le prêtre Joad, un rôle fait pour moi que j’aurais rendu, je crois, d’une façon très possible. La chance a été contre moi une fois de plus.

Merci pour votre entremise près de Wells ; je ne manquerai pas de lui écrire avant le 15 juin, et serai fort heureux et honoré de faire la connaissance de ce très grand écrivain... Je ne manquerai pas de vous écrire au lendemain de ma visite. …..

Du même. Nice, 30 mai.

J’ai reçu votre envoi, et vous remercie du fond du cœur, de votre empressement à me venir en aide.

Je suis très touché de votre gentillesse, et surtout de la rapidité avec laquelle vous avez voulu me secourir. Cela prouve que vous avez gardé au fond du cœur le souvenir de notre si ancienne amitié.

Je ne manquerai pas d’écrire à Wells, au moment opportun. J’espère que, sur votre bonne recommandation, il daignera me répondre et me recevoir en son home.

Merci encore de tout coeur, et croyez à ma plus vive gratitude et à mes sentiments d’amitié les plus chaleureux, d’amitié, d’estime et de reconnaissance… avec les salutations de Marie-Jeanne (sa cantinière !), dont la santé me donne des inquiétudes, en même temps que la mienne. …..

Stupéfaction douloureuse ! Je reçois, jeudi 2 juin, courrier de 5 heures, un exemplaire de l’Éclaireur de Nice, du 1er juin, relatant la mort d’Armand Dutertre le 31 mai, et son enterrement à Cannes, le 2 juin, dans le tombeau où repose sa mère ainsi que sa première épouse.

Sa « dernière », à moi, est du 30 mai. Rien ne me faisait prévoir cette fin subite. Que s’est-il passé ? Déconvenue de ne recevoir que 100 fr. alors qu’il lui en aurait fallu 1000 pour le dégager du présent ? Et l’avenir ? qui sait ? comment savoir ?

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Le Nord-Est du 3 juin a publié de moi un article nécrologique. Tous les détails de cette fin de l’artiste ont été donnés par les journaux de Nice.

J’avais suggéré à Andrée Aubert (Veuve Laurent) d’aller voir Wells pour l’informer de ce décès, en même temps que des besoins possibles de Marie-Jeanne.

Elle écrit le 6 juin :

« Ma mère m’a transmis votre épouvante lettre, et je réponds avec la même émotion à votre appel si généreux.

Ma fille Marie-Hélène se rendra à Nice pour y voir Mme Dutertre, rue de Trachel, 38.

Vers le 20 juin, je me rendrai au Lou Pidou, où je parlerai, avec mon cœur tout d’abord, du cher ami que vous êtes pour nous, et de votre protégée... »

Le 9 juin, Marie-Hélène écrit : « … j’ai passé une heure à causer avec cette femme, qui m’a paru désemparée. Il y a deux ans qu’elle soignait M. Dutertre quand il est tombé plus profondément malade. Le docteur Peaudeleu aurait trouvé quelque chose à la vessie, car il y avait deux jours qu’il n’avait pas uriné ! Le médecin demanda qu’on l’emmenât à l’hôpital pour l’opérer. Ce sont ses anciens élèves qui sont venus le prendre, avec l’Ambulance du Foyer des Artistes de l’Opéra.

Quelques heures avant son départ, il a dit à sa cantinière : Marie-Jeanne... Marie-Jeanne... Je sens la mort ! Elle s’était efforcée de le rassurer, mais il était presque dans le coma quand on le porta à l’hôpital, et il n’a pas dû s’en rendre compte, heureusement ! Car il avait, de son vivant, demandé à mourir chez lui.

Donc, à Saint-Roch, on a essayé de l’opérer ; mais il n’a pas supporté l’opération, et il est mort quelques heures après. Marie-Jeanne n’était pas auprès de lui à ce moment.

Il était tombé malade deux ou trois jours avant sa mort, provoquée par une crise d’urémie. Il sortait souvent encore.

C’est la ville de Nice qui a payé tous les frais de son enterrement à Nice et Cannes. Il y avait du monde. Au point de vue pécunier, il n’a rien laissé, je crois, ayant dépensé beaucoup en médicaments et remèdes ces deux dernières années, et donnant trop souvent des leçons gratuites quand il voyait du talent chez un candidat.

Je sais que le loyer de la rue Trachel est payé jusqu’à septembre. – loyer de 700 fr. dont elle ne saura probablement où prendre le montant. Pour l’instant, elle déclare n’avoir besoin de rien, ayant de bons voisins ; mais, je la crois dans une situation précaire. Je l’ai trouvée dans un état de malpropreté et de désordre inimaginable, n’ayant pas perdu sa mauvaise habitude !

Elle compte rester à Nice. Dutertre a deux neveux avec qui il s’était fâché ; mais, je crains que les neveux réclament l’héritage et que la malheureuse se trouve sans rien.

Elle m’a demandé de la revoir dans une quinzaine ; j’irai volontiers, si cela est pour faire un peu de bien. Nous irons voir M. Wells, et vous raconterai cette visite (ces Dames n’ont pu le rencontrer). .....

La « Tablette rémoise » nº 42, deuxième série, contient des articles de journal en souvenir de Dutertre, avec un cliché représentant une scène de « La Danseuse Orchidée », film de Léonce Perret, tournée avec Dutertre, dans un rôle de régisseur de théâtre. Et des lettres diverses à son propos.

Dutertre avait pris goût à un envoi annuel de « maroilles » dont il appréciait les qualités alors qu’il vivait à Reims.

Il se plaint de la situation de l’artiste à Nice en 1932. « Les étrangers boudent, et, ici, on ne vit que d’eux. Les fêtes, les représentations brillantes ne les attirent plus, ni les dîners à 150 fr.

Marasme du commerce ; l’hôtellerie perd tout ce qu’elle veut ; les professeurs vivent de lézards empaillés.

Pas davantage de cinéma ! Le Ciné parlant, que j’attendais avec impatience, procure à des artistes comme moi le contraire de ce que nous attendions. Il y faut des capitaux énormes et introuvables ; on reste les bras croisés pendant que les Américains enlèvent toute la besogne, et que les Allemands travaillent pas mal de leur côté. En France, les capitaux se cachent et ne veulent pas comprendre que le cinéma devient une grande industrie...

Donnez-moi de vos nouvelles autrement que par l’envoi de vous admirables fromages, si bienvenu soit-il ! »

Lettre à Dutertre. Reims, 9 novembre 1922.

Dieu soit loué ! vous êtes de ce monde. Joies et espoirs ! on se reverra. Au pis, on s’écrira.

Ma femme s’est intéressée autant que moi-même à la lecture de cette lettre tant la bienvenue. Nous avons battu du cœur à l’évocation de votre passé, triste ou ensoleillé à ses heures, et de votre présent, un peu assombri, mais encore paré et riche de toutes vos qualités morales. Donc, vous êtes encore vert, et fort, et vaillant.

Non ! ne regrettez rien, Dutertre : vous avez suivi l’honnête voie sur laquelle nous marchions de concert, chacun de notre côté. On vit modestement, pauvrement, peut-être chichement, mais dans une lumière qui est le halo du bonheur moral.

Auriez-vous était si précieux à nos mémoires si vous aviez été un homme tout autre que celui dépeint par votre plume alerte et vivante, en ce langage parfait que du « tel qu’à la bouche » ? Allons, ça va ! Notre Dutertre vit : ce « papillon » envoyait à tout hasard à Nice n’était qu’un agent de renseignements.

Au surplus, si le temps n’avait pas été aussi mesuré pour votre ami Dupont, certain jour qu’il passait en trombe à Nice pour grimper la Corniche, atteindre Monte-Carlo et revenir à Cannes, en 80 à l’heure, vous eussiez vu sa vieille g... sympathique.

Je n’avais plus votre adresse en mémoire. Regrets ! toujours superflus, en telle occurrence. Il se pourrait que nous soyons hivernants à la Côte d’Azur ces mois à venir. Entrevoyons dès lors des joies excessives !

Vous écrire tout ce que j’ai à vous dire ? à quoi pensez-vous ! Au plus bref, sachez que nous sommes rentrés à Reims en août 1920. Je dus pour cette véritable faveur quitter un emploi rémunérateur à Paris, et nous vivons ici à l’état de rentiers au pain de seigle, d’un revenu à peine égal à celui d’un ouvrier manuel. Mais, on est déjà vieillot, donc assagi, et on vit d’un régime économique, quoique en pleine indépendance et liberté.

Du reste, le croirez-vous après ce qui précède ? Je travaille non moins qu’auparavant. On m’a attaché à une Commission de dommages de guerre, – labeur et mission intéressants pour un Rémois de mon acabit –, et avec de pâles émoluments, – pour les menus frais. Avec cela, nombre de services à rendre à la ronde, et je m’y complais. Puis, je noircis du papier en surnombre : l’abcès est crevé, il purule ! L’ex-Indépendant rémois, devenu régional sous un autre nom me dote de quelques colonnes, et depuis deux ans écoulés, je n’embourbille de mon texte sur des souvenirs locaux.

Si je vis, la « Famille Rémoise » englobera 1876-1900, et Dutertre, et Delétraz, maints autres y figureront.

Je suis dès lors presque dans les honneurs, et nage dans des eaux sucrées au miel. Ainsi, on gagne, à la Horace, la fin d’un monde.

Je suis en Reims, Reims est en moi ! Nous nous adorons mutuellement ; c’est un Paradis de la fin de nos jours, dans la boue, les décombres, la poussière, le cosmopolitisme le moins reluisant.

Nous avons retrouvé notre foyer debout, et avec du rafistolage, on a pu reconstituer le décor de notre existence antérieure.

Tous mes frères et beaux-frères sont réintégrés, vivants, – sauf l’un d’eux, non des moins chers, mon frère Désiré Dupont, qui m’a quitté en décembre 1921, à 68 ans. Gros chagrin, qui durera !

Davray et Mme sont venus ici il y a un mois, avant départ pour Londres : il est correspondant là-bas du « Petit Journal » à Loucheur, et secrétaire d’une ligue franco-britannique pour les régions dévastées.

J’ai revu Kozakievicz une fois, en novembre 1918, place des Batignolles, 2, et lui doit d’avoir pu visiter les ruines de notre malheureuse ville aussitôt l’armistice.

Camille Brulfer est dans les « peaux de lapin » de luxe, rue d’Hauteville, 56, à Paris. Il m’a remis, pour la Bibliothèque municipale tous les journaux et programmes théâtraux. Toujours un « chic » type !

Au revoir, Dutertre. Portez-vous bien.

Affermissez votre situation et, aussi dans ce que vous êtes l’un des plus braves et honnêtes hommes que j’aie fréquentés, dans ce monde presque irréel du théâtre de province.

Ah ! si l’on vous possédait ici ! que Reims serait intéressant à vous faire parcourir. Hélas ! c’est presque de la cruauté de vous parler de cette chimère !

J’aurai pu revoir, si j’avais connu à temps sa présence ici, le premier rôle femme de notre « Danton à Arcis », Clotilde Person, en tournée au Palais Rémois, ciné-théâtre nouvellement ouvert sur la place d’Erlon[3].

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Salle Marigny à Paris, on a créé un théâtre d’ « Action française » où le pensionnaire de l’Odéon, Armand Dutertre, eut à jouer le principal rôle dans « les Nuées », de Maurice Pujo.

Dans un compte-rendu, il est écrit ceci : M. Armand Dutertre, en penseur sociologue, qui n’a jamais écrit de livre pour ne pas limiter l’ « Infini de sa pensée », a dessiné avec originalité un type connu et trop fréquent» (F. N.).

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Autre lettre de Dutertre.

Nice, 22 février 1924

(Dutertre avait commandé à Reims, chez Perrot, 21, rue Colbert, un envoi de fromages dit « maroilles », c’est-à-dire « faits » ou « passés ». N’ayant rien reçu, il m’en parle, et je fais le nécessaire. Mon marchand, P. Thibault, de la Chanzy, successeur de la « mère Trousset », lui en enverra 4, dont 3, que je lui offre personnellement, et l’autre, à Grenier, ex-chemisier rue du Cadran-Saint-Pierre, habitant à Nice, et partenaire aux cartes de Dutertre, au Café de Lyon. Ces fromages coûtent 8.50 francs pièce, et pèsent 700 grammes.)

Le Carnaval vient de finir après avoir fait son entrée hier à Nice, sans que j’y eusse assisté. J’ai d’autres soucis et ce spectacle ne m’amuse plus depuis longtemps. La « Conquête » ou la « Poursuite du bonheur » dort dans mon bureau. Cette pièce en quatre actes sortira-t-elle jamais de son sommeil ? J’en doute, à moins que j’aille à Paris, et qu’elle profite de ce voyage inespéré. Je n’irai pas à Paris, mais peut-être en Amérique, donner une suite de « récitals » de poésie, – surtout au Canada, ex-possession française, dont les habitants ont conservé le vieux « parler » français du temps du Roi-Soleil. J’ai une personne amie qui s’en occupe sur les lieux mêmes, à Toronto, une des plus belles villes du Canada, et, si je puis réaliser ce projet, j’en serai heureux. Je n’irais que pour quelques mois, et rentrerais à Nice avec quelques bons billets, quadruplés par le change. Que voulez-vous ? la faim fait sortir le loup du bois, et, n’ayant pas l’espoir de sortir d’embarras dans le pays des fleurs d’oranger.

Ici, à Reims, nous avons eu une l’émotionnant plaisir de reconnaître la silhouette de notre vieux Dutertre, au Palais-Rémois, dans « Paternité », où il joue fort bien un rôle sympathique de serviteur dévoué et fidèle.

J’aimerais qu’il allât au Canada, mais, avant de partir, qu’il me confiât le manuscrit de cette pièce d’un auteur polonais, à la traduction et l’adaptation de laquelle je ferai des remaniements utiles, après l’avoir recopiée sur papier azuré. Travail important, dont j’aimerais à garder le fruit, et, si desséché fût-il, le réserver à l’héritier de mes inédits.

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De Dutertre, le 30 janvier, remerciements pour le trio de « maroilles » envoyé.

Plus que fin cadeau, à Nice, où l’on ne trouverait chez aucun fromager ce spécimen de « délicatessen » du Nord.

Que vous dire de moi-même ? Même état physique et moral, situation matérielle allant s’aggravant de jour en jour, les leçons donnant peu, et le « ciné » rien.

Il faut pouvoir attendre. Je le peux encore, et espère que la Providence viendra une fois de plus à mon aide et me tirera de peine. Dans ma profession, ce n’est pas comme dans les métiers, commerce ou industrie, où les besoins inévitables des clients assurent le pain quotidien à leurs fournisseurs, employés ou ouvriers, fonctionnaires, etc.

Je vends ce dont on n’a pas besoin urgent, ni précis, ni même nécessaire ; on m’achète comme bonbons, que dis-je ! moins encore ! Je ne suis même pas un superflu matériel, comme les dragées ; je suis un superflu moral, ce qui est bien pis.

Nice, dans quelques jours, va sauter, gambader, danser, s’esbaudir plus que jamais : c’est Carnaval qui arrive. Je suis vieux, je suis pauvre, et cette joie exagérée, forcée, presque de commande chaque année, m’assombrit, et souvent m’écœure. Les vieillards ont l’humeur sombre, se dérident difficilement, et je parle, bien entendu des vieillards heureux, fortunés, ayant leur pain assuré. Que dirais-je de ceux qui, comme moi, sont obligés, à 72 ans, de gagner leur pain quotidien, et avec quoi ? mon Dieu ! des leçons dans l’art du « Bien-Dire ». Quelle dérision, et quelles déceptions !

Je me rappelle mon professeur, ce grand Rey, de la Comédie-Française, dont la vieillesse fut bien autrement malheureuse que la mienne, et qui, cependant, avait un autre talent que le mien ! Alors, il faut se consoler, souffrir en silence, et regretter d’avoir dégonflé son cœur, même devant un ami comme vous, et d’avoir altéré inutilement quelques instants de sa vie paisible ! (Combien d’occasions, dans la vie, on a de regretter une fortune qui permettrait de refaire des heureux ! E.D.).

Le 6 de ce même janvier 1931, Dutertre, de la rue Trachel, 38, où il est descendu habiter, en quittant les Platanes, écrit :

…à moins de faire partie de ces collectionneurs de billets de 1000 qui meurent agrippés à leur argent, qu’il leur est interdit d’emporter dans la tombe, l’argent, si important qu’il soit, dans notre existence à tous, demeure d’importance sinon de valeur réelle dans les derniers jours qu’on passe ici-bas.

Je ne suis pas riche, pas même à mon aise, comme on dit vulgairement, mais mon bien-être passe bien après ma santé ; je ne puis manger qu’un bifteck, mais je puis être atteint de plusieurs affections douloureuses, sinon dangereuses. Je ne suis pas malade, mais j’ai vieilli : j’ai 77 ans contre vos 72, avec des rhumatismes et de violentes douleurs d’échine, des faiblesses dans les jambes. Et il me faut travailler !

Si ce n’était que donner des leçons : c’est surtout embêtant. Car on a affaire la plupart du temps à des gens peu doués, pas fait pour ce métier-là ; mais les leçons ne donnent pas, comme c’est le cas cet hiver, il me faut de temps en temps reprendre le collier de misère, et rejouer. Or, ce n’est pas commode à Nice où il y a de nombreux théâtres, qui tous sont assurés de leurs services par des troupes entières de comédiens engagés pour la saison.

Pas de place, pas de fissure par où se glisser ; et puis, professeur depuis quinze ans, au Conservatoire, je ne puis jouer n’importe quoi : on me jugerait sévèrement et j’y perdrai ma réputation.

Il y a ici une société d’amateurs qui s’intitule : « Cercle Molière ». La plupart de ces jeunes hommes et femmes sortent de mes mains, du Conservatoire ou des leçons particulières. Je leur ai proposé de jouer « le Misanthrope » sous certaines conditions. Car, s’ils jouent pour se divertir, il y a beau temps que ce n’est plus un divertissement pour moi. Ils ont accepté.

J’ai eu la peine de monter la pièce, de leur indiquer leurs rôles, et de jouer moi-même le principal, qui a 6 à 700 vers au moins. La pièce a été jouée ; j’ai eu des « articles » plus beaux mêmes que ceux de jadis, et j’ai touché un peu de « galette », dont j’avais grand besoin.

Je vais, dans quelques mois, et avec leur concours, monter « Athalie ». C’est un gros morceau, et j’en jouerai le rôle le plus important : Joad le grand-prêtre. Cela me coûtera beaucoup de peine et de souci, mais il le faut : ces trois mots disent tout.

Ce qu’ils ne disent pas, c’est la fatigue qui en résulte pour moi ; l’effort de mémoire, et surtout l’effort nécessaire pour styler tout ce monde, et lui faire dire les vers du divin Racine à peu près comme il le faut.

Il y a la mise en scène, sa figuration, les chœurs de Mendelsohn, et j’ai assumé cette tâche comme si j’avais encore 35 ans.

Mais il le faut, il faut lutter jusqu’au bout pour finir en honnête homme, en loyal artiste, en brave « cabot » que j’ai toujours été !

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C’est en 1928 que Dutertre avait dû quitter la villa des Platanes. Les premiers jours de janvier 1929, il écrit :

J’ai dû quitter la Villa Céleste (rue des Platanes) c’était trop cher, et mes propres sous-locations trop aléatoires (la présence de la cantinière devait évidemment écarter les amateurs). Et je suis plus près de la ville, rue Trachel, 38.

Hélas ! J’ai fini ou je suis bien près de finir la partie. Je ne lutte que pour l’existence, parce qu’il le faut, parce que si je ne gagne pas le pain quotidien, personne ne m’en donnera, et les Asiles pour vieillards ne me tentent pas.

Je lutte donc, mais avec des forces diminuées, des convictions amoindries, un cœur moins ardent.

Je ne regrette pas les rentes qui ne me sont jamais venues ; elles seraient cause de mon départ immédiat pour un monde meilleur, quoique inconnu, meilleur même pour ceux qui ne croient à rien, – parce que fait de repos, tranquillité, indépendance absolue, dénué de préoccupations et de soucis quotidiens, débarrassé de la vilaine question d’argent, et de la pensée même, si pénible parfois en certaines circonstances !

Je vous félicite de votre « rosette », méritée depuis longtemps, ne fût-ce que pour votre amour réel et sincère pour la littérature et le théâtre, pour tout ce qui est noble et beau.

J’ai beaucoup de besogne en vue : le Conservatoire, et quelques leçons particulières, et surtout deux pièces à mettre en scène : une comédie-drame, et une comédie légère, avec des amateurs, – et vous savez ce que cela signifie : conseils nombreux et véritables leçons. D’autre part, une autre pièce montée dans un patronage, et enfin ! du cinéma, m’arrivant au moment où je m’y attendais le moins. C’est ce dernier le plus rémunérateur, bien que je ne fasse plus rien pour rien ; et les amateurs, comme le patronage, paieront, raisonnablement, mais paieront ! Car, à 75 ans je n’ai plus le moyen de prodiguer mon labeur gratis.

[1] Eugène Dupont, Panorama de quelques âmes rémoises, séance n° 6, p. 38, 43 à 48.

[2] Eugène Dupont, Panorama de quelques âmes rémoises, séance n° 6, p. 38, 43 à 48.

[3] C’et aujourd’hui le Gaumont, après avoir été le cinéma L’Empire.