Un annaliste rémois

16/07/2005

Eugène Dupont, par Marcel Finot

Reims-Magazine, n° 14, 1ère année, 1er août 1927, p. 420 :

Monsieur Eugène DUPONT

M. Eugène Dupont appartient à la race des Maillefer, des Coquault, des Jehan Pussot, de tous les annalistes rémois, qui, pour leur satisfaction personnelle, ont relaté avec minutie et exactitude les événements auxquels ils ont été mêlés en commentant les faits qui se sont déroulés sous leurs yeux.

Bien qu’aujourd’hui les journaux, les revues et les publications de toute sorte ne laisseront rien ignorer à nos arrière-neveux de la vie rémoise an XIXe ou au XXVe siècle, il n’en reste pas moins que les notes prises au jour le jour par ceux qui ont le temps de le faire ou de consigner leurs souvenirs sur le papier, seront d’un précieux appoint pour les chercheurs futurs qui voudront étudier la mentalité de la population ou ressusciter la vie d’un quartier, d’une ville, d’après ses mœurs, ses habitudes, ou les petits faits épars qu’on oublie d’une génération à l’autre.

C’est ce que M. Eugène Dupant a tenté en une série d’études qu’il élabore avec la lenteur que demande un travail minutieux de mise au point et de précision qui en fait la valeur.

Déjà, au lendemain de la guerre, en flânant dans les rues de Reims, il s’était arrêté près des pans de murs marquant l’emplacement des maisons anciennes que le déblaiement allait faire disparaître, et il avait évoqué ses souvenirs en même temps que rappelé les fastes de ses anciens propriétaires.

De ces réflexions, i1 avait tiré la matière de deux volumes tirés à un nombre d’exemplaires si restreint qu’il est presque impossible de se les procurer à l’heure actuelle [1]

Il s’était promené dans la poussière des statues mutilées de la Cathédrale, Musée de sculpture et de peinture, et en même temps Conservatoire de musique, avec sa maîtrise défunte ; il avait ressuscité les splendeurs des rites et les cérémonies des jours de fête, les processions conduites par les suisses et les bedeaux décoratifs, 1es fêtes de la béatification de J.-B. de la Salle, en 1881, la messe de Jeanne d’Arc, de Gounod, en 1887 ; il avait révécu les sombres journées de 1870 et de 1914 ; il avait parcouru les vieilles rues discrètes aux pans de murs élevés cachant ce qui se passait à leur intérieur, et où l’on ne passait qu’à pas comptés de peur d’éveiller le souvenir de ceux qui y avaient vécu ; il avait restauré la grâce de l’Hôtel de Courtagnon, les vieux pignons des maisons de la place du Parvis, le pittoresque des Loges Coquault, de la rue des Fuseliers, du bourg Saint-Denis, la rue au nom si curieux de la Fleur-de-Lys, qui n’avait pas une excellente réputation, car c’est dans ses maisons spéciales que les fils de famille venaient partager leur temps entre la Dame de Pique et la Dame de Cœur ; puis faisant un bond dans le passé, il cherchait à percer l’énigme de la rue de la Pourcelette (rue d’Anjou actuelle) et de la célèbre Sibylla, prêtresse de Vénus, qui vers l’an 1783, distribuait ses faveurs aux artisans de Notre-Dame.

Le Flâneur des Rues avait ainsi fixé la physionomie, que notre époque de vie active a déjà oubliée, du Reims de 1920, de l’Esplanade Cérès à la rue Chanzy, du Bois d’Amour à la rue des Créneaux, des Vieux Anglais à la place Saint-Timothée, aux fêtes de Saint-Remi et de Saint-Maurice, à la Butte et à Dieu-Lumière, remuant ses souvenirs et éclairant les faits les plus ordinaires de souvenris piquants.

Puis, M. Eugène Dupont se met à coordonner ses souvenirs d’enfance et a écrire un journal qui, par ordre chronologique, rappelle tout ce qui s’est passé de marquant entre 1859 et 1875 [2]

De longues digressions coupent 1a narration de ce qui pourrait paraître monotone et qui ne cesse, au contraire, pas un instant, d’être attachant et attrayant.

Tout y est passé en revue, à commencer par le prix des denrées, qui y est fidèlement consigné. Ainsi on apprend qu’en 1859, l’hectolitre de blé se paye de 12 à 19 francs et on se plaint que le pain de six livres est, à la suite des guerres d’Italie, passé de 15 à 18 sous ; le quarteron d’œufs coûte 32 sous et, à ce prix, on en donne 26 par 25 ; la viande de porc se vend 1 fr. 25 le kilo, etc.

Nous suivons pas à pas les progrès de l’embellissement de la ville, le dessèchement du Grand Jard, le pavage et la pose de trottoirs, l’amorce de la rue de Cernay, l’achèvement de la rue Houzeau-Muiron, la percée de la rue Thiers, l’aménagement des Promenades et de la Patte d’Oie, 1'éclairage des rues.

Nous revivons l’histoire de l’évolution du textile, l’introduction des peigneuses mécaniques, l’essor de l’industrie lainière de 1860 à 1875, ce qui nous vaut la généalogie et l’histoire de quelques vieilles familles rémoises du commerce et de l’industrie.

Nous pénétrons dans tous les milieux, aux Concerts de la Philharmonique, aux divertissements des Jardins Besnard, dans les cafés, dans les petits théâtres de quartier, dans les auberges, chez Truchon, au coin de la rue de l’écu et de la rue de Cernay, où la portion d’asperges brûlantes, préparée délicatement au moment de servir, coûtait 30 centimes ; un plaisant a même affiché chez 1e restaurant-débitant de la rue du Jard le « thermomètre des divers degrés de soulographie et leur prix de revient au cours du jour » ; pour être légèrement ému, il n’en coûte que 1 fr. 95 ; on est rond à 4 fr. 70, mais pour être ivre-mort il faut y mettre le prix et débourser 7 fr. 25, et cela avec du vin authentique de pays ; il est vrai que Bouzy ne vendait son raisin qu’à 1 franc le kilogramme.

Voici narrés les derniers jours, du théâtre de la rue de Talleyrand, sous la direction de Blandin, et les péripéties de l’édification du Nouveau Théâtre, de son inauguration après la souillure dont il a été victime de la part des Prussiens, et ses premières années.

Nous allons faire un tour à la foire de Pâques, aux Versailles, au Cirque Franconi, au Cirque Rancy, au Théâtre des Marionnettes où triomphent Saint Antoine et Geneviève de Brabant : nous dégustons les pommes de terre frites de la mère Bonta.

Une revue de l’enseignement primaire à Reims depuis J.-B. de la Salle, des notes bibliographiques sur la famille Henrot, Renard, Langlet, la vie de Simon Max, les travers de vieux Rémois bien oubliés aujourd’hui, Pons-Ludon, la sainte Poule-Poule de la paroisse Saint-Maurice, l’histoire des chorales, de la Musique Municipale, de multiples sociétés et institutions, on trouve de tout dans ce recueil, dans un désordre voulu et charmant.

Puis, voilà longuement racontées, les sombres journées de 1870-71 et de l’occupation prussienne, le martyre de l’abbé Miroy ; après la libération, Reims reprend courageusement son existence de travail et de prospérité.

M. Eugène Dupont avait arrêté sa narration à 1875, et depuis trois ans ses amis le poussaient à la reprendre au point où il l’avait laissée. Après bien des hésitations, il vient de se décider et nous devons à sa plume féconde un nouvel ouvrage [3] consacré à l’histoire anecdotique de Reims en 1876.

La messe de minuit 1875, les visites officielles et autres du 1er janvier, les fêtes de Pâques, les succès du Théâtre où brillent Adelina Patti et la Nillson, qu’on peut applaudir pour 20 sous, et Faure, et combien d’autres encore, sans oublier les Sociétés musicales, le Quatuor Rémois à 1a salle Besnard et la naissante Union Chorale, qui, grâce à Martincourt, Lefèvre et Pavot, se voit adjuger à Charleville le premier prix en 2e division, et la Phalange du Lycée dont le plus bel ornement est Fernand Labori, et enfin la Maîtrise d'Étienne Robert. Et encore le concours de musique des 4 et 5 juin, présidé par Ambroise Thomas, la seconde Fête fédérale de gymnastique donnée dans la propriété des Anglais à l’occasion du concours régional d’agriculture.

Et ça et là, des réflexions piquantes sur les disparus, dont la physionomie est esquissée en quatre coups de plume... et de bec, et des anecdotes qui en disent plus long que toutes les réflexions qu’on peut pourrait trouver dans maint bouquin ennuyeux.

Ce n'est que de la Petite Histoire, c'est entendu, mais c'est de l’Histoire et de la bonne.

Marcel FINOT.

[1] Reims, échos et Visions du Passé, 1ère série, 1921, 178 pages, in-16, avec dessin frontispice de Ern. Kalas et 5 vues hors texte ; 2ème série, 1922, 180 pages, in-16. – Imprimeries de la Dépêche du Nord-Est.

[2] La famille rémoise, brève revue des temps passés (1859-1875), brochure in-8 jésus de 175 pages, 2 colonnes de texte. Reims, 1922, Imprimeries de la Dépêche du Nord-Est ; A. Huart, rue de Rome, 82, à Paris.

[3] La vie rémoise en l’an 1876. échos et visions du passé, 1 vol. in-8 coquille de 86 pages. Paris, A. Huart, 82, rue de Rome. – à paraître prochainement, pour faire suite : Dans Reims il y a cinquante ans : 1877.