La Vie rémoise en 1872

1872

Le bilan de 1871 n’est pas mirobolant : paix de désespoir, guerre civile monstrueuse, typhus, gelée et grêle, incendies. Le thermomètre avait marqué, au début de décembre 1871, moins 22°, et l’on craignait le retour du rigoureux hiver de 1870. On se console difficilement de ces épreuves et l’on vit avec l’espoir que l’année nouvelle aura vu disparaître vers les profondeurs de leur Brandebourg aride et sauvage, les derniers de ces Borusses, implantés de force dans un pays et une ville que des siècles ont civilisés et embellis pour d’autres figures que les leurs. Au relevé des crimes et des turpitudes qui ont déshonoré l’Humanité en ces derniers mois, les cœurs se raffermissent au contact de vertus humbles et discrètes que des citoyens bienfaisants vont extraire du sol même de notre cité ouvrière pour les hisser au pavois de la publicité.

L’œuvre municipale des «Prix de Vertu» reprend son rôle et ses fonctions. Nombreux seront les bénéficiaires de ses bienfaits. Citons seulement le nom d’un des plus méritants de ce palmarès, en y ajoutant son «curriculum vitae» en raccourci, à l’intention de ceux qu’intéresse tout ce qui concerne l’état social de la classe ouvrière rémoise au dernier siècle : Louis Tranchant, rue du Grand-Cerf, n° 11. Né à Fraillicourt (Ardennes), le 28 février 1791, il est à Reims, en 1812, ouvrier tisseur chez Dauphinot-Choisy, fabricant, rue de Vesle. Il en quitte après douze ans passés au service de la canette à l’usine Dehaye, Fournival & Buirette, en qualité de monteur de métiers à marche et à la Jacquart. Au départ de Buirette, qui se retira des affaires en 1852, Tranchant rentre chez soi et y tisse à la main, jusqu’en 1857. Devenu veuf, moins agile, il déchoit et échoue dans la catégorie des bobineurs à la main, au touret et à la guinde. Salaire moyen quotidien : 15 sous par jour. Forcément, le voilà passé à la charge de la communauté, car on n’entrevoit les retraites ouvrières que dans un lointain chimérique, – si chimérique qu’au premier quart du XXe siècle, on n’en connaît encore qu’une application insuffisante et dérisoire, nullement à l’honneur de la France. Tranchant vit tout de même, avec ce revenu infime mieux que cela, – et c’est à cet étiage seulement de l’abnégation et du sacrifice que l’on reconnaît et proclame sa vertu –, il prend à sa charge une sœur sourde et paralytique.

On a, quand même, de la peine à se pénétrer de ces possibilités !

Les pronostics économiques laissent espérer une amélioration proche à cette déplorable situation de la chrétienté ouvrière. L’industrie rémoise des laines s’achemine à grands pas vers une période de prospérité inouïe. Le commerce réalise de gros bénéfices sur ses produits manufacturés la vente du tissu prend de l’extension et des firmes nouvelles se créent ou se transforment. Parmi les sociétés commerciales en formation, on voit apparaître la maison de tissus à commission De Brunet, G. Delius et Henri Panis, qui s’adjoint Alfred Roussel, de Guise. S’ouvrent rue Vauthier-le-Noir les bureaux et magasins de Auguste Carpentier et Paul Jamot, – celui-ci habitant à Paris, rue Joquelet. La firme Charbonneaux, Delautel & C° s’est installée rue du Levant, 12, à la mort de Kauffeisen, survenue en janvier. Simon Dauphinot, que vient de quitter son frère Adolphe, s’associe J. Martin-Ragot, de la rue des Deux-Anges, 5 l’usine est au n° 22, rue des Moulins. H. Fassin jeune et Victor Pelletier sont rue de l’Écu, 12 ; Lacambre, F. Clément et Michel Bouchez, rue du Faubourg-Cérès, 9.

Les Messageries Kellermann, de la place du Parvis, confient leur gérance à Pierre Clésen, précédemment chez Étienne Luzzani, rue de Talleyrand et qu’on retrouvera plus tard au service de Edmond Pérot, lainier, rue de la Clef, 4, dans la superbe demeure des Lespagnol de Bezannes.

Un demi-siècle plus tard, le bon Clésen est au milieu de nous il prend un repos bien mérité, avec sa femme, au Pavillon des Ménages de notre Maison de Retraite. Évidemment, Philémon et Baucis ne sont plus jeunes, mais on les rencontre encore, lui surtout, supputant dans nos rues empoussiérées ou embourbées et boueuses, les progrès trop lents, mais cependant palpables, de la reconstruction. Puissent-ils, avec beaucoup de leurs pareils à tête chenue, assister à l’apothéose de Reims, capitale du Nord-Est !

Le teinturier Pierre Baudry, rue Chabaud, 31, s’adjoint son beau-fils Fay. La maison d’apprêts Louis Dubois & Alexandre Margotin, se dissout Charles Lambert et Auguste Losseau se séparent, sans pour cela déserter la fabrication.

Jusqu’en 1880, on constatera une prospérité ascendante, et déjà vers 1875, on pouvait compter à l’effectif commercial de Reims, 120 maisons où l’on manutentionne la laine et le tissu, tant en fabrication et vente de tissus qu’en manutention de laines brutes ou manufacturées. La période de décroissance se dessinera dès lors, et manifestera ses germes décomposants par une série de grèves qui marqueront la décadence du textile à Reims pour une longue période.

L’hiver n’avait pas été trop rigoureux. Le printemps s’ouvrit par du froid et de la neige. C’est sous un dôme de flocons laiteux et éblouissants que nos ennemis vainqueurs fêtèrent, le 22 mars, le soudard dont ils avaient fait leur empereur, et qui, dix-huit mois auparavant, avait souillé de ses déjections, au palais de l’Archevêché, le lit d’apparat ayant servi de couche au roi Charles X, aux jours de son sacre. La veille avait eu lieu une retraite aux flambeaux. Naturellement, sur le parcours des soudards en joie, dont l’orgueil soufflait en trombes sonores et tonitruantes par les pavillons de leurs énormes contre-basses en si b, trombones et sarrusophones, les persiennes et volets de nos maisons étaient restés clos, toutes fenêtres ouvertes à l’intérieur, pour que les regards des enfants et les oreilles de leurs parents ne perdissent rien de la déprimante et humiliante cavalcade en musique. Au matin, quand le Printemps, qui s’était voilé de ses brumes les plus sombres pour ne pas éclairer de son sourire enchanteur les faces apoplectiques de ces plats courtisans de la force et de la barbarie, le réveil militaire fut sonné en fanfare, emplissant de ses échos nos rues désertes. Chacun en profita pour rester une heure de plus au lit, et ce n’est pas les Rémois qu’on vit affluer sur le boulevard des Promenades, autour de l’autel sacrilège élevé au dieu Wotan. Nos maisons s’étaient vidées de tout ce qui portait la livrée boche, et on en profita pour aérer, de la cave au grenier. On savait d’ailleurs, que l’heure de la délivrance était proche.

Depuis le 9 janvier, les troupes allemandes d’occupation avaient pris possession des premiers baraquements construits en hâte à leur intention. Celui situé entre le Lavoir public et la Caserne Colbert reçut le 16 mars 340 soldats : ils n’y eurent pas chaud au début. Mai et juin furent pluvieux ; c’est seulement fin de ce dernier mois que s’ouvrit une période de fortes chaleurs qui durèrent jusqu’en septembre, où la pluie et le froid firent leur apparition, le jour même où l’automne vient nous préparer aux rigueurs de la saison hivernale. Précisément, c’est ce 22 septembre que les Alsaciens-Lorrains mis en demeure d’opter pour une nationalité ou l’autre, et les premiers Messins commencèrent aussitôt leur exode, par un froid intense. Ceux d’entre nous qui ont connu les amertumes de l’exil forcé, en 1914 et les années suivantes, prendront en souvenir et pitié leurs précurseurs. Beaucoup d’entre les uns et les autres, des deux générations, ne devaient plus revoir le sol ni respirer l’air de la patrie perdue. Ah ! ces crimes ne seront jamais châtiés au prorata des douleurs morales et des souffrances physiques dont ils accablent notre pitoyable Humanité ! Le délai d’option avait été prorogé au 30 septembre, mais nombre de nos concitoyens des provinces perdues ne profitèrent point de ce délai et nos rues virent apparaître les avant-gardes et les premiers détachements des réfugiés. La rue Petit-Roland qui s’achevait, et dont beaucoup d’immeubles étaient encore inoccupés, fut l’une des premières à recevoir cet afflux de concitoyens nouveaux. Leurs groupes larmoyants, mais réconfortés par un accueil ému et bienveillant, s’essaimèrent un peu ça et là, partout où l’on pouvait leur prêter un asile : les Grand’Barbe furent parmi les tout premiers de ce flot d’émigrants et prirent pied à Reims dans la rue Large, 52, propriété des Malherme, agent d’affaires, entre les demeures de Saint-Aubin, courtier en laines, au 54, et Fiévet, fabricant de billards, au 50.

En ces temps, César Poulain était Maire de Reims, et ne fut remplacé que le 29 octobre suivant, par Victor Diancourt.

Le combustible n’avait pas fait défaut pendant le dernier hiver, le service des transports ayant repris son activité coutumière.

Chez Forest-Herbemont, rue des Poissonniers, 4, on livre la houille à domicile au prix de 36 à 40 fr. la tonne, pourboire en sus, 0.10 c. par sac de 50 kilos. Dubois, rue de Venise, vend le bois de chauffage, à 18 et 20 fr. le stère, à 3 et 4 traits de scie. Les 100 fagots de bois dur valent 15 fr. Les repasseuses, encore acharnées au poêle à charbon de bois, dont les émanations sont intoxicantes et provoquent les maux de tête et l’anémie, paient 3 fr. l’hecto de ce combustible extrêmement nocif au vu et aussi des malheureux qui sont las d’exister, ou que la vie rejette d’elle par l’acharnement de ses déboires et de ses cruautés. Le charbon dit de Paris est à 24 fr. les 100 kilos, rendu cellier ou grenier.

L’alimentation a peu varié ses prix : il y a surabondance, et comme en ces temps malheureux, mais privilégiés en comparaison du nôtre, joue à l’aise la loi de l’offre et de la demande sans qu’intervienne l’odieuse tyrannie des trusts et des syndicats d’accaparement, la tendance est à la vie à bon marché. Comme les salaires vont en augmentant, la classe travailleuse des commis, employés et ouvriers en ateliers ou en caves va peu à peu voir poindre les lueurs bénies entre toutes d’un Paradis toujours entrevu jamais réalisé. N’oublions pas cette période miraculeuse de la vie rémoise qui durera à peine une dizaine d’années, où le «petit monde» put se flatter d’être heureux, où on put manger à sa faim et s’habiller de façon décente, voire coquette. Ces euthanasies sont peu fréquentes dans l’histoire des villes industrielles et de trop courte durée.

La consommation du champagne a pris une extension insoupçonnée jusque-là : de 9 millions l’année précédente, elle s’est élevée au double. Aussi, les cuvées de la vendange 1872 s’enlèvent-elles à des prix rémunérateurs, surtout au taux du change d’alors et à la valeur de l’argent, ... malgré l’exode de nos cinq milliards d’or en Prusse, dans les poches des super-voleurs à main armée de la Germanie. Si les tout petits vins aigrelets et sans degrés de Breuil, près Dormans, obtiennent à peine 100 francs de la pièce auprès des cabaretiers, les grands crûs de première zone se paient de 7 à 800 francs. Champillon reçoit 500 francs, Épernay, qui, comme on dit, fait tout bon ou tout mauvais, 420 ; et Vaudancourt, 300. Des terroirs comme ceux de Cormoyeux et de Fleury-la-Rivière, où l’on cultive surtout la pomme de terre, s’ébaudissent des 280 francs qu’on leur offre. À Damery, le raisin se vend 15 à 16 sous le kilo : ce n’est pas pour ces dames de la Halle et leur clientèle marchandeuse, ménagère, butineuse, ratiocineuse, économe et à la gourmandise discrète. Nos mères, on le sait, ne s’empressaient guère aux portes des pâtissiers et des marchands de primeurs, comme on le voit faire par nos Rémoises d’aujourd’hui, pour lesquelles rien n’est trop bon ni trop cher. Ah ! C’est bien notre tour ! disent et proclament nos innombrables duchesses à la mode de Dantzig. Pourvu que cela dure !

Les gourmets ne manquent cependant pas dans Reims, mais ce vice chaponnier reste le privilège du sexe fort et barbu. On fait signe de partout aux épicuriens ; de tous les coins, on leur lance un appel. Darnoux-Hérisson, de l’Hôtel du Commerce, informe les Rémois que sa cuisine est confiée aux soins délicats et à la science culinaire du sieur Alexandre Dion et de son aide Paul Drouet, lesquels ont pour gâte-sauces Isidore Thibout, éplucheur de légumes et dégustateur de haute compétence. La crèmerie-restaurant du Carrouge, à l’angle de rue de Pouilly, ouvre ses portes sous les auspices du rôtisseur Granier. Sans parler des petits soupers qu’on y peut organiser, les tempérants pourront s’y satisfaire d’une soupe à l’oignon et au fromage sans rivale. Cet établissement devait finir en vulgaire casse-croûte, trente ans plus tard, sous un garçon plein de bonne volonté, du nom de Pottelain, auquel l’art rémois est redevable d’une étoile précoce mais filante de café-concert, la jeune Marie, violoniste et chanteuse avant terme, laquelle charma plusieurs mois les habitués du café voisin des Trois-Poissons, où la vogue de Poterlet et des cafés-chantants avait suscité l’ardeur d’un impresario du comptoir en zinc, comme il en source parfois de notre sol gaulois, terre à chansons et ritournelles.

Un crime atroce vient le 12 août, à 3 heures du soir, glacer le sang dans les veines de nos mères et de nos sœurs. Un tout jeune garçon boucher, du nom de Pierre Garel, entraîne une jeune fille de 20 ans, Sidonie Cauchy, originaire du Cateau, demeurant chez son père, tisseur, rue des Capucins, 14, par-delà les faubourgs, à Dieu-Lumière, au lieudit la Croix-d’Argent, et après l’avoir éventrée, la décapite pour enfouir cette jeune tête ensanglantée dans les entrailles même de la victime. Quelques mois plus tard, au début de 1873, la tête du criminel roulait dans le son, au pied de la guillotine, contre le Cimetière du Sud.

La guerre et ses suites ont miné la santé de bien du monde. Des cœurs ont été broyés ou fêlés, et au moindre choc, s’évaporent dans le néant. L’année venait à peine de naître que s’éteignait, sous les étreintes de la tuberculose, un artiste de talent dont les prémisses annonçaient une gloire nouvelle à l’actif de notre ville : Léon Lefèvre, le pianiste, fils aîné du ténor de la Cathédrale, et demeurant chez son père, rue Boulard, n° 5. Virtuose prestigieux dont on eut les répliques en Ernest Duval et Fernand Lemaire, il était né à Reims le 11 avril 1843, de Valéry Lefèvre et Salaberge Delhorbe, ... témoins désespérés de sa mort précoce, avec son cadet Ernest Lefèvre et leur ami intime Mathieu Tilman, le teinturier de la rue Saint-Jacques. Peu après, le glas de Notre-Dame tintait pour le baron de Dion, décédé le 10 mars, à l’âge de 69 ans ; il était fils de Marie Jean-Baptiste de Dion et Madeleine Alphonsine de Miremont. Ses deux gendres Richard de Vesvrotte et le vicomte du Pin de la Guérivière, de Coulommes, conduisaient le deuil nombreux qui accompagne la dépouille de ce fier Français au Cimetière du Nord, où elle repose sous un socle de marbre à colonne, à droite, allée de gauche, longeant le mur de la Mission.

À sa suite, saluons la mémoire du père Guillemart, bouquiniste et papetier en face Saint-Maurice, rue Neuve, n° 122, fils de Guillemart-Navelot et frère du fameux Élie Guillemart, son collègue de la rue de Vesle, 105, là même ou Henri Senot débite ses farines et graines et fourrages. C’est auprès de cet Élie réputé que notre concitoyen Senot prit ce goût des lettres et des livres qui lui a fourni par la suite l’érudition nécessaire pour constituer cette collection d’auteurs rémois qu’il a sagement sauvée des désastres de la guerre. Que ne fut-il imité par tant d’autres de ses concitoyens possesseurs avant guerre de richesses cartulaires et bibliophiliques laissées en proie aux flammes et dont on regrette bien vainement aujourd’hui la disparition. Le Guillemart de la rue Neuve, mort à 58 ans, eut un temps la spécialité de débiter aux mioches de son quartier, ses très appréciés «paquets d’images» à un et deux sous pièce, où la curiosité enfantine s’amusait à chercher la «surprise» parmi un fatras inénarrable de gravures en provenance de livres dépareillés, d’images de sainteté, d’étiquettes mirobolantes ayant servi à décorer des bouteilles de champagne et ces autres futilités qui alimentent cette manie de collectionnage dont le jeune âge est imbu, en tous les pays du monde. On se rappellera avec un certain émerveillement ces splendides produits sortis des presses de Maillet-Valser ou parisiennes par où se manifestèrent l’ingénieux esprit et l’amour de l’art de nos fabricants de champagne d’alors ; ceux-ci rivalisaient de goût et de style dans le dessin et la couleur, soit que les étiquettes fussent simplement des rectangles gommés à filets d’or ou d’argent, soit qu’elles représentassent quelque bouteille élégamment fleurie ou une grappe de ce raisin divin de nos coteaux, avec ses rubis éblouissants, et ses émeraudes enchanteresses. Cet art a repris une certaine vogue depuis la guerre et nos graveurs et dessinateurs luttent à l’envi l’un de l’autre pour complaire à nos Seigneurs de l’alimentation, boyards richissimes et amoureux des choses de l’art, enrobant parfois sous l’étiquette aux dessins les plus variés et aux couleurs les plus chatoyantes un de ces produits chimiques, tel que l’eau de javelle, qui, par eux-mêmes, représentent une valeur inférieure à leur enveloppe. L’art se fourre partout : ne nous en plaignons pas !

Cailliet, ex-garde des Promenades, rue de Vesle, 200, après une vie remplie de procès-verbaux à tous délinquants et de pourchas contre les moutards qui se montraient irrespectueux envers les fleurs, les arbustes et les gazons de nos Promenades ; on le revoit, haut et trapu, sous son costume de garde-champêtre, l’épée au côté et le bâton à la main, promener ses airs renfrognés dans les allées de notre square Colbert. Bon homme au fond, adorant les enfants et leurs nounous et se prêtant parfois à leurs jeux puérils. Il fut remplacé, à l’âge de la retraite, par le brigadier Petit, homme droit au teint fleuri, sous une moustache et une barbiche blanches, à l’impériale, cheveux en brosse sous le képi, et beaucoup plus redoutable pour nous autres de la «buissonnière» que le vénérable père Cailliet. Au numéro 25 de la rue du Cadran-Saint-Pierre, on perd le chef de maison : Louis Deveaux, 53 ans, né à Saint-Léger (Belgique), époux de Justine Schreder et fils de Deveaux-Bouvry : il était le père de nos concitoyens Émile Deveaux, architecte, et Jules Deveaux, de la maison Debossu frères. Puis, c’est Pronier, du «Café des Arcades», aux Loges de l’Étape, qui nous quitte : il est assisté aux derniers moments par ses amis François Boca, maire de Boghari (Algérie) et le docteur Ponsinet. Pronier était originaire de Douchy-lès-Ayette (Pas-de-Calais).

Après cet amphytrion de nos dimanches, fort joueur au billard, à ce premier étage du café d’où on prenait une vue animée de l’Étape et de la place d’Erlon, disparaît son voisin et client Constant Meillier, le ferblantier, fils de Meillier-Colin et époux d’Alexise Lajoie, en secondes noces : c’était un luron ! presque octogénaire.

Naudin, le papetier-libraire du Palais de Justice, à l’angle de la rue de La Salle, là même où Jules Matot a dressé, dès son retour à Reims, une boutique provisoire achalandée par les milliers d’amis qui l’entourent de leurs sympathies et de leurs bons souhaits. L’ancien professeur d’écriture Benoist Saint-Remy, rue de l’Esplanade, 14, originaire de Verzy, fils de Saint-Remy-Darcq, et ami intime de ses voisins le serrurier Lacourt et du greffier Bréhier. Mathieu Givelet, qui décède malencontreusement des suites d’un accident de voiture en revenant de sa propriété de Cormontreuil, à 79 ans. I1 était issu des Givelet-Assy et veuf dé Silénie Marguet. Puis, le vieux, très vieux Villain, dont le fils Louis-Victor, a repris la pharmacie, rue Saint-Étienne, 19. Louis Tortrat-Marlier, 68 ans, capitaine honoraire des Sapeurs-Pompiers, rue Hincmar, 6 : il était mort le 5 janvier. Son voisin au n° 21 de la même rue, Pierre Rohart, ancien fabricant. Henri Lochet de Saint-Wallon, négociant en vins à Épernay, où il fut président du Tribunal de Commerce et dont le père avait épousé une De la Jonchère. À 70 ans décède Madame Isidore Benoist, née Marguerite Petizon, mère de Charles Benoist-Fréminet, l’industriel du Mont-Dieu.

En avril était décédée à Tarbes Louise Drouet d’Erlon, fille du maréchal de France : son corps est inhumé dans le tombeau familial, situé au Cimetière du Nord, à proximité du monument commémoratif dressé en l’honneur de ce vieux soldat de l’Empire, et pour l’entretien duquel la défunte a laissé 2.000 francs aux finances de la Ville.

Au n° 7 de la rue de Talleyrand s’éteint Nicole Remiette David, âgée de 72 ans, épouse du courtier en vins Jobart et sœur de feu Jean-Baptiste David, entrepreneur de bâtiments, à Reims. Près de cette demeure avait habité, au n° 5, sa belle-sœur David-Lacaille et ce sculpteur au nom oublié, Paul Hippolyte Pottier, dont l’ «Almanach Matot-Braine» (1922-23), vient d’esquisser une courte biographie, avec une reproduction en phototypie de son buste du «Grognard», son œuvre la plus connue.

Cette famille des David qui remonte aux derniers jours de la royauté bourbonnienne, à la veille de la Révolution, a eu son historiographe. Les David, Nicolas l’ancêtre et son fils Jean-Baptiste, avaient contribué à la défense de Reims en 1814, le père notamment, en qualité de capitaine des Sapeurs-Pompiers, sous le commandant Paroissien. L’un et l’autre furent des plus actifs parmi les constructeurs de nos faubourgs, à l’aurore du développement de Reims, pendant et après la Restauration. Leur dernier rejeton, Nicolas David le Jeune, né en 1822, rue du Faubourg-Cérès, 21, vivait encore en 1872, à la mort de sa tante Jobart-David, et ne mourut que deux ans après, étant chef des protes à l’imprimerie Dubuisson, rue Coq-Héron, 5, à Paris. C’était un littérateur distingué, féru des choses de son pays natal, auquel le folklore local doit de nombreux travaux, dont l’un des plus curieux est une étude sur «les Bohémiens de Reims», imprimée en 1913, dans le «Progrès de l’Est», sous les auspices de son biographe. La bibliographie française doit à ce concitoyen éminent, trop oublié des Rémois et ancien boursier au Lycée de Reims, typographe chez Luton, éditeur de la «Revue de Reims» (I845), prote aux «Ateliers de Montrouge» de l’abbé Migne, romancier et critique d’art, la création de la Collection populaire à 0 fr. 25 le volume, des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, sous le titre de : Petite Bibliothèque Nationale, in-16, à couverture bleue.

Au même temps mourait à Paris un enfant chéri des Rémois, qu’on appelait Antoine Renard. Encore le Matot-Braine de 1913 a publié de ce chanteur si goûté en son temps une courte notice : Antoine Renard et le Jardin-Besnard. Renard était né à Lille en 1825, et travailla longtemps de son métier de modeleur à l’usine Pierrard-Parpaite, à Reims. C’est là que d’intelligents mélomanes distinguèrent les ressources de son merveilleux organe vocal et réussirent à faire du jeune chanteur, après bien des essais et des avatars curieux dont on publiera quelque jour le récit détaillé, un des plus remarquables ténors de l’Opéra, en 1856-57. C’est au Jardin-Besnard du boulevard du Temple, que Renard venait charmer nos concitoyens avec son «Noël» d’Adam et les morceaux choisis de son répertoire : « la Juive» et «Guillaume Tell», notamment. Il était devenu l’idole de la population de notre ville. Un accident survenu à ses cordes vocales le priva soudain de ses plus grands moyens et son auréole de chanteur populaire dura peu : elle s’éteignit à la fin de l’Empire, et il dut pour vivre, se livrer à la composition musicale, ce qui enrichit la muse sentimentale française de productions nombreuses dont la plus réputée est sans contredit cette délicieuse romance : « le Temps des Cerises», notée sur les paroles du chansonnier Jean-Baptiste Clément.

Peu d’existences artistiques fournissent plus ample matière à la curiosité des amateurs de tranches de vie populaire. Que n’avons-nous, en ces colonnes, une place suffisante pour régaler nos lecteurs bienveillants et fidèles des miettes de l’anecdote contemporaine qui sont tombées de notre plume à propos de cet artiste !

Peu après cette perte pour «la Famille rémoise», on enregistrait à Reims le mariage de deux nièces du ténor Renard, natives de notre ville, et filles de Célestin Renard, frère aîné de l’artiste, qui fut contremaître chez le fondeur Lermusiaux. La veuve de Célestin, Louise Demay, est décédée en 1922, auprès d’un de ses arrière-petits-neveux, à Ferrières-la-Grande, près Maubeuge. Louise Demay, née le 22 février 1827, rue de Vesle, 69, à Reims, avait épousé, en 1845, Célestin Renard, fondeur-mouleur, natif de Paris.

Les Renard frères, installés à Reims dès cette époque, fréquentaient assidûment au «Café des Volets-Verts», tenu par Mandart, rue Neuve, 13, et transformé plus tard, à la fin de l’Empire, en horlogerie-bijouterie, or et toc confondus. En 1875, Célestin, rebuté par la présence d’un successeur à Lermusiaux, Hertzog, qui ne lui plaisait pas, surtout parce que cet Alsacien avait amené avec lui nombre de spécialistes immigrés, et qu’il voyait son autorité diminuer d’autant, quitta Reims avec les siens et s’en alla à Ferrières, où il décéda en 1894.

Les Renard-Dumay habitaient en 1872, rue Folle-Peine, 8 bis. C’est là que se marient le même jour, leurs deux filles, rentrayeuses de la fabrique : Rosalie Antoinette, 19 ans, qui épouse Eugène Pétré, et Julie Annette, 17 ans, fiancée à Charles Bankaërt, mouleur aux ateliers Lermusiaux, à Courlancy.

Du premier de ces mariages issit une fille, Blanche Pétré, qui a épousé Paul Roby, employé avant-guerre à l’usine Walbaum frères, puis mobilisé, et actuellement attaché aux services de récupération des Régions Libérées, à Mourmelon-le-Grand.

Et puisque nous avons ouvert la rubrique des épousailles, courons de rue en rue et renseignons-nous auprès des concierges ou des voisines sur ces mariés en toilette de gala qui s’enfoncent, l’œil en joie, parmi les fleurs d’orangers et les bouquets d’iris dans les équipages à ressorts de Verdelot, le loueur de la rue du Bourg-Saint-Denis, ou pour les plus huppés, dans les voitures de maîtres, blasonnées ou simplement revêtues d’initiales dorées.

Jean-Baptiste Langlet ! Ce nom, magnifié par la Grande Guerre et la défense de Reims (1914-1918), attire la plume du chroniqueur aussi impérieusement que l’aimant aspire le fer.

Il évoque une vie qui peut se définir : intégrité, honneur, devoir civique. Aussi toute une lignée de fils dévoués à la patrie rémoise, issus des profondeurs d’une classe plébéienne, en ascension vers des destins meilleurs.

L’Histoire en dira ce qu’elle doit, en temps voulu, lorsque nos successeurs voudront savoir ! La documentation locale retient seulement à cette heure ses origines et la notation de son habitat.

Donc, le I9 août 1807, Nicaise-Timothée Langlet-Doriot, 60 ans, croyer, rue Dieu-Lumière, appose sa signature à la mairie de Reims, sur l’acte de l’état civil qui enregistre la naissance de son petit-fils, Jean-Baptiste Nicolas Timothée, issu du mariage de Nicaise Langlet, 34 ans, docteur en chirurgie, rue Neuve, 73, avec Marie-Jeanne Henrot, sœur de Jean-Baptiste Henrot, 21 ans, cultivateur à Liry (Ardennes), et de Élisabeth Céline Henrot, 24 ans, épouse de Nicolas Chevalier, cultivateur, audit Liry.

Le 24 février 1835, Nicolas-Timothée Langlet, contremaître de fabrique, rue Suzain, 2, à Reims, épouse Thomasse Julie Bouchette. Cette dernière était née le 30 mai 1813, à Reims, de Pierre Jacques Nicolas Bouchette, 33 ans, rue Brûlée, et Marguerite Charlotte Viellart, de même âge ; les témoins à l’état civil sont Jacques Tortrat-Tisserand, 31 ans, couvreur, rue du Bourg-Saint-Denis (au n° 98 actuel de la rue Chanzy), et Remi Simon Michelet, 39 ans, tisserand, rue du Jard. L’officier de l’état civil est l’adjoint Camu-Didier.

De ce mariage naît le 7 septembre 1841, Jean-Baptiste Nicaise Langlet, qui sera Maire de Reims en 1914. Ses parents, Langlet-Bouchette habitent à cette époque à l’ancien numéro 46 de la rue du Bourg-Saint-Denis, devenu le n° 115, dans un immeuble situé exactement tout contre le Café Franchecour, là même où, en 1872, tenait boutique de quincaillerie Mouton-Hubert, caissier-comptable à la maison Givelet frères, rue de la Peirière, 3, et gendre de Hubert-Bara, ancien serrurier.

Les témoins de cette naissance sont Jean-Baptiste Thierry Langlet, employé de commerce, rue du Jard, 10, et Auguste Langlet, 31 ans, contremaître de fabrique, rue du Bourg-Saint-Denis, 46, tous deux oncles de l’enfant. C’est Jean-Baptiste Lanson, adjoint au maire, qui reçoit la déclaration.

En 1847, les Langlet-Bouchette quittent le Bourg-Saint-Denis pour aller habiter au n° 67, rue de Venise. C’est de là que Jean-Baptiste Langlet se souvient parfaitement avoir vu les flammes du vaste incendie de l’usine Croutelle, à Fléchambault, allumé en février 1848, par des ouvriers tisserands et fileurs à la main qui redoutent la concurrence redoutable des métiers mécaniques à vapeur.

La vie intérieure de cette intéressante famille va désormais s’écouler en ce quartier populaire, aux confins du Grand-Jard expirant.

C’est là même, qu’il y a cinquante ans, Jean-Baptiste Langlet, devenu un des jeunes médecins les plus recherchés de sa ville natale, unit ses destinées à celles de Louise Marie Lévêque, de Pontfaverger, née le 15 août 1842, à Togny-aux-Bœufs (Marne), et fille de Louis Hormisdas Lévêque, 56 ans, époux de Marie Clémence Vincent, âgée de 50 ans. Les témoins du mariage sont : en présence du docteur Bienfait, le frère de l’épousée, Paul Louis Victor Lévêque, médecin, rue de Vesle, 39 ; son oncle Sébastien Lévêque, médecin à Paris, cité des Fleurs, aux Épinettes ; Auguste Langlet, rue du Bourg-Saint-Denis, 96 ; et Émile Henrot, commis-négociant en laines, rue Neuve, 75.

Tout Reims sait le reste et demeure plein d’admiration et de vénération pour le beau vieillard qui, retiré à la Maison de Retraite, consacre ses dernières forces à la renaissance de notre Musée des Beaux-Arts, dont il est Conservateur, aidé par son neveu le peintre Paul Bocquet ; il espère, croyons-nous, en ouvrir les portes au public rémois et aux visiteurs étrangers dès le plus proche printemps, si toutefois la main-d’œuvre nécessaire pour le classement, le nettoyage et l’accrochage aux murs des tableaux et des tapisseries ne lui fait pas défaut en ces derniers mois.

Ce nom glorieux se refuserait d’ailleurs à jeter quelque ombre sur ceux qui vont suivre, car, parmi eux, tous appartiennent à des familles rémoises des plus honorables et qui marquèrent d’une empreinte profonde leur existence dans la cité.

Léon Lanson, vins de Champagne, boulevard du Temple, 10, fils de Victor Lanson-Kellerhoff et Adélaïde Juliette Martin, fille de Étienne Martin-Ducrocq, rue de Talleyrand, 33.

Victor Fontaine, alors âgé de 25 ans, et qui, avant d’être attaché en qualité de professeur d’allemand au Lycée de Reims, était encore au Collège de Châlons, se marie à Fismes avec Marie-Victoire Hatty. Fismes fut sa retraite de prédilection, et en 1914, il se trouva appelé à y rendre de grands services à la population au moment de l’invasion. Les incendies et le bombardement qui détruisirent l’infortunée petite ville en 1918, le forcèrent à un exode qui dut lui être bien pénible ! C’était un gros et fort homme, de taille élevée, un peu voûté, portant des favoris taillés courts, en redingote et melon noirs, parfois coiffé du «haute-forme», «maroquin» bourré sous le bras. Pendant la guerre, il prenait pension à l’hôtel Véron, situé vis-à-vis sa maison patriarcale, dont le vaste jardin entretenait ses loisirs de philosophe plein de bonhomie.

Félix Devaux, pharmacien au n° 30 du Faubourg Cérès, épouse Louise Grand’Barbe, réfugiée de Metz. Devaux était originaire de Modane, en Savoie. Sa femme était fille de Louis Grand’Barbe, décédé à Metz, le 16 novembre 1860, et de Marie-Anne Burtaine, morte peu d’années avant la guerre, à un âge très avancé. Les témoins à l’état civil sont : Lucien et Édouard Grand’Barbe, frères de la mariée, le docteur Louis, rue Neuve, 68 ; Auguste Satabin, officier de santé, rue du Barbâtre, 49, et Louis Gérardin, cordonnier, rue Brouette, 5. Se rappelle-t-on l’aimable buraliste de la rue Cérès, Madame veuve Gérardin, originaire elle aussi de Metz ? Devenue veuve, Louise Grand’Barbe épousa le capitaine Bonneton, du 132e de ligne, mort depuis à Voiron (Isère).

Léon Plumet, directeur du Comptoir d’Escompte, veuf de Mathilde Garreau, décédée à La Rochelle, et Marie-Françoise Delarsille. Ont signé : Auguste Alard-Plumet, courtier en laines, le docteur Leclerc, rue du Couchant, 14 ; Pierre Fassin et Paul Villeminot.

Un nouveau venu dans la laine, à Reims, Olivier Zhendre, superbe roux à barbe soyeuse, teint de lys et yeux bleus, dont le père était décédé à la Nouvelle-Orléans (Louisiane), et Blanche Collet-Fricotel, rue de l’Arbalète, n° 9. Peu après, le négociant en laines Barbier, rue de l’Avant-Garde, se l’associait. Plus tard, leurs appartements et magasins servirent à Charles Barbelet, lorsqu’il quitta le café-restaurant si réputé de la Place Royale, pour faire le négoce des tisanes de champagne. Tous les Rémois ont dégusté ses huîtres fines, ses escargots préparés divinement, arrosés de l’exquise «tisane» à 2 francs la «champenoise». Ces heures paradisiaques se sont évanouies dans la profondeur des âges ! il faudra des générations pour reformer une équipe vraiment rémoise disposée à renouer ces traditions de fraternité devant la dive bouteille qui ont fait des Rémois d’hier et d’avant-hier, un ensemble homogène, sociable et joyeux, d’une collectivité se sentant les coudes et communiant sous les espèces du jus de la treille, dans l’amour de la vieille cité rémoise, berceau de l’Histoire de France.

Des agapes officielles et somptueuses fêtent l’union de l’Antinoüs qui préside aux destinées administratives de notre ville, en son hôtel de la Sous-Préfecture, rue Saint-Étienne, 14.

Léon Grenier, à la fleur de ses 32 ans, et la belle veuve Andrès, Isabelle Forest, toute jeune encore, dans son hôtel de la rue Cérès, 32. La bénédiction nuptiale est donnée en la Chapelle de l’Archevêché, par Jean-François-Thomas Landriot, et les vœux de l’État transmis par le préfet Jousserandot. Madame Léon Grenier était fille de Édouard Forest, du champagne, et Amélie Marguet.

Le chapitre épousailles s’allonge et on n’a que l’embarras du choix pour évoquer les noms archiconnus de tous les Rémois d’alors, et des survivants actuels.

Paul Élie Salle, fils de Salle-Champagne, et frère de Jean-Baptiste Élie, du Bourg-Saint-Denis, 43, et Irma Froment. Eugène Camuzon, fabricant, et Blanche Lhoste, fille du directeur des Longuaux. Jules Martin, d’Heutrégiville, fils de Césaire-Victor Martin, décédé à Sedan, et neveu du peintre Louis Menu, rue du Jard, 22, celui-là même que, sur la fin de l’Empire, les gens du quartier appelaient le «Rouge», car on le savait d’opinions républicaines. Le «rouge» d’alors est une couleur qui, depuis, a fortement pâli, sans doute parce que nos générations débiles ont dû s’obliger à mettre de l’eau dans leur vin, afin d’éviter la goutte ou l’artériosclérose. La nouvelle épousée a nom Camille Baudesson, fille de Baudesson-Contet, rue des Moissons, 31.

Et puis, voici le joyeux fumiste... fumiste en tant que farceur – Léon Hécart, fils de l’excellent peintre bien connu, et vendeur aux tissus à la maison Edmond & Auguste Givelet frères, rue de la Peirière, 3 ; il épouse la nièce du «père Bon Dieu», déjà cité, Marguerite Lhoste, fille de Lhoste-Hannesse, rue Saint-André, 14. Hécart le peintre habitait alors rue de l’Esplanade, n° 14 ; en cherchant bien, on retrouverait non loin de là, dans la même rue, les demoiselles Hécart, vestales du nom, qu’abrite dans son immeuble restauré d’hier, Albert Theiss.

On retrouve parmi les témoins au mariage Jean-Baptiste Hannesse, de confiseur devenu négociant en vins, rue du Barbâtre, 44, le menuisier Tailliet et Edmond Givelet, 48 ans, «patron» de l’impétrant. Jovial et plein d’entrain, Léon Hécart mena la vie aux limites les plus raisonnables, après avoir laissé le souvenir d’un des meilleurs vendeurs de mérinos écru, beige ou blanc, flanelle et bolivard, que la place de Reims ait jamais connu, parmi une phalange nombreuse dont le palmarès s’allongerait indéfiniment.

Sachons nous borner !! et reprenons le fil.

Pol Charbonneaux, des Charbonneaux-Billuart, maître de verreries, rue de Châtivesle, 1, et Lucie Hubertine Collet, fille de Collet-Sausset, rue Pluche, 22.

Le bon et joyeux vivant Jules Houbart, des Toiles et Sacs... dont on est heureux de voir revivre parmi nous l’aimable silhouette en la personne de son fils... se glisse dans le vignoble réputé de Verzy et en ramène la compagne de sa vie, Mademoiselle Oudart. Les Houbart frères habitaient alors rue du Faubourg-Cérès, 25, non loin de Lhuire, leur beau-frère. Qu’est devenu le délicat poète rémois du nom de Jacques Lhuire, dont les essais prometteurs et les productions déjà remarquables avaient circulé, il y a deux lustres et davantage, entre les mains de ce que Reims possédait d’intellectuels ?

Côme-Georges Bellot, laveur de laines à Courlancy, fils des Bellot-Berguenheuse, de Cuisles, épouse la fille de Victor Guyotin-Ragot, de la rue du Cardinal-de-Lorraine, 17. Elle était la nièce de Pierre Guyotin, ancien couverturier, rue du Bourg-Saint-Denis, n° 14, âgé alors de 73 ans. Signent à la mairie : Charles Bouquet, rue Rogier, 7, et Victor Lapie, rue Noël.

Charles Louis Biébuyck, négociant en tissus, rue Colbert, 5, originaire de Thielt (Flandre occidentale), et une fille de Chauvet-Sépierre, ancien boulanger, rue du Barbâtre, 77.

Des tissus également, Alexandre Désiré Duquesnel, fils du docteur Bonaventure Duquesnel, maire de Méry-lès-Maignelay (Oise), et Gabrielle Laignier, des Laignier-Dufey, rue du Cadran-Saint-Pierre, 10.

Des foules se précipitent ! ouvrons nos colonnes au libraire Victor Geoffroy, place Royale, et Marie Masson. Geoffroy était la veille encore gérant de la «Coopérative» rue Pluche, où il avait succédé en 1868 à feu Pierre Dubois, poète et chroniqueur rémois. Au capitaine Fernand Robillard, du 124e de ligne, rue Salin, 4, fils de l’ancien vice-président du Tribunal Civil, et qui décédera peu après son mariage. À Gustave Delautel, 40 ans, rue de la Grosse-Écritoire, et Mlle Pestiaux. À De Guerne le boucher, au n° 7 de la rue des Telliers ; à Ligeri Féry, de Buré-la-Ville (Meurthe-et-Moselle) qui vient épouser à Reims la très achalandée et aimable charcutière de la place d’Erlon, Irma Simonet ; à Jean-Jean et Lafleur, «alias» Jean-Baptiste Péter, trieur chez Dauphinot et plus tard contremaître de la profession chez Lelarge, et Adélaïde Charbogne, la belle Adèle de la rue des Moulins. Enfin, à la fille au père Génin, le sonneur de Notre-Dame, une rougissante couturière de vingt ans, qui épouse un Parisien de la rue Au Maire, ébéniste de profession, du nom de Van Lierde. Nous avons vu ce jour-là Génin, respectable vieillard, pâle et fuselé, semblant devoir rendre à l’instant son ultime souffle, le col engoncé dans une énorme cravate blanche à la Louis-Philippe et sa redingote soigneusement dégraissée et repassée, conduire sa radieuse fille à l’autel de la Vierge, pendant que Grison violentait ses pédales, écrasait l’ivoire de ses boudins de chair, invoquait Borée et ses ouragans, trombonnait la tempétueuse «Marche nuptiale» de Mendelssohn, et que là-haut, dans la Tour Nord de la Merveille, des gnomes intrépides, suspendus à l’arcature des charpentes et exaltés par l’âme impétueuse de l’ancêtre Quasimodo, carillonnaient allègrement en l’honneur de la mariée et de leur vénéré chef d’orchestre. Fête intime à la Cathédrale : les Angelots et les Séraphins voletaient d’une nef à l’autre, les Saints et les Saintes avaient dessiné au coin de leurs lèvres le plus divin des sourires, et dehors, la foule des statues de pierre, rois et reines, évêques et martyrs, prêtaient une oreille attentive aux éclats lyriques de la Maîtrise. Au sortir de la cérémonie, le maître Génin poussa un soupir, en murmurant : « Et maintenant, je puis mourir !»

C’est de Reims que partit l’idée fulminante d’une «Souscription Nationale» pour la libération anticipée du territoire. Il s’agissait de s’imposer à chacun une contribution volontaire pour parfaire le chiffre, énorme, semblait-il, pour l’époque, de 5 milliards en or, à verser aux pillards allemands, à la suite de leur «rezzou» violent et rapide en France.

Jean-Baptiste Langlet, courtier en laines, publie une émouvante consultation à ce sujet dans l’«Indépendant Rémois». Il écrit entre autres choses, ces réflexions pleines de bon sens et d’ardent civisme : « On impose tous les objets de luxe et d’agrément, toutes les denrées alimentaires, les produits chimiques, tout ce qui s’est présenté sous la main, sauf le capital, auquel on n’ose toucher. On suit la route inverse de celle qu’il fallait prendre. Quand on a besoin d’une ressource immédiate, il ne faut pas aller la chercher dans les poches vides. Tout citoyen français doit avoir à honneur de se soustraire à la tutelle de l’occupation étrangère, en payant la dette que le pays a contractée pour s’en exonérer. La souscription nationale serait la plus belle, la plus émouvante mesure à adopter, et un beau spectacle à montrer aux regards du monde civilisé. S’imposer de 15 à 20 % du revenu de l’année courante : tous les citoyens auront-ils le courage de ne pas marchander avec cette idole, la Fortune ! que l’on traite en prisonnière afin d’empêcher qu’elle s’échappe. À quoi peuvent servir les grandes fortunes si ce n’est à venir en aide à ceux de nos congénères moins heureux ? »

L’idée était belle et généreuse, digne du large cœur où elle avait germé, mais, en son application, d’une impossibilité qui s’avéra à l’époque. Elle eut ses détracteurs et le résultat en fut nul et déclaré non avenu. Toutefois, à Reims, dans toutes les classes, elle fut accueillie avec promptitude et faveur. Les deux premières souscriptions, l’une de 50 francs, l’autre de 100 francs, furent l’œuvre de deux habitants de la rue des Tapissiers, Picherit du «Bazar Parisien», au n° 5, et son voisin Corbin. Au nom de la firme Fourmon frères & Gouilly, Henri Person verse la grosse somme, donnant le signal à toutes les maisons de commerce et d’industrie. Ce fut comme une traînée de poudre allumée ! D’aucuns renouvellent le geste de nos ancêtres à la Fédération, en déposant leurs bijoux sur l’autel de la Patrie. Madame Gillet-Fisson donne dix-sept bijoux féminins, une tabatière en argent et... une médaille d’Italie ! Tous accourent à l’appel, des plus petits aux plus grands, à l’envi des uns et des autres ; les ouvriers de Daux, le teinturier, de Marquant-Vogel, le vitrailleur, de Dubois-Oudin, le coffrefortier, de Chlique, le carrossier, le personnel des Postes de la rue de la Peirièce, 27, du Télégraphe, rue de Talleyrand, 47, du peignage Holden, de la brasserie Tassigny, du roulage Luzzani, sous forme de produits d’une journée de travail. Il y a de curieuses souscriptions en nature. À Villers-Marmery, près Reims, A. Pierlot livre un jeton de présence en argent, Michelet, le postier, sa médaille de Crimée avec deux agrafes, et leur voisin Lallement, une cuiller à café en argent ; Collot-Adrian, tisseur, donne sa croix du Mexique, estimée valoir huit francs, Madame Maufroy, à l’usine Dauphinot, une montre en or, et le personnel des ateliers, directeur en tête, suit la bonne dame, notamment le chantier des trieurs de laines, avec Périn, les Manceaux, les Péter, Barrois, le père Vachez, Léon Modaine, Roussel, Duval, qui dirigera plus tard le triage Pierrard-Parpaite, et Poncelet. Les épeutisseuses emboîtent le pas : Irma et Zaliska Bougie, Eugénie Questroy, Amélie Jeandal, Eugénie Lefèvre. L’auteur de l’appel à la bourse du peuple, Langlet père, y va de ses 2.000 francs. Paulin Labey, le courtier en vins, 100 francs, tout comme Jobart-David. Ce sont là les promoteurs, les premiers qui entraînent tout le troupeau. Au 21 février, le million est dépassé.

Et la farandole s’élargit. La Société des Déchets est entrée dans le cercle, elle va y entraîner une foule délirante. Et tous les noms, toutes les familles de Reims se font inscrire dans les gazettes. Voilà de la copie toute trouvée pour nos rédacteurs souvent sur les dents : on va pouvoir «faire tabac» un instant ! Des rues entières s’inscrivent au palmarès, et du fond des cours surgissent les pièces de dix sous, voire les décimes. Dans les écoles, les «gosses» sacrifient le prêt du dimanche. Tous, à la ronde, deviennent les mendiants de la Patrie, tous apportent leur recette dans la sébile nationale. Pendant ce temps, les gros prêteurs sourient, laissent dire, chanter et manifester : les milliards des Banques sont là, qui ont préparé l’emprunt de 5 %, et quand la mousse de cet enthousiasme patriotique se sera affaissée, on criera à la faillite du système, et c’est l’impôt et les «quatre vieilles» qui triompheront.

C’est ainsi que se détourne le fleuve de la générosité patriotique et s’annihilent les meilleurs sentiments.

Le Théâtre de la rue de Talleyrand ouvre ses portes à Pâques, avec Blandin et sa troupe, composée de Duriez, Moreau, Laroze, le premier rôle Serret, Aimée Tessandier, étoile remarquable que fera pâlir plus tard celle de Sarah Bernhardt, et les sœurs Gaignard. Courte saison de printemps ! La réouverture annuelle se fait le 6 septembre, au lendemain de l’entrée des troupes françaises, par «le Cousin Jacques», «les Brebis de Panurge», «les petits Péchés de la Grand’Maman», et «Une Allumette entre deux feux». On commence à 6 h. ½ du soir ; on en aura pour son argent. Laroze chante «les Rameaux» de Faure. Le lendemain, la Tessandier joue le rôle de Marguerite Gautier dans la «Dame aux Camélias». Révélation et triomphe ! Puis défileront au programme les passionnantes œuvres dramatiques ou comiques du répertoire populaire : Latude, le duc Job, de Laya, la Princesse Georges, l’Article 47, avec Gavaut, Minard et Cie et Christiane, la Baronne, de Ch. Edmond, et la veuve Larifla. Febvre et Brindeau viennent jouer «Dalila» de Sardou et «Marcel», de Sandeau.

Au Cirque, en décembre, c’est Priami et Pierantoni, avec la gracieuse pantomime : «Cendrillon».

Puis, la vie s’écoule à côté de ces distractions voilées de la tristesse ambiante sous le pesant fardeau de l’occupation allemande. Peu de manifestations artistiques. Le public s’empresse cependant autour de la statue en marbre de «Thomas Gousset agenouillé» due au ciseau de Bonnassieux, placée dans une chapelle de l’église Saint-Thomas.

On inaugure le 28 mai le service des Omnibus pour le transport en commun. Au 15 juillet roulaient cinq de ces mastodontes à chevaux – effroi des mères ! – sur chacune des voies directes : Portes Cérès-Paris, et Portes de Laon-Dieu-Lumière.

Les distributions de prix dans les collèges et écoles communales ou privées, sont rétablies en fin août. Chez les Frères, le prix Rouget-Liénard est accordé, au vote individuel, à l’élève Théodore Delaplace, de l’école des Telliers, enfant pieux et studieux. Au Jard nous relevons au palmarès des «excellences» des noms de moutards dont les destins devaient être bien différents et dont trois ou quatre seulement survivent à cette heure : celui qui écrit ces lignes et ses bons camarades Numa-Léon Aubert, Albert Theiss et Paul Jonoux. C’est Ernest Lefèvre qui leur enseignera dorénavant le solfège et la musique vocale.

Au Lycée, Albert Benoist et Hippolyte Portevin se font classer, parmi les meilleurs, pour l’École Polytechnique.

Reims se peuple d’immigrés Alsaciens-Lorrains. Après Buchillot, le fourreur de Metz, c’est Wisner, de Strasbourg, qui installe sa clinique dentaire, place Royale. Sa venue en notre ville a été précédée d’une notoriété étincelante : on sait que Wisner avait cinq fils qui tous réussirent à échapper à la conscription boche, aussitôt la capitulation de la capitale alsacienne, et que leur père fut condamné, pour complicité dans leur évasion, à une amende de 1.500 fr. qu’il refusa de payer. Il fut un des premiers à opter pour la France. Aussi le bon accueil rémois était-il assuré d’office à cet ardent patriote, ainsi qu’à sa lignée. Le plus jeune des fils Wisner, Léon, âgé de 19 ans, avait subi le siège, en qualité de garde mobile, et, après sa fuite, était aussitôt rentré en campagne au 45e de ligne. L’aîné, Philippe, 27 ans, au 84e de ligne dès le 27 juillet 1870, fut blessé à plusieurs reprises, s’évada de Metz et termina la guerre avec le grade de sous-lieutenant. Arthur, Ferdinand et Maurice, tous trois engagés volontaires, servirent la patrie sans défaillance. Notre famille rémoise s’enrichissait ainsi d’éléments de premier ordre qui devaient ajouter à son honneur et sa prospérité.

Enfin sonna l’heure de la délivrance. Nos cœurs allaient bondir de joie et d’allégresse à l’aspect des culottes rouges et des Trois-Couleurs revenues parmi nous ! Ce fut une heure divine, qui nous dédommageait amplement des mois de souffrance morales et d’angoisses humiliées.

Le 29 octobre, Victor Diancourt avait été nommé maire de Reims, en remplacement de César Poulain.

C’est à lui qu’échut le grand honneur et le vif plaisir de souhaiter la bienvenue aux troupes françaises qui allaient reprendre possession de notre Ville.

Dès le 6 novembre, à neuf heures du matin, la caserne Colbert et ses baraquements adjacents sont livrés par les Allemands au sous-intendant Brichard et au sous-préfet Grenier. À dix heures, les derniers officiers ennemis venaient relever leur poste à la gare. Déjà l’avant-veille, le 2e bataillon du 35e brandebourgeois, un escadron de cuirassiers, l’état-major de la brigade et les ambulances commencent à évacuer Reims. L’évacuation dura toute la journée du 5 et se termina le 6 par le dernier bataillon du 24e brandebourgeois.

Le 35e brandebourgeois n’avait pas revêtu ses aigles d’une gloire étincelante au cours de la guerre. Le 24 novembre 1870, il s’était fait copieusement battre à La Neuville-aux-Bois, près Orbais, par le 29e régiment de marche français : il y eut 400 tués, dont le comte de Platen, neveu du vieux Guillaume. Ce jour-là, le 2e bataillon du 29e français s’était laissé surprendre tout habillé et couché, dans les granges et les écuries de La Neuville, par les obus et les balles Mauser. Les hommes se secouent les oreilles et les cheveux, embroussaillés de paille et de foin, et se déploient en tirailleurs pour chasser l’ennemi, retranché derrière les talus de la voie ferrée et quelques maisons à l’entrée du village. Faute de canons, le succès fut restreint et on ne put s’emparer de la batterie prussienne. Il nous a manqué souvent de la sorte certaines petites choses, au cours de nos combats !

Enfin, le 6 au soir, il ne restait plus un atome de vie boche dans nos murs. Quel soulagement ! Il nous sembla tout à coup que l’air devenait plus respirable : les cœurs nageaient dans une allégresse bouillante et les yeux brillaient d’espoir et d’orgueil reconquis !

Reims se trouvait enfin débarrassé de la vermine immonde qui s’était pendant vingt-six mois repue de sa chair et de son sang. Le flot noir gravissait au lointain, lentement, comme une chenille baveuse et mouchetée sur un tronc d’arbre, les pentes qui mènent à ce bois de Berru d’où, moins d’un demi-siècle plus tard, cette engeance trop prolifique pour le malheur du Monde, accomplissait l’œuvre de destruction systématique et satanique qui germe depuis des siècles dans le cerveau fruste et bestial des fils d’Arminius. Nos yeux brûlants de mépris et de haine les suivaient de leurs regards débordants d’une passion longtemps comprimée : que n’avaient-ils le pouvoir de la foudre !

Ah ! race maudite ! combien nous regrettons que la noble terre de France ne se soit pas entr’ouverte alors pour t’engloutir à jamais !

Les «culottes rouges» et le «Tricolore» étaient à nos portes. Joie immense, dont la rançon, hélas ! devait se payer plus tard ! Cette joie, ceux qui entrouvrirent les premiers les volets de leurs maisons à l’aurore du 13 septembre 1914 l’éprouvèrent centuplée : ils en garderont l’éternel souvenir que les épreuves indicibles des mois à venir n’auront su éteindre en leur mémoire.

Il fallut aux Français de notre armée attendre et piétiner vingt-quatre heures avant de pouvoir prendre la place des évacués : nos casernes et baraquements subissaient la désinfection obligatoire à la suite du passage dans notre ville des Allemands quittant Épernay, après y avoir subi une épidémie de fièvre typhoïde. Mais une petite troupe allait prendre officiellement possession de notre ville en y pénétrant aussitôt que le dernier ennemi eut franchi la Porte Cernay.

Le 6 novembre, les Sapeurs-Pompiers, Tassigny en tête, occupent à 10 heures le poste de l’Hôtel de Ville, sous les acclamations : « Vive la France !» Dès cinq heures du matin, cinq brigades de gendarmerie locale avaient pris service en attendant la gendarmerie mobile, dont une compagnie, expédiée de Versailles, débarquait à 10 h. 50, se rendant ensuite, entre les haies de la foule déjà frémissante, à la gendarmerie, rue Tronsson-Ducoudray et place du Parvis-Notre-Dame. Leur casernement avait été préparé dans le Nouveau Théâtre.

Nous n’avions eu ce jour-là que l’avant-goût des impressions que la rentrée en ville des troupes françaises devait provoquer en nos âmes, enflammées de la plus pure des passions : le patriotisme, le 20 novembre suivant.

À 2 heures, la musique des Pompiers et celle des Régates Rémoises donnent une sérénade devant l’Hôtel de Ville.

Le soir même, le Théâtre de la rue de Talleyrand ouvrait ses portes.

Le samedi 9, concert au Cirque, avec Potel, Ismaël et Madame Peschard. La Municipale exécute la «Marche du 91e de ligne», orchestrée par Gustave Bazin : «Tu peux te fouiller (bis) si t’as (bis) des poches...» C’est ce régiment qui devait primitivement prendre garnison à Reims. Au dernier moment, un contrordre le remplaça par le 79e. Ismaël, futur baryton de l’Opéra-Comique, joue sur le violon une fantaisie sur «La Muette de Portici». Les Pompiers exécutent une fantaisie sur «Lucrèce Borgia» de Donizetti, avec solo de clarinette par Honoré Just. La polka de Cazé : « Jeannette» pour piston à coups de langue, triomphe de Totor Delvincourt. Et Potel pince la corde cocardière : «Le sergent du Soe», avec au refrain des trépignements dans la vaste enceinte, bondée jusque sous les combles.

Le 12, Pasdeloup amène son orchestre avec Théodore Ritter le pianiste. Le 13, arrivée du général de brigade Daguerre, sans réception officielle. Il neige à flots, mais d’une neige inconsistante, qui nous trace une piste de boue, noire et gluante. Qu’importe ! la circulation dans nos rues reste fébrile et incessante. On attend ! on espère, on s’impatiente, on piétine. Les maîtres, dans nos écoles, se résignent à constater l’absence de nombreux élèves, en buissonnière. Qu’y faire ? ces tout-petits en ont assez d’avoir vu des casques à pointes, des capotes grises et des bottes suiffées ! il leur tarde d’admirer des képis rouges, des capotes bleues, et surtout d’entendre les joyeux et clairs cocoricos de nos clairons.

Le 16, nouveau concert au Cirque par les Bilots de Saint-Remi, au cours duquel on entend pour la première fois une jeune violoniste presque Rémoise, Marguerite Pommereul, de Pontfaverger, lauréate l’an d’après, pour le canton de Beine, au concours des écoles primaires du département, avec son concitoyen Émile Cauly, futur archéologue, Paulin Songy, qui mourra en 1913, à Verdun, capitaine du génie, et aussi celui qui évoque en ces lignes de tels souvenirs.

L’artiste, accompagnée au piano par Ernest Lefèvre, joue «l’Invitation à la valse» de Weber. Elle était une belle brune, à l’opulente chevelure, aux yeux d’émail bleu, le teint mat, visage réfléchi et sympathique. Sagnier, le ténor, déjà fort apprécié, chante de sa voix de muezzin le solo d’un chœur de circonstance, écrit par Ernest Duval : «La Délivrance».

Le 19, vif émoi : un détachement de 200 hommes du 79e de ligne est entré dans son casernement, sans tambours ni trompettes.

L’aurore du grand jour se révèle à l’horizon du 20 novembre. Dès midi, les rues sont noires de monde. Les 72.000 âmes que contient Reims ont quitté leurs demeures pour s’égailler sur le parcours des troupes. Une profonde rumeur emplit la cité pavoisée à toutes ses fenêtres. Il fait froid, le ciel est sombre, la boue des rues épaisse. Qu’importe ! on bat de la semelle, on se réchauffe en se serrant les coudes et les lazzis des loustics font rire et prendre patience. À deux heures, la pluie cesse enfin de tomber, et les autorités municipales, judiciaires, militaires et ecclésiastiques se rendent à leur poste, guidées par un service d’ordre. Le square Colbert et ses alentours sont occupés par une foule très dense. Les bourdons sonnent à toute volée. Les cœurs battent la chamade. Soudain, un profond silence s’établit autour de la Gare, où les musiciens des Régates Rémoises, derrière leur bannière, portent l’embouchure aux lèvres, frémissants. Le train militaire vient de pénétrer sous le hall. Il est 3 heures 10 minutes. Tout à coup, une acclamation formidable : le colonel du 79e de ligne, Étienne, en képi à aigrette, apparaît, encadré de son état-major. La «Marseillaise» éclate en fanfare. C’est du délire : cris, pleurs, claquements des mains, qui vont redoubler lorsque les troupes se mettent en marche, en contournant le square Colbert pour pénétrer sur la place d’Erlon. La clique est en tête, en avant de la musique, sous son chef Knoll. La canne du tambour-major voltige dans les airs. Les tapins assourdissent de leurs rataplans les fanfares éclatantes des clairons. Quelles heures ! quelles minutes ! il faut les avoir vécues pour garder une vie entière, la trace des émotions dont elles furent rassasiées !

Quarante-six ans plus tard, en ce même mois de novembre qui est bien le plus assombrissant du calendrier, au quantième du 20, le même Rémois qui avait jadis ressenti ces fortes impressions, en éprouvait d’autrement violentes, lorsque, sortant, du Cimetière du Nord dévasté, où pendant une heure, il avait fait l’appel de ses morts, connus et inconnus, et mesuré le désastre de leurs sombres demeures, il entendit soudain retentir les mâles accents de la «Marche de Sambre-et-Meuse». D’un bond, il se trouva aux abords de l’Arc-de-Triomphe de Mars, surgissant intact au cœur de la Cité en ruines. Une paire de «riz-pain-sel» en costume, s’étaient arrêtés sur le bord du trottoir, près d’un terne gazon aux clôtures arrachées. Du faubourg de Laon, aux maisons squelettiques, par-delà la ferraille disloquée et les pierres brisées de la banale Fontaine publique, s’avançaient, clique, musique et colonel en tête, les immortels Poilus retour de la guerre.

Au sortir de la Nécropole, c’était la Vie qui se rebellait contre le Néant ! Une musique altière et pimpante à la fois, avec des alternances en mineur et majeur, se faisait entendre, dont les sons vainqueurs pénétraient en ville par cette embouchure de faubourg.

Ah ! l’instant inoubliable ! Il était trois heures de l’après-midi, et la brune d’un crépuscule hâtif pénétrait la chair et l’âme d’un froid et d’une mélancolie intenses. Le témoin écrit le soir même : « Je cours, je vole au-devant d’eux ; mes yeux s’emplissent de leurs visages magnifiés par le sentiment intérieur de la délivrance et du triomphe. Les prendre entre mes bras, tous ! les étreindre, embrasser leurs faces basanées au poil rude que le rasoir n’avait pas frôlé depuis des jours ! Et ils marchent altiers, tête droite, jambes alertes, leurs regards orgueilleux et rieurs me baignant de leur compatissante caresse. Ah ! oui ! ce vieux à la moustache blanche coupée à l’américaine, qui leur tend les bras, ils le sentent tout pareil à leurs vieux à eux, à ces pères qui attendent leur retour depuis des mois et des mois sans fin, et, à voir ses yeux à lui s’emplir de larmes, ses joues pâlir et s’empourprer tour à tour, son front se hausser et s’élargir, ses mains trembler et ses jambes le lancer fébrilement de l’un à l’autre d’entre eux tous, ils rient, ils sourient, ils remuent les lèvres, ils relèvent le fusil et le sac d’un coup d’épaule. Les lumineuses résonances des clairons, les sourds roulements des tambours s’engouffrent, martiaux et entraînants, dans l’avenue de la République, saluant au passage les ruines silencieuses de la grande cité gallo-romaine... C’est le 403e de ligne, et, à sa suite, le 407e de la même brigade, venant de Signy-l’Abbaye, allant à Épernay, et ensuite aux folles acclamations, par le Ballon d’Alsace et vers les pays rhénaniens redevenus français. «Nous venons de Mézières !» s’exclament-ils en hochant la tête, et ces quatres mots déchirent l’écran de leurs pensées. Et ils redressent leurs nuques, courbées par la longue étape, leurs yeux brillent des mille étincelles de l’orgueil national. L’image de la France est sur ces prunelles, une France merveilleuse, d’une beauté éblouissante ! Eh ! oui ! je pleure, je ris, je sanglote, je serre des mains, les mots s’étranglent au passage d’une gorge contractée. «Il est fou !» se disent-ils sans doute, eux, les hommes qui en ont vu, entendu et enduré bien d’autres, subi d’autres émotions ! Quelles minutes ! quelle intensité de joie ! Comment ne tombai-je là, foudroyé par ce bonheur indicible et illimité. Retrouverai-je seulement la même monnaie de ces sensations, n’importe où que ce soit, lors et là même où – et j'y étais – lorsque ces Poilus ou leurs frères identiques, apôtres de la même foi, martyrs aux mêmes souffrances, lorsque ces Poilus qu’enveloppe l’horizon gris et bleu, en lignes profondes, vont descendre, à la Paix, des hauteurs du plateau de Courbevoie vers l’Arc-de-Triomphe de la Grande Armée, le monolithe égyptien, témoin des Âges, et la Porte du Carrousel ? Une bénédiction m’environne ! Les âmes de ces milliers d’êtres disparus dont, à l’instant, j’évoquais les noms et la silhouette vivante, flottent autour de moi, flottent encore tout proche de cette plume de fer qui est mon outil de joie intime et de bonheur serein, – toutes ces âmes généreuses m’enveloppent de leurs effluves fraternels en développant ma puissance sensorielle, me façonnent des allégresses inouïes ! Qu’elles soient bénies dans l’Éternité !

Et le défilé continue : je m’arrache aux premiers arrivants, et je poursuis, haletant, ma marche au sépulcre du pays natal. Des tanks, de petits tanks, par dizaines, s’échelonnent au long de l’avenue de Laon et de son trottoir de gauche, jusqu’à l’église Saint-Thomas, au-delà encore, au pied des façades de pierre, aux yeux caves, dont les orbites s’ouvrent en arrière sur le néant. Et tout à coup, de la gare de la Petite-Vitesse, la vie en rumeur s’échappe bruyante et acclamante : un essaim de territoriaux et de travailleurs civils accourent former galerie au défilé des bleu horizon et des bourguignottes bosselées ou trouées du 407e de gloire. Clairons, trompettes, clarinettes et pistons harmonisent le plain-chant du pas de nos troupiers couverts de boue roche et blanche. «Ah ! leur crions-nous – vos misères sont finies ! – Nous l’avons bien mérité !» proclament-ils fièrement. Les sabres des chefs s’abaissent devant nos casquettes, nos képis, nos chapeaux agités en l’air. De la Fontaine en fonte à la vasque supérieure réduite en éclats dispersés, au pont de pierre sur la ligne ferrée, sous lequel avaient glissé les trains de troupes allant à la guerre sous les rameaux et les fleurs, nous voici près d’une centaine, spectateurs vibrants, exaltés, de conditions et provinces fort diverses. L’accent trahit le Languedoc aussi bien que l’Ardenne; la Bourgogne tout comme l’île-de-France et le Parisis, les Charentes, les Savoies et la Camargue. Cette guerre a fondu et mêlé les sous-races. Tous ces hommes issus des quatre coins de la France ont vécu des mêmes souffrances, des pires angoisses ménagées à tous, des espoirs de la réserve commune et vont vivre des mêmes récupérations joyeuses... »

Récupérations ? Hélas ! qui parmi nous à cette heure, ne tremble de leur spectrale vision entrevue ! Ceux du 79e de ligne, il y a cinquante ans, nous avaient promis qu’un jour la Victoire flotterait sur nos drapeaux et que l’heure de la revanche sonnerait. La Victoire on l’a eue ! On a récupéré et l’Alsace et la Lorraine ! à quel prix, pour nous, enfants de Reims : la mort de notre Mère !

Mais estimons-nous heureux parmi les plus heureux, puisque nous assistons à sa Résurrection !

Aussitôt la libération de notre ville, elle reçut la visite du bon et mielleux Jules Simon, ministre de l’Instruction publique, qui vient rendre visite à ces braves Rémois, dont une fraction importante lui avait accordé ses voix deux ans auparavant ; il parcourt l’intérieur de nos établissements municipaux et nos églises, et se fait acclamer par la population enfantine de nos écoles communales et de notre Collège. Il prend plaisir à écouter les discours flatteurs que des maîtres intéressés lui font débiter par des blondins enhardis qui lui donnent de l’Excellence, à lèvres roses en veux-tu-en-voilà ! il y aurait bien au bout quelque distribution de jolis livres illustrés en récompense, pour faire suite à l’accolade paternelle du philosophe. Ce disciple de Platon aimait le suffrage des foules, à l’encontre des doctrines de son maître, qui formulait une opinion désobligeante à l’égard du suffrage populaire : « Il n’est rien de plus déplaisant que la majorité – disait le Divin – car elle se compose de meneurs énergiques, de fripons qui s’accomodent aux circonstances, de faibles qui s’assimilent, et d’une masse qui roule à la suite, sans savoir le moins du monde ce qu’elle veut !»

Notre bon Jules, sous ses apparences paternes et indifférentes, avait fait haute figure parmi les meneurs énergiques et conquis une place enviée parmi ceux qui mènent les hommes.

Une feuille opposée au régime avait tracé de ce ministre de la Troisième République un portrait assez ressemblant : « Assez gros, assez grand, la figure pleine, le nez busqué, les cheveux rares et grisonnants. Allures douces, calmes et plus ou moins sincèrement unies. Voix sympathique, mais exagérant les cordes sentimentales. Il prêche plus qu’il ne parle, et obtient, en terme théâtral, des succès de mouchoir ». En tous cas, il connaît à fond l’âme humaine et possède le secret de ces flatteries qui sont comme un encens au nez du peuple.

Le rusé matois – qu’on croira sincère en la circonstance, car il n’oublie pas ses humbles origines –, se fait conduire incognito dans une de nos rues les plus populeuses, où s’agglomèrent une foule d’ouvriers d’usines, la rue du Grand-Cerf et pénètre au n° 45. Habite là, chez sa fille, maîtresse de pension, un vieil instituteur du quartier qui a pris sa retraite aux dernières vacances scolaires : « le père Homo», – un vrai père pour les moutards devenus grands qui, depuis des générations, avaient reçu les enseignements de ce parfait citoyen, l’un des plus braves, des plus honnêtes pédagogues à qui l’on puisse confier l’éducation d’un peuple. Homo était entré dans l’enseignement à dix-sept ans. De Courmelois, il vint à Courcy où il enseigna pendant 20 ans. Il professait à l’école de la rue Simon depuis le 1er février 1841. Ah ! l’excellent Homo avait bien gagné les 1.222 francs de retraite que la loi lui accordait. Que de chemin parcouru depuis par ses successeurs, dans les couloirs veineux du budget !

Ce simple geste du Grand-Maître de l’Université parut ce jour-là une récompense suffisante à ce vieil homme qui n’avait jamais songé aux détresses possibles du lendemain et appréciait surtout les effusions du cœur et les délicatesses de l’esprit.