La Vie rémoise 1868

1868

Et d’abord, pour une fois, savez-vous ! honneur aux défunts de l’année nouvelle : c’est une politesse filiale qui leur est due.

Pierre-Rose-François-Éloi Lecointre décède le 13 janvier, à l’âge de 79 ans. Né à Coucy-lès-Eppes, il était fils de ce Jean Lecointre qu’on connut, au début du dernier siècle, marchand épicier dans la rue de la Tirelire.

À l’âge de dix ans, il entre au collège Saint-Denis, sous l’abbé Legros, et s’y trouve le condisciple de J.-B. Henrot, dont il deviendra l’ami fidèle à jamais. Son père étant mort avant qu’il eût terminé ses études, il fait métier de scribe chez un banquier de la place, en devient le caissier ; finalement, il entre dans les affaires. En 1823, il est négociant en denrées coloniales et indigènes, – les huiles et savons –, en cette rue de Gueux qui va bientôt s’appeler Talleyrand. Nommé à cette époque juge au Tribunal de Commerce, il en devient le président, à diverses reprises, de 1834 à 1854. Entre temps, il avait épousé Angélique Coutier, nièce de Coutier-Marion ; il en eut quatre enfants : Jules Lecointre-Arlot, aïeul maternel du Dr H. Saint-Aubin, – Louis, aux multiples avatars, – Constance, qui fut l’éducatrice des enfants de sa benjamine, la mère de Paul Douce.

Pierre-Rose avait été décoré de la Légion d’honneur sous Charles X. Le Dr Saint-Aubin est le fier possesseur de cet emblème, à l’effigie de Henri IV. Le second Empire promut Lecointre au grade d’officier de la Légion : il était conseiller municipal depuis 1834.

Maille-Leblanc dépeint ce brave citoyen rémois en trois coups de pinceau mœurs antiques, régime simple et sévère, sérénité de caractère.

Ayons l’ambition d’être dignes d’une telle épitaphe !

Au pôle opposé, du point de vue social, c’est Poule-Poule qui s’en va. Une «sainte», issue de la plèbe la plus infime, mais fort proche de la perfection morale !

Poule-Poule était le surnom ironique que la marmaille morveuse et dépenaillée des courées de la paroisse Saint-Maurice avait infligée à Jeanne-Louise Bartault, ménagère et ravaudeuse de bas et chaussettes, une de ces «bêtes à bon Dieu» dont le cœur est de beurre et fond au soleil de la moindre affection, et l’esprit fait de candeur et de simplicité enfantines. On n’imagine ces êtres évangéliques qu’avec une figure poupine toute rose, un nez mutin et quêteur au retroussis à peine ébauché, un front d’albâtre et sans rides, bombé sous le poids de l’idée fixe, et aux lèvres le sourire de l’Ange de la Merveille !

Ceux qui, pieusement, déposèrent Poule-Poule dans son cercueil de bois blanc, aux parois si minces ! se figurèrent sans doute que ce corps décharné, à la face ridée et aux yeux d’émail sans vie ni pensée, sortait de l’étalage des Olin ou des Picherit, qui vendaient alors, sous les Loges et rue des Tapissiers, leurs poupées taillées au couteau et fanfreluchées de linon blanc. Un spectre, un fantôme, un esprit, pas même un ectoplasme ! Ah ! les croque-morts n’eurent pas à plier sous le fardeau et Poule-Poule n’a pas laissé une grosse bosse sur le sol dévorant de notre Cimetière du Sud !

Jeune fille, Jeanne-Louise avait eu la vocation monastique, et charitablement, mais non sans soupçonner l’inutilité de cet essai, la Supérieure des Carmélites lui ouvrit les portes de son cloître. On était aux heures de Wagram. L’épreuve fut courte : au lieu de se livrer aux rigueurs de l’ascétisme et de sanctifier les heures à la prière, Jeanne-Louise, qui n’avait pu se détacher de ses habitudes de Lisette en chambre, – arroseuse des fleurs de sa mansarde, «fouffeteuse» appliquée parmi des rubans décolorés, et des rognures de couture, ne songeait qu’à tout maintenir en ordre dans son étroite cellule, voire à orner sa fenêtre de rideaux de mousseline blanche comme l’hermine. Son panégyriste anonyme, – qu’on soupçonne peut-être à raison d’être le poète-philanthrope Gonzalle –, dit qu’on la jugea en haut lieu trop mondaine (!) pour le milieu ascétique où on l’avait accueillie, et on la mit amicalement dehors.

Jeanne-Louise se retrouve sur le pavé rémois, où un passant, cordonnier de son état et ivrogne en ses loisirs, du nom basse-courier de Picoin, lui passe la «bague au doigt». L’infortunée ! la voici femme de «saoûlot» et mère de chétives et pâles créatures marquées, au seuil de la vie, du sceau de la mort. Quelques années de ce martyre muet, et elle se retrouvera seule au monde.

Alors, de son métier de pseudo-couturière, tout au plus apte aux «rempiéçages» et au «ravaudage», elle subvient, sans aide, à sa propre subsistance. Pendant vingt-quatre ans de son âge mûr, elle vit, isolée, dans un réduit à 20 francs par an, de la rue de Normandie, 19. Son mobilier se compose de : un lit, un bon lit de bois, chaud, muni d’une «paillasse», d’un matelas de varech et d’un matelas de laine, – seul épicurisme de cette recluse –, deux malles qui remplacent l’armoire trop coûteuse, une chaise, – elle reçoit si peu, et ses «five-o'clock» ont à peine vécu à l’état de projet éphémère ! – et, collées au mur ou y épinglées, des images religieuses et un «christ» à bénitier, verdi de buis, et d’une «pomme des Rameaux». Un livre relié, le paroissien de l’Église de Reims ; une brochure, l’almanach de Mathieu de la Drôme. Dans un coin, un croûton de méteil pour les souris. Et, là-dedans, la paix du cœur !

Gonzalle, – enrichissons sa mémoire de ces dires –, la dépeint, – elle a dépassé alors la cinquantaine et apparaît toute menue et trottinante au marché de Saint-Maurice et devant les étalages de ferraille, chiffons et bouquins –, « vêtue d’une robe d’indienne à fleurs, un mouchoir de couleur sur le cou, et coiffée d’un bonnet noir à bavolet. Le dimanche, mieux attifée, mais toujours proprement, elle couvre sa robe d’un châle à fleurs sur fond noir, et ses cheveux grisonnants d’un bonnet blanc démodé, en mousseline. La chère, douce, sainte et pitoyable créature ! À peine dehors, elle est saluée, accompagnée, ironisée du cri : « Poule-Poule !». En vain essaie-t-elle de s’expliquer les raisons de ce sobriquet. Les gosses, cruels, l’en ont affublée soudain ! leurs parents, lâches, ont fait chorus. Pourquoi ? Peut-être cet air, en marche, d’une poule maigriotte et agitée qui sautille vers un tas de fumier ou parmi les gravats d’une basse-cour pour y picorer un grain substantiel !

Ceux de Par-en-Haut, les morveux des classes primaires, avaient eu, à côté de cette Poule-Poule, un «Doudou», sorte d’ahuri baveux au ventre bedonnant et aux joues bouffies, un «Ratapatte» qui avait une jambe plus courte que l’autre, et un «Tape-à-l’œil » dont les yeux sanguinolents crachaient des fureurs de coq ; une «Marie-la-Fumeuse» qui embuait l’air des fumées de sa bouffarde hygiénique, une «Cressonnière» enguirlandée de hardes et chaussée de «claquettes» béantes, entraînant à sa suite, une fille de ses amours du «marché aux puces», qu’elle appelait de ce doux vocable : « chameau des Indes» ! Ce quatuor excentrique ne leur avait pas suffi, il leur fallut que Poule-Poule en devint la harpiste céleste et complémentaire !

Jeanne-Louise éprouva un jour de réelles joies. Un sien neveu qui habitait Paris, l’invite, une veille de Pâques, à venir visiter son aimable famille, «jouquée» dans un «garni» au faubourg du Temple. Sans hésitation, elle part, munie d’un viatique de dix francs, montant de ses économies depuis le 1er de l’an. En route, elle se fera héberger par des cœurs compatissants. Déjà septuagénaire, elle trottine vaillamment, un bâton de houx à la main, et «abat» ses quarante lieues en six jours. Une «Marche à l’Étoile» ! Un soir, à huit heures, elle passe «au rapport» à la barrière de la Villette, et là, d’agent en agent, elle est ballottée et déposée, sans accidents, deux heures après, au seuil du logis familial. Ce furent des heures paradisiaques ! Le voisinage s’était intéressé à cette bonne vieille, rieuse et jaseuse, toute proprette, et pas plus grosse que «deux liards de beurre», qui s’offrait à tous pour de menus services. Elle gagna, à des besognes puériles, quelques sous et des piécettes blanches, transformées vite en friandises et jouets pour les petits-neveux. Elle fut adorée, choyée, dorlotée : la vie, certes, lui apparut bonne, quoi qu’on en dise ! Elle visita les monuments glorieux et les somptueux temples de la coquetterie féminine. Ciel ! que de lumineux «attifiaux» ! Y en avait-il de ces «princesses» et de ces beaux «messieurs dorés» dans ce grand Paris ! Elle assista aux obsèques de Béranger, et en elle chantèrent à nouveau les refrains de sa jeunesse en grisaille lointaine. Mais son Reims, son quartier l’attirait ! Trois semaines de cette existence d’odalisque lui furent suffisantes, et nos moutards retrouvèrent leur Poule-Poule, qu’ils croyaient ascensionnée au Ciel à jamais ! Fête populaire entre toutes !

Jeanne-Louise, ayant trempé une fois ses lèvres exsangues à la coupe enchanteresse, voulut y boire à nouveau. Et la voici encore une fois déambulant de la Haubette aux portes de la Capitale. Mais l’accueil fut moins exubérant. Les petits-neveux, devenus grands, avaient quitté le foyer paternel, et la vie était devenue dure à ses amphytrions. Le lendemain même de son arrivée, elle reprenait le chemin de Reims.

Cette fois, la fatigue d’une telle existence l’accable. Elle a soixante-dix-neuf ans et le droit au repos. La «Charité» la recueille, où elle se fera encore l’assistante des sœurs infirmières.

Elle a, enfin ! bien gagné sa part de Paradis.

Le 22 février, elle quitte ce monde, à 82 ans de vie terrestre, dans l’espoir d’une éternité de bonheur.

Vive à jamais Poule-Poule dans les ondes et parmi les vibrations de l’Éther céleste !

Peu de semaines après sonnait l’heure du départ de l’un de ses bienfaiteurs, homme au cœur droit et aussi haut placé que sa renommée : Jean-Baptiste Henrot, médecin, s’en va, après une vie remplie d’œuvres.

J.-B. Henrot était né à Liry (Ardennes), le 19 janvier 1791. Son père, cultivateur et maire de la commune, l’envoya, en 1798, à l’école primaire de la rue Perdue. Liry n’avait ni école ni instituteur, comme la plupart de nos villages ardennais. À Reims, l’enfant fut accueilli au n° 73 de la rue Neuve, où habitait son beau-frère, le docteur Langlet. En 1801, il entre au Collège dirigé par l’abbé Legros. Enfin, à la mort de son père, survenue en 1804, il retourne à Liry pour reprendre les travaux de culture et aider aux siens. Deux ans plus tard, il revenait à Reims pour y étudier la médecine auprès des maîtres d’alors, Langlet, Noël, Maillet. La conscription l’appelle en 1809, et on le nomme chirurgien au 6e dragons. Il séjourne un an en Bavière, fait la campagne d’Espagne, au 8e d’artillerie, et, le 14 août 1812, prisonnier des Anglais à Madrid, il est jeté sur les pontons pour être ensuite interné dans le pays de Galles. En 1814, libéré, il rentre à Liry, où il exerce la médecine. En 1818, il se marie à Reims et s’y établit définitivement. Dix ans après, il obtenait son brevet de doctorat. Le Bureau de Bienfaisance lui confie alors sa clientèle pauvre, si nombreuse en ce quartier de Saint-Maurice et Saint-Remi, peuplé d’artisans de la laine. Aide-major dans l’artillerie de la garde nationale, conseiller municipal en 1830 et suppléant de la justice de paix, il quitte toutes fonctions publiques en 1848, pour se livrer entièrement à son magistère bienfaisant et diriger dans les mêmes voies d’honneur et de dévouement qu’il a suivies ses cinq fils, Alexandre, Jules, Émile, Adolphe et Henri, et ses

filles, Élisa, morte en 1838, et Émélie, encore bien vivante en 1922.

Parmi les personnalités remarquables de la Famille Rémoise qui quittent, à regret, ce monde où, malgré tant de déboires et de désillusions, on peut apprécier par moments la «joie de vivre», citons Étienne Lesage, homme de bien, ex-ouvrier tisseur devenu représentant d’une usine de papeterie, mutualiste convaincu et averti, apôtre de cette philanthropie pratique et usuelle qui ne sait larmoyer, mais agit. Puis, c’est Félix-Désiré Soullié, ex-représentant du peuple sans éclat, en 1848, qui décède rue de Thillois, 23, à l’âge de 73 ans.

Un modeste parmi les meilleurs de nos concitoyens, Pierre Dubois, imprimeur-gérant de la Coopérative, rue Pluche, 24, s’éteint, à 45 ans, vaincu par le travail. Enfant du peuple ouvrier de Reims, il en avait chanté, en poète inspiré, les allégresses et les peines, et sa plume, dressée à l’école des maîtres du Lycée de Reims, où il avait été boursier, a laissé des œuvres charmantes et émues qu’un pieux biographe a analysées ou reproduites en partie dans un livre couronné en 1911 par l’Académie de Reims : Pierre Dubois, – l’homme et l’œuvre.

L’enseignement primaire est frappé vigoureusement et cruellement en la personne revêtue de bure de Rieul-Joseph Gosset, directeur des Frères des Écoles chrétiennes, rue du Jard, 11. Le F. Rieul était originaire de l’Oise, et né en 1822. À quinze ans, il entrait en congrégation. On l’eut comme maître aux classes d’école de Saint-Remi, Sainte-Anne, Hôpital Général et Jard. Directeur à Épernay, en 1856, deux ans après, il est nommé à ce poste en notre ville. Le 26 novembre 1868, on l’enterrait en grande pompe, au milieu du respect de tous : il venait de succomber, avec des centaines d’autres habitants de Reims, sous les attaques de l’épidémie de fièvre typhoide qui décima pendant six mois, nos faubourgs et quartiers populaires. Les eaux de la Vesle, qui servaient alors à toute la ville, furent accusées de ces innombrables méfaits ; l’attention de la Municipalité se fixa davantage sur la nécessité de pourvoir à la distribution d’une eau potable, saine et digestive. Quelques années plus tard, Reims se trouvait pourvu, comme par miracle et enchantement, du liquide limpide issu des collines voisines.

...Un vieux rentier de la rue du Jard, 25, Pierre-Louis Tibon, généreux distributeur de «soleils» aux gamins et gamines du quartier, disparaît. Son vaste jardin, doré de tournesols géants et d’une superficie de 1.350 mètres carrés, situé entre Jard et Venise, fut acheté l’an d’après à sa succession, pour l’agrandissement de l’usine des Déchets, au prix de 25.000 francs, ce qui ramenait le mètre à 18 francs. Sur rue, on le paya jusqu’à 30 francs. La Société des Déchets établit là de nouveaux ateliers de lavage, essorage, séchage, et dirigea ses eaux glaiseuses vers l’égout du Jard, pour donner satisfaction aux riverains de la rue de Venise, qui se lamentaient en raison du ruisseau vaseux qui dégoulinait parfois en torrent devant leurs maisons, rendant le pavé glissant et dangereux pour les piétons.

D’autres morts encore viennent endeuiller des familles bien connues : J.-B. Burnod, 55 ans, rue des Deux-Anges, 19 ; – le docteur Leconte, 58 ans, qui habitait à la Charonnerie, sur la route de Cormontreuil ; – Joseph-Quentin Favart, lainier, rue du Levant, 13, qui décède à 79 ans ; – le comte Ruinart de Brimont, ancien gentilhomme de la cour de Charles X, qui meurt le 3 septembre, au château de Brimont ; – un modeste médecin, à la vie remplie d’œuvres, Théodore Petit, rue des Élus, 19, âgé de 74 ans ; – Jean-Claude Morizet, 72 ans, rue de Sedan, 9, directeur de la Caisse d’Epargne. Natif du Mesnil-sur-Oger, Morizet était venu apprendre le commerce chez un de ses oncles, négociant en vins ; en 1821, il épouse Émilie Huet. On le salua militairement, au temps des «mangeurs de veau froid», sous Louis-Philippe, en qualité d’officier de la Garde nationale, à la 1ère du 2ème ; il fut juge au Tribunal de Commerce, de 1850 à 1857.

Un fabricant très aimé et populaire, Théodore Baudet, disparaît à 51 ans, et l’Économe de l’Hôpital-Général, J.-B. Rousseaux, à 58 ans. Et ce bonhomme plein d’abnégation et d’amour pour les enfants du peuple, l’abbé Charlier, fondateur de l’hospice de Bethléem ! Quelle perte pour la collectivité ! Né à Flaignes-les-Oliviers (Ardennes), en 1804, il fut curé de Bétheny et aumônier à l’Hôtel-Dieu de Reims. En 1837, il créait son œuvre de protection et d’enseignement des orphelins. Avant que cet établissement occupât une partie de la rue Jacquart, l’abbé Charlier l’avait installé dans un endroit des plus modestes. Mais, dès 1840, le cardinal Gousset s’intéressa à l’œuvre, avec d’autant plus d’empressement, qu’un nombre trop grand des souscripteurs de la première heure s’était éclipsé devant le relevé impressionnant des charges qu’elle allait créer, au fur et à mesure de son agrandissement. Le terrain de la rue Jacquart, longtemps impayé, fut réglé aux vendeurs et, les bâtiments commencés puis interrompus faute de fonds, terminés complètement. Une souscription publique, sous forme d’actions, fut ouverte dans la presse, en 1841 et 1843, qui produisit 450.000 francs. L’épidémie de typhoïde de 1843, atteignit 70 pensionnaires sur 80, dont 15 moururent. En 1857, le gouvernement impérial fournit de nouveaux subsides par la création des «bourses Napoléon». L’abbé Charlier fut décoré. La parole de l’apôtre s’était réalisée ; il avait dit à ses pupilles : « Et maintenant, vous n’êtes plus sans famille, vous avez un nom : on vous appellera les enfants Charlier» ! Pour un père «radieux et prospère», on peut dire que cet excellent homme le fut jusqu’à l’extrême limite des jouissances paternell:es. Celui-là dut regretter la vie ! Or, à de tels citoyens, on ne saurait marchander les parfums consolants du Souvenir !

La religieuse Sainte-Sophie, sœur du cardinal Gousset, – dont la famille se composait de treize membres –, décède à son tour. Elle était souvent en visite au palais archiépiscopal, où elle passait régulièrement ses vacances d’institutrice à Noroy-lès-Jussey, près du pays natal. Le Bulletin du Diocèse qui est un véritable filon pour les annalistes rémois, dit, à son sujet, qu’elle avait exactement les traits du Cardinal, et comme lui, «pleine de sens, bonne, hardie au besoin, et populaire : un autre lui-même» !

En langage irrespectueux de lutrin, tous ces défunts de «haute Coulpe» sont baptisés «saumons». Mais, dans notre mer intérieure rémoise, nos filets ne ramèneront pas que des «saumons» : il y a aussi du hareng et de la merluche, représentés au réel par ces infiniment petits de la plèbe dont les noms et les existences simplistes laissent à peine une trace dans la mémoire de quelques vivants.

De ce nombre, ces deux respectables et virginales célibataires à papillottes et sous globe, à tirer de l’éternel oubli pour un instant : Marguerite-Catherine Aumont, dite Victoire, originaire de Vienne-le-Château, laquelle décède à 72 ans, rue Salin, 2, sous le toit historique des Robillard, au service desquels elle était passée à la mort du magistrat Baron, son premier «maître», – et Louise-Pérette Protin, 66 ans, mercière-bimbelotière à l’angle droit des rues du Jard et Marlot, laquelle était grande pourvoyeuse en bougies et chandelles de Noël et en pétards, fusées vessantes, crapauds, soleils, romaines, bengales et autres artifices pour écoliers turbulents du quartier.

Et maintenant, remontons à la source de vie et à la lumière, au flanc de ces couples joyeux et pétillants qui, drapés ou satinés, en noir ou en blanc, sous couronne de fleurs d’oranger ou gibus et «haut-de-cale» en poil de lapin, entrent vaillamment dans l’Imprévu, la crète rigide et droite ou l’œil prudemment mi-clos, au bras du mystérieux Hyménée !

Victor Ducancel, – dans l’intimité duc-à-cheval –, qui se marie à Abbeville ; Augustin Grévin, dit Casimir, grondeur et bourru, bonhomme au fond, et Clémence Robinet, veuve d’hier ; ces doges et dogaresses du Champagne : Ferdinand-Henri Walbaum et Franciska Lüling, de Brême ; Henry Goulet et Claudine-Eugénie Renauld, veuve Adrien ; le talentueux architecte, ce grand artiste, Alphonse Gosset, – qui vit encore par ses œuvres et la malice de son regard –, et Élisa Francart ; le sec, inflammable et pétulant Victor Besnard, «adjupète» aux Pompiers, limonadier mousseux, émule des Bullier et des Mabille, et la jeunette, brune et pétillante damoiselle Pérard, de la rue de La Salle, 12 : Besnard offre galamment à tous ses compagnons du martyre conjugal, sa Salle pomponnée à neuf de la rue Large, 35, avec, inclus, un orchestre échevelé, essoufflé et époumonné parfois, à crins et à peaux, à pistons et à colophane, en buis et en érable, farci d’anches de clarinettes et de rondelles de feutre à clés. Ceux-là, notamment du sexe fort, mènent le cotillon, car ils ont dépassé l’âge des folies amoureuses.

À leur suite, en délire et «crevant» la santé et l’espoir, avide des lendemains hyper-aphrodisiaques, une jeunesse impatiente, ornée des grâces et des fleurs du printemps, que les fiacres de Verdelot ou les voitures de maître emportent à la Mairie et à la Paroisse en un cortège piaffant et enrubanné, qui révolutionne les commères en cheveux et leurs «chiards» au maillot.

Que de familles en liesse !

Dans le personnel des Anglais, le mécanicien Simon Mitchell épouse Christine George. Son contremaître, Ernest Esteulle, en se mariant avec Émélie Delacroix, devient le beau-frère de Samuel et Alfred, tous deux de la maison, le premier en qualité de caissier-comptable, le second, chef-magasinier et placé à la réception des laines. Un autre travailleur de la forge, Napoléon Vanny, se marie à son tour, avec une demoiselle Amélie Souliac. Peu d’années après, Vanny installe un restaurant avec salle de réunions et café-buvette, à l’angle du boulevard du Temple et de la rue de Bétheny. L’établissement fut remanié de fond en comble et embelli quand, à la retraite de Vanny, la «Société rémoise de la Libre-Pensée» y établit ses assises. La Salle-Vanny, devint le siège d’une sorte de club politique, et, en temps d’élections, centre de réunions publiques où pérorèrent, à tour de rôle, sous la IIIe République et après la période assoupie du 16 Mai, tous les candidats aux fonctions politiques. L’histoire électorale rémoise conservera dans ses Tablettes le nom de cette Salle-Vanny, qui n’était plus, en 1914, qu’une simple demeure particulière.

Le tissu et la laine ont leurs «promis» et «promises» : les deux frères Félix et Jules Benoist, qu’on marie le même jour, à la Cathédrale, en réunissant dans les mêmes agapes, les Benoist, les Godet et les Charbonneaux. Ernest Leloup, employé à la Banque de France, et qui deviendra comptable à la maison de laines J.-B. Thuillier, épouse Marie Mennesson. Jules Menu, employé aux tissus à la maison Lelarge & Auger, s’arrête au petit café des Trois-Maillets, à l’angle des rues Saint-Symphorien et des Cordeliers, pour y cueillir la belle fille au père Brimont, de cave réputée. Les cousin et cousine Ernest et Eliacine Houpin, séparés seulement par le canal, suppriment cet obstacle pour resserrer les liens de leur aimable famille. Lequel passa le pont de Fléchambault le premier ? On présume que ce fut Ernest. Jules Machuel pourrait peut-être nous renseigner à ce sujet.

Le docteur Desprez, qui, expulsé de la rue Vauthier-le-Noir, est venu habiter au numéro 54 de la rue des Capucins, là même où il s’éteindra après une belle et longue vieillesse, trouve pour sa fille Marie-Joséphine, un «marieux» de Paris, du nom de François Chérut.

Élie Coqueret, qui cumulait les fonctions de chantre au lutrin de Saint-André avec celles de réceptionnaire de tissus chez les frères Givelet, de la rue de la Peirière, passe sous les fourches caudines comme les autres, – si malin qu’il soit. Déjà, son nez commençait à rougir, comme il convient à un chantre qui se respecte : sa tabatière ouverte à tout propos, contribua à l’éclosion du plus joli «capron» qu’on puisse admirer au milieu du visage d’un honnête homme. Il fut, au début du dernier quart de siècle écoulé, la joie et la distraction du personnel des bureaux et magasins de cette vénérable firme de tissus. Peu au courant des hommes et des choses de la politique, ou le feignant, un jour, ayant vu, dans un journal, que le comte de Chambord traitait le maréchal de Mac-Mahon avec éloges, en l’appelant : « le Bayard des temps modernes ! » notre Élie s’amène au bureau fort contrarié : « C’est-y-possible, Messieurs, qu’on puisse se permettre de traiter de «braillard» un homme qui fait si peu de discours ! » Délire des plumes et des crayons, trépignements des semelles sonores, claques sur les cuisses, contorsions de visages, gloussements, scène du Moyen-Âge à la fête des Fous !

De la même équipe ou à peu près, Alfred Pointu, garçon de magasin, habitant une petite bicoque, démolie depuis, au numéro 5 de la rue de l’Écu, qui convole en justes noces avec une jeune personne de Bourg-Saint-Denis, 57, du nom de Jeannesson. On l’a bien connu, de longues années, montant peu à peu en grade pour atteindre au poste envié de «vendeur aux flanelles» dans une grande maison rémoise de tissus et finir, en «retraité de court», joueur acharné à « la poule» du Passage-Marlier. Il eut cette chance inouïe de «couper», en décédant à propos, au périlleux destin de ses concitoyens, pendant la Grande Guerre.

Théodore Alavoine devient le gendre de Dugras, mesureur de tissus. La fille de Clément, le restaurateur, rue du Cadran-Saint-Pierre, 17, se marie avec un Parisien, Ernest François, marchand de comestibles, rue Montmartre.

Puis, des notabilités encore : le notaire Mareschal, impasse des Tapissiers, et Marie-Marthe Goulet, rue du Barbâtre, 32 ; – Marie de Beffroy et Augusta de Colmet, au château d’Hugémont ; – Paul Périn et Gabrielle Laignier ; Ernest Hourelle, qui épouse une autre Laignier ; Ernest Lantein et Mlle Laval, – filature et teinture ; Georges Bureau et Louise Harmel.

Combien ces noms sonnent haut et clair aux oreilles rémoises !

Les grands froids du début de l’année ne figèrent point le zèle des marchands d’andouille de campagne et de jambons de Lorraine qui tous les ans, à l’Épiphanie, venaient installer leurs tréteaux au long des trottoirs de la rue de Talleyrand, du côté gauche, en allant vers les Loges de l’Étape, vis-à-vis le Théâtre. Il en venait, de ces charcutiers-volants, de l’Argonne et de la Meuse, depuis Varennes jusqu’à Montfaucon et au-delà. D’aucuns de leurs clients, chauds amateurs de ces succulents produits, réputés de longue date, allaient au-devant d’eux jusqu’à la gare et à l’extrémité des faubourgs, afin de s’assurer la provende annuelle. Cette foire alimentaire, dite des Rois, existait depuis François 1er. Peu avant 1914, elle commençait à péricliter. Les campagnards la désertèrent, ou du moins la majeure partie de ces «ambulants» renoncèrent à y amener leurs denrées de conserve, saucisse mince ou épaisse, saindoux en vessie, panne à fondre, gros et petits jambons, poitrine salée, andouille et têtes de cochon, vendus au cours de la Ville, mais de qualité plus appréciée des amateurs de soupe aux choux. Ils se réservaient pour les étalages du mardi de Pâques, ouverts tard en saison, d’une façon plus propice aux déplacements. Il est douteux qu’après la reconstitution rémoise ces Foires réapparaissent parmi nous : nous le regretterons pour les générations qui nous suivent. À elles de faire revivre la tradition, au profit des consommateurs et des gourmets !

Concuremment à la Foire des Rois, pour les jambons, une autre foire se tenait place Drouet-d’Erlon, pour les toiles et cotonnades.

La rue des Créneaux avait aussi sa foire aux Comestibles. En 1836, le marché de la Cour-Chapitre fut inauguré, les mercredis et samedis, pour la vente de rouennerie, lingerie, bonneterie, chaussures et bibelots.

Tout au long de la rue Notre-Dame, sur le bord des trottoirs de la chaussée, s’alignèrent des boutiques de bric-à-brac, vieux bouquins, vieille ferraille, où les badauds de tous âges et de toutes qualités venaient égayer leurs loisirs, et parfois se donner l’illusion de la «bonne affaire». D’aucuns avaient vidé là leurs greniers qui venaient bénévolement et naïvement s’y réapprovisionner de ces menus riens qu’on met en réserve pour des fins pratiques illusoires et qui, à chaque mutation par décès, reprennent le chemin de ces éternels «marchés aux puces», qui sont la grande affaire dominicale des artisans. Le bric-à-brac s’est de nos jours complété d’étalages de denrées et plus d’un Rémois qui ne s’en doute guère, prendrait un vif plaisir à circuler, dans la matinée du dimanche, parmi la foule bruyante et affairée des clients, là-haut, à l’extrémité du Faubourg-Cérès, à hauteur de l’ancienne Bascule et de la Bibliothèque Holden, et dans le remous de la vague humaine qui afflue et reflue jusqu’aux abords du Cimetière de l’Est. Peu d’Italiens parmi ceux qui concourent à la reconstruction de notre ville, manquent à ce rendez-vous matinal, où ils font emplette soit de vivres, soit d’effets d’habillement ou de chaussures, arrosés chaleureusement d’un verre de blanc picolo dans les multiples cabarets qui ont, en hâte, dès le retour à Reims, construit leurs «pièges à mouches» en ces régions suburbaines. Reims possède son marché de Saint-Ouen et n’a plus rien à envier à Paris, si fier de sa rue Mouffetard. Chaque génération a des plaisirs adéquats à ses fonctions et à ses goûts !

Il y eut des foires en février, les lundi, mardi et mercredi après la Purification ; à la Madeleine, le 23 juillet, et, dès le dixième siècle, la grande foire de Saint-Remi, s’ouvrant le 1er octobre, très fréquentée, mais moins importante que celle de Pâques. Ces deux foires ont survécu à tous les bouleversements de nos us et coutumes.

Le commerce eut longtemps ses marchés, où l’on venait des lieues à la ronde. À Dieu-Lumière, foire aux bestiaux, assemblée le premier et troisième mardi de chaque mois, dans le vaste terrain contigu au Cimetière du Sud, où eurent lieu jusqu’à nos jours les exécutions capitales. Le maquignon Langlais y amène des troupeaux beuglants et bêlants, et piaffants aussi, car la vente des chevaux s’exerçait activement sur cet emplacement familier aux rouliers et aux paysans en blouse des environs.

Le marché ouvert le 28 février 1848 sur la place Saint-Maurice et rue Neuve, aux abords de l’Hôpital-Général, n’a fait que croître depuis. Il se tenait d’habitude le lundi, mais pour permettre aux forains de la Fête patronale de commencer et se parachever deux jours de suite, sa date a été reculée au mardi.

Il y eut jadis un marché aux veaux et aux porcs, qui se tenait primitivement, le vendredi, au Marché-au-blé, pour être reporté ensuite, sous emplacement couvert, à la Porte-Paris, près du bureau d’Octroi.

Le marché aux viandes fut ouvert en 1818 sur la place des Marchés, son ancien emplacement, la place des Boucheries, ayant été affecté à la vente du pain. Le Marché-Couvert actuel, où la vente a lieu, les mercredis et samedis, date du 10 mai 1840.

Les Rémois apprendront avec plaisir qu’on vient de mettre à jour, en septembre 1922, sous cette Halle, les substructions de l’antique Forum de Durocortorum, – à la grande joie de nos archéologues.

La Vente à la Criée, sur la place des Marchés, commença à fonctionner en 1863. Avant qu’une Municipalité ait songé à la rendre plus abordable pour les acheteurs matinaux, elle fonctionnait déplorablement. Les commissaires-priseurs se contentaient alors d’une large planche couchée sur deux tréteaux, et entourée d’une barrière portative en bois. On y déballait la marée et le poisson d’eau douce dans la promiscuité la plus dégradante avec des bourriches de moules honteuses de leur nudité sale, ou d’huitres aux lèvres pincées, toutes surprises et déconfites de cet aboutissement d’un long et beau voyage avorté. Le public s’entassait devant cette estrade, réussissant son enchère au petit-bonheur, et grommelant sous la pluie ou la neige l’hiver, et les ardeurs du soleil l’été. En dépit de ces désavantages, la Criée obtint un succès rapide, surtout pour les primeurs en fruits et légumes. La marée ne faisait qu’y paraître et disparaître, à des prix abordables pour les ménagères et les restaurateurs. On y vendit pour 79.000 francs de poisson en 1863. Cinq ans plus tard, le total des ventes de marée s’élevait à 200.000 francs.

La Foire aux Laines, autorisée dès le 19 juillet 1834, avait lieu sur la place de la Couture six fois par an, les premier et troisième jeudis de juin, juillet et août. Elle disparut longtemps avant la fin du siècle. On l’avait ressuscitée, sous une autre forme, en 1891, par la création d’une vente publique pour les toisons de laines de Champagne et Côte-d’Or, dans les anciens bâtiments libérés de l’usine Walbaum & Desmarest, anciennement Collet-Varennes frères, du Petit-Saint-Pierre, rue du Levant.

La municipalité s’occupe avec ardeur d’ébaucher ou de compléter les travaux d’embellissement de la Ville. La Voirie, sous la direction de Leclère et avec le chef-cantonnier Ferdinand Malot, fait empierrer le chemin de ronde extérieur, de la porte Gerbert à la porte Cernay, pour aider à la circulation des ouvriers de fabrique qui travaillent aux usines Lelarge et Wagner-Marsan. On achève le pavage de la Place du Parvis.

La pose des conduites de gaz s’opère dans les Promenades, en prévision de l’éclairage de l’élégant kiosque dont l’érection est projetée sur le Grand-Carré de la Patte-d’Oie, et qui sera inauguré l’an d’après, à l’occasion d’un Concours musical. Les Rémois du sexe fort vont s’empresser d’utiliser, par curiosité, la première des vespasiennes dont notre ville se gratifie : on l’érige aux abords du Cirque, sur le boulevard des Promenades. Cet édicule, sorti des ateliers Delcroix, de Châlons-sur-Marne, est en fonte, à six compartiments avec conduite d’eau et trous d’échappement ; il est de style mauresque.

On commence à avantager nos trottoirs de bouches d’eau, en vue du nettoyage des ruisseaux, pendant les grandes chaleurs. Les marronniers des Promenades s’habillent à la mode féminine, même ceux d’essence mâle, et se ceinturent le tronc d’une gracieuse crinoline en fer. Celles de nos Rémoises prennent de plus en plus d’ampleur, et nos concitoyennes font figure, sous cet accoutrement ridicule et incommode, de mères-l’Oie allant à la mare.

Le faubourg Clairmarais s’enrichit d’une fabrique de bougies à la stéarine, sur le chemin de Saint-Brice. Les Mauroy frères entreprennent la construction de l’École Professionnelle, rue Libergier, dont les murs doivent ceinturer un terrain de 55 mètres en façade sur 20 en profondeur. Constant Bellavoine fait construire sa vaste salle du Bal-Français, dans Fléchambault : l’inauguration en a lieu le 17 octobre, avec l’étrange et imprévu concours de la musique du 15e de ligne, en garnison à Soissons, et dont un bataillon cantonne à Reims. Quatre délurés galopins du quartier y jouent, avec une grâce mutine, un vaudeville intitulé : Les Lapins, et le comique Balle livre à la publicité une chansonnette qui fera fureur : Le fusilier Merluchon, digne frère des Pitou et des Boquillon.

L’immeuble de la Société Industrielle, au n° 18 de la rue Ponsardin, ouvre ses portes aux nombreux élèves qui vont suivre ses différents cours pédagogiques. Cochet, dont le nez en bec d’aigle est chevauché par une paire de besicles aux larges disques, et qui dissimule sa misère capillaire sous une casquette plate toujours à son poste, en sera le cerbère et le bibliothécaire. Vers 1848, avant qu’on la transformât, cette maison donnait asile à une sorte de Cercle littéraire, qui vécut ce que vivent les roses, laissant de la graine qui, germée, a doté Reims du Cercle compact et fréquenté de la rue du Préau. Alphonse Gosset était l’architecte de ce nouveau local ; il y concentra la loge et l’appartement du concierge ; une bibliothèque avec salle de lecture, une salle de cours et conférences éclairée par un vitrage double dépoli. Les salles de dessin furent situées au premier étage. Des générations de Rémois ont passé par ces salles et se rappelleront avec plaisir les silhouettes des professeurs qui, pendant un demi-siècle, ont répandu sur leurs têtes encore bien légères et folles la manne savoureuse de leur savoir et de leurs boutades pittoresques. Des «figures» comme Sibuet et Hanot ne sauraient disparaître de nos mémoires tant qu’une étincelle de vie traversera nos méninges aux parois déjà fort amincies.

La rue de la Gare commence à dessiner ses lignes géométriques sévères au long d’une voie dévastée par les terrassiers. La première maison construite dans le premier tronçon, découpé des Promenades à la rue de la Tirelire, est due aux travaux de l’entrepreneur Bernard, et fut louée aux négociants en tissus Aubert & Quéaux. En face, Libois le voiturier eut la sienne. Dans le deuxième tronçon, – Tirelire à Petit-Four–, Manteau et Collomb construisent aux deux angles. À gauche du troisième tronçon, c’est la veuve Audierne, avoisinée de Michel et Aubert. Le quatrième tronçon, – Renfermerie à Rouillé –, dessine un triangle sur lequel l’entrepreneur Lemaire élèvera une bâtisse avec façade en pierre de taille sur les trois rues. L’an d’après, on voit des maisons à droite de la nouvelle rue, non encore numérotées et qui sont habitées, la première, par son propriétaire Just Plé et le juge Jauffret ; la seconde est propriété de J. Vellard et occupée par le rentier Chambelin. La troisième est exploitée par un limonadier, Dongé-Griffon, sous l’enseigne : « Café de France». En face, à gauche en direction de l’Hôtel de Ville, les Robinsons de cet ancien désert sont le Bernard déjà nommé, Mme veuve Brion-Bécasseau, Decaen-Auger, le rentier Disant, le marchand de laines Edmond Leget, importé du Berry, Mme veuve Rivart-Gilles, le bouchonnier catalan Sainto-Soudant, Teisset, de la firme de tissus Teisset & Jallade, Mme veuve Arthur Arnould et son locataire, le caissier-comptable Arthur Morizet ; enfin, la veuve Audierne. Les terrains de ce quartier se payent 25 francs le mètre superficiel, tandis qu’aux Coutures, ce prix ne dépasse pas 3 francs, sur une étendue de 80 hectares.

Le sous-préfet Tiburce Sébastiani et son concierge, le sergent de ville Verdier, déclarent à tous venants qu’ils se trouvent fort à l’aise dans les appartements de cet édifice national sans grandeur ni prétentions de la rue Saint-Étienne. On aurait pu cependant faire mieux, pour une capitale régionale telle que Reims. Toutefois, au regard du passé, on comprend la satisfaction de ces deux fonctionnaires d’État. La Sous-Préfecture avait été longtemps en location dans les rues du Marc et de l’Échauderie. Évacuée de cette dernière, on la vit installer ses bureaux et emmagasiner ses paperasses dans l’impasse de l’Arbalète, en un immeuble vétuste auquel on atteignait par un long couloir et qui prenait vue sur l’ancienne Orde-Ruelle, voie étroite et infecte qui conduisait de la place des Marchés à l’Hôtel de Ville, et qui fut recouverte par les cours des maisons en façade de la rue Colbert. Il a fallu la Grande-Guerre pour que nos sous-préfets démarrassent de là. L’aimable et serviable M. Mennecier, certes ! n’est pas logé, rue Libergier, dans un palais, mais au moins il ne manque pas d’emplacement pour ses aises personnelles et celles de son personnel. Du moins, son bureau prend-il jour sur une avenue verdoyante et passante, ombragée l’été par une allée de tilleuls dont les obus boches n’ont pas voulu contrarier la belle ordonnance et la ramure peuplée d’oiseaux chanteurs. De là, l’éternel sourire et l’accueil empressé réservés à l’escadron sans cesse renouvelé des solliciteurs et des réclamants !

La grave épidémie de fièvre typhoïde qui décima la population rémoise aux derniers mois de l’année et ne prit fin qu’en janvier 1869, avait mis sur les dents le personnel médical et hospitalier de la Ville. Il n’est pas sans intérêt, pour les Rémois de 1922 qu’éprouvent les maladies et qui ont, en fin d’année, à solder des honoraires médicaux dont on aurait un placement plus agréable chez le pâtissier du coin, de jeter un coup d’œil rétrospectif sur telle note de frais pour soins donnés à une famille rémoise de son quartier par le docteur J.-B. Desprez, en 1867 et 1868. Son total s’élève à 110 francs pour les services suivants : « en décembre 1867, accouchement et suites de couches ; en mars et mai 1868, revaccination de quatre jeunes garçons ; en novembre et décembre, visites et soins, pendant l’épidémie des fièvres muqueuses et typhoïde à ces quatre éphèbes, atteints simultanément et plus ou moins gravement». Pour communication à la Chambre syndicale de MM. les Docteurs-médecins de Reims en notre époque de vie facile !

Sous les efforts incessants des Établissements économiques, le prix des denrées nécessaires au peuple artisanesque, s’affaisse de plus en plus. Le bon marché du pain en arrive à ce point que Jacquemin-Molez, mitron de nuit et poète de jour, proteste au nom de ses collègues de la boulange, en déclarant qu’ils vont se voir tous contraints à changer de profession. Il accuse les coopérateurs de vouloir faire du socialisme aux dépens du commerce. L’un des administrateurs de la Société coopérative, Ernest Garnier, répond par les arguments suivants : « Si l’on entend par socialistes ceux qui prennent à cœur les intérêts de leurs concitoyens, nous le sommes tous. Si l’on veut parler de ceux qui n’ont qu’un seul poids, une seule mesure, pour n’importe quel homme, quel que soit son travail, rémunérant également celui qui a travaillé deux heures comme celui qui en a travaillé douze, celui qui brille par son intelligence comme celui qui en manque, l’ouvrier robuste comme l’ouvrier malingre, nous ne le sommes pas ».

Ces paroles sont l’écho des fermentations sociales que le desserrement de la «vis politique» provoque déjà jusqu’au fond des couches populaires, et elles s’appliquent à toutes les époques, – même de nos jours, après tant de tentatives généreuses échouées ou renouvelables jusqu’à ce que le mot Fraternité cesse d’être une enseigne électorale.

La viande en fin d’année, va diminuer de prix, grâce à une innovation des plus heureuses. Les maquignons Leroy et Moulin ont pris l’initiative d’ouvrir une boucherie de cheval dans la rue Neuve, en face la demeure des Henrot. Et c’est tout de suite la vogue, d’autant plus que le corps médical vante les qualités nutritives de la chair d’un cheval sain. Non seulement les ménagères de la classe populaire s’empressent devant l’étalage auprès des quatre «découpeurs» que Leroy a embauchés dans son étroite boutique, mais timidement d’abord, et la tête haute ensuite, nos dames de la bourgeoisie économe et travailleuse. Leroy trône et pérore ; sa face de lune pourpre encadrée de favoris à la Morvandiau, le chef couvert d’une cloche de feutre mou bosselé et en travers sur l’oreille, vêtu d’une vaste blouse en toile bleue à plis, et le fouet annelé de cuir fauve, il dirige dans nos rues, le cortège triomphant de ses chevaux gras et enrubannés, défilant au son du trombone, au vacarme des cymbales, sous les regards furibonds des charcutiers et des bouchers.

O scandale et aberration ! l’exemple descend de haut. Le Comice Agricole manifeste ses sentiments en donnant un festin à ses membres honoraires pour leur faire servir une «soupe au cheval» d’un velouté exquis et d’un parfum enivrant, aux relents d’avoine fraîchement battue. Chacun des convives s’en lèche les badigoinces. Et des recettes merveilleuses commencent à courir au travers des cuisines. Tel cordon-bleu donne sa méthode à qui veut l’entendre. Faites servir trois livres de côte de dos, dont vous enlèverez le cœur pour en confectionner un rosbif select. Ce rosbif, une fois cuit au four, laissez-le refroidir, et ne le servez que le lendemain, passé à nouveau sur feu doux, à la casserole, et recuit à l’étuvée, dans une sauce au madère et aux champignons. La viande ainsi traitée devient «tendre comme de la rosée», et annoncez comme filet de chevreuil : personne ne protestera. Avec l’os charnu encore de la côte de dos, faites un bouillon aux pâtes, comme pour la soupe au bœuf, en ayant soin de purifier le morceau cinq minutes dans l’eau bouillante, pour le mettre ensuite en marmite dans une eau renouvelée : on obtient enfin un véritable bouillon à la poule, qui tromperait le plus appris gâte-sauce !

À deux pas de chez Leroy, les Henrot eux-mêmes, – des médecins, madame ! – se font réserver le cœur de filet du premier cheval abattu, et en vantent à la ronde les mérites culinaires. Au surplus, par la suite, la viande de cheval entrera de ses quatre pieds déferrés dans l’alimentation des malingres que guette l’anémie ou la chlorose, et ils en obtiendront des résultats convaincants.

La mère Gavet, qui débitait à son aise et sans concurrence, saucisses, rillette et veau piqué, au coin de la rue des Orphelins, se débat du haut de son «prône», suffoquée devant l’affluence qui se précipite chez le redoutable concurrent d’en-face. Ironiques, les gamins lui glissent sous le nez leurs biftecks saignants, larges comme des tantimolles, et leurs rondelles de gros saucisson à l’arôme exaltant. Elle s’indigne, les bras en l’air, les regards au ciel, invoquant les coups et la foudre des dieux vengeurs : « Personne n’aurait cru qu’il y eût autant de pauvres gens à Reims pour manger une telle cochonnerie !» En vain, ses moues dédaigneuses et ses pleurs de crocodile ! les «horsetecks» à deux sous pièce lui font la nique.

Et en deux jours, un samedi 17 octobre suivi de son dimanche 18, Leroy débite la chair sans os de cinq malheureux canassons, – proies de ce canibalisme d’équitation. Le lundi suivant, trois autres victimes sont sacrifiées au Moloch populaire. Le succès est foudroyant ! les quartiers excentriques réclament à leur tour de nouvelles boucheries hippophagiques : Leroy en ouvre une au numéro 19, rue Cérès, et faubourg de Laon, 65. O comble d’infortune ! les Établissements économiques inaugurent, à leur tour, une boucherie de viande de bœuf rue du Barbâtre, 63. C’est le temps des Apocalypses ! mais le menu peuple, condamné, semblait-il, par la misère du jour, au végétarisme à outrance et à la consommation éternelle du hareng, voit enfin fumer sur sa table des rosbifs confortables et d’alliacés «bœufs à la mode» chevaline, aux carottes aromatisées de thym et laurier. Les «panses de lapin» de nos titis vont prendre de l’ampleur, et méfie-toi, ô Marseille, lutteur invincible ! tu vas avoir affaire à de rudes athlètes !

La première fabrique de chocolat dans Reims fit son apparition rue de l’Étape, n° 31, chez Léon David, qui le vendait en plaques rectangulaires, à son nom, depuis 0 fr. 80 jusqu’à 2 fr. 50 la livre. Tout près de là, le restaurateur Delapierre débitait des huîtres et des moules aux amateurs de mollusques. Il y en avait un autre dépôt aux Messageries-Kellermann, sur la place du Parvis. Pronier, au «Café des Arcades», vante la renommée de ses escargots et de ses déjeuners «à la fourchette». L’eau de Saint-Galmier commence à apparaître sur les tables rémoises, au prix de 0 fr. 35 la bouteille. Et Pêcheur, qui vient de reprendre le fonds du restaurateur Virgile, dans cette même rue de l’Étape qui devient de plus en plus le centre des plaisirs, du commerce de luxe et de la gastronomie, garnit en homme avisé ses caves du meilleur jus de nos treilles champenoises. La vendange, commencée le 10 septembre, a fourni d’excellent vin, et à des prix abordables pour toutes les bourses. Le Bouzy se vend à 45 francs la caque, en infériorité passagère avec le Verzenay, qui est couru à 60 francs. La pièce d’Ay obtient jusqu’à 420 francs, mais Verzy, malchanceux, descend à 110 francs, voire 80 francs. Pierry fait de 200 à 225, Épernay, 180 à 200. Mais les crûs seigneuriaux, – orgueil de la Champagne ! – le Mesnil, Cramant et Avize atteignent les sommets, au prix de 80 fr. la caque.

L’échelle des cotes est judicieusement observée par des dégustateurs émérites !

Blandin, le directeur si intelligent de notre vieux Théâtre, fait feu des pieds, des mains et du bec pour contrecarrer les effets concurrenciers des cafés-concerts. Il débite des spectacles comme Olin ses bibelots : il y en a, dans sa boutique, pour tous les goûts. Pour se conserver les bonnes grâces de l’amphithéâtre, il imagine de mettre sur l’affiche un bon gros vaudeville à la Papa, dont le titre alléchant attire les mouches bourdonnantes et parfois insociables de nos quartiers excentriques : « le Chatouilleur du Puy-de-Dôme» avec ses fantoches aux noms hilarants, Framboisier, Malsoudé, Bouillardin, Montbichon et l’excitante Mlle Nonote. La salle est comble et le lustre s’embue des respirations haletantes et des explosions de rires qui fusent en s’entrecroisant du cintre à la cimaise. Ah ! ceux de cette génération qui ne «s’en faisait pas» et qui ne se doutait guère de la «tuile» qui s’apprêtait à tomber sur la tête des Français d’alors, se rappelleront avec un sourire reconnaissant de ce public à la bonne franquette dont Blandin se faisait le barnum complaisant et des frasques duquel il exultait.

Comme en tous temps, on faisait «queue» devant le péristyle en plein air du vieux Théâtre pour s’assurer une «bonne place». On pénétrait au parterre par deux

ouvertures, l’une à droite, l’autre à gauche, à l’entrée du pourtour. Pour atteindre aux banquettes, rembourrées en noyaux de pêche, – au dire de la légende locale –, il fallait suivre un passage réservé, à la queue-leu-leu. Les premières banquettes étaient mobiles à la façon du strapontin, afin de faciliter les allées et venues aux entractes. L’idée, en soi, paraît excellente. Les spectateurs qui occupaient ces banquettes se tenaient debout jusqu’à l’instant où les «bien-placés» du centre avaient gagné leur siège. Une fois toute la rangée assise, s’il arrivait qu’un client se fût attardé au «Café de la Comédie» et entrât en salle à l’ouverture même du rideau, on le faisait glisser «à la nage», sur les bras tendus de ses voisins, à la grande joie de l’amphithéâtre, qui se précipitait «pour voir» sur le bord en velours rouge de la balustrade, au risque de «piquer des têtes» sur le parterre.

Cette opération sommaire et justicière accomplie en une sorte d’union sacrée et avec la bonne humeur rémoise usuelle, se faisait gentiment de la façon suivante : la rangée unanime saisissait le retardataire sous les aisselles, le maintenant les bras en l’air et les mains largement ouvertes, puis, par un mouvement oscillatoire des avant-bras de l’appareil humain, régulièrement exécuté et en cadence, on amenait la «marchandise» sans à-coups jusqu’à l’«étal». Naturellement, avec la pesanteur du colis, variaient les difficultés, et le Parterre, – cette entité effrayante et aimable à la fois –, se livrait à la joie commune de toute la salle et de la scène même.

Temps épiques adorables ! Reims, au cœur du dix-neuvième siècle, vit de ces choses mémorables, dont nos Fils douteront, – à tort. Pourtant, la gaieté gauloise n’est pas éteinte, et nos successeurs en feront la preuve au regard des pessimistes et des déblatérants. Ainsi soit-il !

Nos ancêtres de 1850 avaient vu mieux ou pire : on ne voudrait pas croire qu’il s’était établi, à cette époque, sous des directions humoristes et avec la complaisance d’un Nestor ou d’un Sainte-Marie, – enfants de la balle pleins de verve et d’ironie bienveillante –, une sorte de «privilège» pour certaine catégorie de spectatrices auxquelles Reims dut de se survivre par les méthodes naturelles de repopulation. Nous voulons parler des femmes que guettait une maternité proche et qui, jusqu’aux dernières heures de la gestation, n’auraient point consenti à se priver de leur distraction accoutumée du lundi soir : le Théâtre.

Sans remonter à l’époque où le droit du seigneur, – plus souvent subi qu’accepté –, subsistait, il est suffisant de reculer dans le temps pour revivre trois quarts de siècle en arrière, et narrer les inénarrables scandales dont la chronique rémoise s’alimenta alors, – conséquences inévitables d’un privilège tout local.

Rassure-toi, lecteur pudibond ! la Morale conservera toujours sa chem... robe immaculée. Soulève ton tromblon, ô Joseph Prudhomme. L’action se passe, non sur la scène, mais dans la salle de ce théâtre provincial où, en vérité, les étoiles les plus parisiennes ne dédaignaient pas de briller en son firmament de toile peinte pour disparaître fugacement, en emportant de Reims un souvenir reconnaissant et ému de l’accueil qui leur avait été fait par un public intelligent et nullement dépourvu de sagacité.

Par privilège social, dûment légalisé par la Municipalité, le premier rang des «secondes galeries» avait été réservé aux dames qui se trouvaient, suivant l’idiome usité, dans une position intéressante.

Ces passionnées de théâtre ne craignaient pas de faire entrevoir à leurs futurs rejetons la vie factice avant la vie réelle, à eux réservée dans les délais naturels. À cette époque, paradisiaque, on ne lisait pas dans les gazettes ces récits pleurards d’arbres stérilisés ne donnant plus de fruits, – et pour cause, car, à chaque représentation, le «banc du Privilège» était surabondamment garni de ces spectatrices à double «chef».

La majorité de ces favorisées restait honnêtement «nature», mais certaines avaient recours aux supercheries de la toilette. Des coussins, voire des oreillers mis en bonne place, permettaient de simuler les rotondités amples de la gestation et de déformer, à point voulu, les tailles de ces fraudeuses. Un soir, l’une de ces simulatrices, entendant la sonnette avertisseuse de la fin de l’entracte, sort précipitamment du «retrait» hygiénique, en y oubliant son... oreiller.

Ses voisines de banquette ne furent pas sans se rendre compte de cet amaigrissement subit et, dans les esprits, fulgure l’éclair d’un drame intime. Heureusement les quiproquos hilarants du «Chapeau de paille d’Italie» détournèrent les soupçons et mirent fin aux commentaires ébauchés.

À la sortie toutefois, les langues se délièrent. Prévenu très obligeamment et en sourdine, M. le Commissaire de police de service grimpe, avec perte de souffle, les trois étages de l’escalier tortueux et mal éclairé, en agrafant péniblement son écharpe, et le voici enfin sur le lieu du crime. Digne, ému, – on le croira sans peine –, le fonctionnaire entrouvre la porte du «cabinet réservé» et... surprise étrange ! n’y découvre qu’un oreiller délicatement posé sur la «lunette».

Alors, dépité, furieux du rôle ridicule qu’on lui a fait jouer, il jure, sacre, tempête, expectore. La coupable était déjà loin, évitant ainsi une contravention «aux petits oignons» qui lui eût coûté cher.

De ce jour, le privilège fut supprimé. Pour un temps fort court, car, sur les instances du sexe enchanteur et «en cheveux» descendu du Belleville rémois, le «banc de la maternité» fut rétabli en son office et ses grâces. Pour éviter toute simulation, il avait été décidé qu’un «curateur au ventre», – titre officiel et authentique !– serait chargé de palper pudiquement les proéminences et de se rendre compte de leur validité : le «souffleur» fut le titulaire de ce poste original, au tarif réglementaire de deux sous par contrôle.

Tout rentrait ainsi dans l’ordre, avec des «privilégiées» aussi nombreuses qu’auparavant ; mais, peu de jours après l’éclosion du nouvel édit directorial, un scandale plus corsé que le précédent éclata, dans la salle même, pendant un entracte de «Phèdre». L’une des spectatrices, empoignée par le jeu et les répliques de Phèdre à Hippolyte, se lève, et pour manifester son enthousiasme, se laisse aller violemment, d’un geste impulsif, contre la balustrade. Patatras ! un bris de vaisselle ! la dame se dégonfle, maigrit, s’affaisse... frappée de syncope !

À l’instar du commissaire de joyeuse mémoire, le médecin de service, ce bon docteur Du Val, accourt et s’empresse. On transporte la gisante dans une loge grillée toute proche, à l’abri des curiosités déchaînées. Pendant ce court trajet, le parquet se jonche de débris de faïences, en provenance d’un vase brisé qui n’aurait rien eu de commun avec celui de Sully-Prud’homme, mais bien cet autre vase intime cher à la prose de Molière !

À la suite de cette scène burlesque, tout fut réintégré dans l’ordre normal : les sièges du premier rang revinrent à ceux et celles qui arrivaient les premiers.

Le «Privilège» venait de s’éteindre pour toujours !

Et, aux représentations suivantes, avant que le rideau fût levé, les «Anges du Paradis» entonnèrent en chœur ce refrain de circonstance et d’actualité :

«Laissez les enfants à leur mère,

Et laissez les mères à la maison !»

Qu’on ne s’étonne donc pas, après de telles prémisses, d’apprendre que le jeune Fléau, – fléau de famille peut-être ? fils du vannier de la rue de Mars –, ayant grimpé «en douce» dans les combles pour y suivre, sans bourse délier, la représentation de «Paris ventre-à-terre», une folie-vaudeville de deux «pince-sans-rire», Théodore Barrière et Léopold Stapleaux, et de «Une noce sur le carré », début au théâtre de cet autre «rigolo» aux lèvres pincées, Jules Renard, – fait un faux-mouvement, et le voilà, non point ventre à terre, mais sur les branches du lustre, appelant au secours. On baisse le rideau, on éteint les becs et on remonte en hâte le lustre dans les combles pour tirer l’imprudent pupille au père Defrançois de cette position dangereuse. Le parterre, mis en émoi par la pluie de verroterie qui tombe sur les crânes, a du mal à se remettre de cette secousse, l’amphithéâtre gesticule, crie et se tord, les loges et les baignoires se vident en glougloutant et le spectacle se termine en apothéose dans les cafés et devant les «zincs» du voisinage, où l’on pérore sur l’incident jusqu’à ce que nos bons serviteurs du guet viennent dire : « On ferme, Messieurs !»

On en parla longtemps dans les mansardes chez le père Levieux et dans les celliers à champagne, – partout d’ailleurs.

La mode théâtrale était alors aux folies d’Offenbach et de Hervé, jouées avec un entrain endiablé par les Vauthier-Toudouze, les Tiste, les Maillet et les Albert, coqueluche les uns et les autres de nos populations : la Belle-Hélène, l’Œil crevé, la Grande-duchesse de Gérolstein, Barbe-Bleue, et, en féerie des jours de Pâques, les Pilules du Diable, redemandées tant elles sont efficaces.

Sur les programmes apparaissent enfin, sous le titre des pièces annoncées, les noms des auteurs, texte et musique. Jusque-là, il avait semblé à Blandin qu’il était suffisant au convive de manger le rôti sans connaître le nom du cuisinier qui l’avait préparé... Erreur évidente, enfin reconnue et réparée !

Les «musiciens» ne se laissent point distancer par les «acteurs». Maintenant que Reims possède un Cirque à l’acoustique favorable pour les voix et les instruments, on en use et abuse. On se remet des émotions du «Naufrage de la Méduse», du «Sonneur de Saint-Paul» et des «Chevaliers du Brouillard» aux doux accords de la Philharmonique d’Étienne Robert, qui joue à la perfection l’Ouverture d’Obéron, celle de Guillaume Tell et, ô nouveauté ! – la Marche de Schiller, ignorée jusque-là des oreilles de nos dilettantes. Marie Sass, Miolan-Carvalho, Carlotta Patti, font trembler les colonnes du Temple olympique sous les éclats de leurs voix d’archanges du Jugement dernier. Plus en sourdine, les petites célébrités parisiennes ou locales viennent fuser le rire sur nos lèvres et dilater nos cœurs sensibles aux évocations des romances les plus en vogue et des chansonnettes les plus folichonnes. La jeune hippopotame Suzanne Lagier, à la voix de trombone, se fait présenter au public rémois par le blondinet Max Simon, – Alfred encore à l’époque –, lequel nous amuse de son «Marchand de poussier de mottes», – type rémois entre tous et acteur de nos rues ! – et son «Anglais mélophile», auxquelles bluettes il ajoute, en bis, tris et quadris, – sous le tonnerre des applaudissements : «Brabançon le trombone» et «C’est la mode !» Thérésa elle-même veut essayer cette acoustique fameuse et elle amène sous nos yeux charmés, son homérique «Sapeur», auquel rien ne sera sacré. L’envie, l’émulation s’en mêlent. Squelin y va de son «Tribunal en sabots», et Blandin, qui veut avoir le dernier mot dans cette lutte pour la palme au plus amusant, fait jouer à ses traîtres aux gros yeux et aux cheveux en broussaille, la menace à la bouche et le poignard en mains : « Pierre Lenoir ou les Chauffeurs», horrible drame édulcoré par un solo de cor anglais, que le musicien Arnould exécute avec toute sa ferveur d’auteur et de parrain, sous le prénom pastoral de «Souvenirs des Hautes-Alpes», où il avait garnisonné jadis. Évidemment, il avait inséré là-dedans le sympathique et obligatoire «ranz des vaches» que Rossini venait de mettre à la mode et qui devait enchanter plus tard ce bon Tartarin, en escapade sur les Alpes.

En vain, dans Fléchambault, à « la Grappe d’Or» ou chez Petitfils, prédécesseur de Bolâtre, où s’escrimait une société de chant composée en majeure partie des solistes des «Bilots de Saint-Remi» et des cantatrices échappées de nos ateliers de rentrayage ou de nos caves à champagne, le jeune Léon Dufour, basse profonde à trémolos, s’efforce-t-il d’attirer à lui la faveur de ses concitoyens en leur débitant «les Lamentations d’un caporal d’ordinaire», c’est Acnould qui laissera l’arôme de son miel sur nos lèvres dulcifiées.

Au surplus, on ne pouvait décemment, à Reims, à cette époque où les grondements extérieurs faisaient présager la tempête proche, et où la soupape entrouverte de la Liberté laissait échapper des sifflements précurseurs d’une explosion populaire, on ne pouvait se livrer ainsi aux expansions folles et aux manifestations d’un simili-art adéquat aux goûts ambiants.

L’annonce de l’apparition d’un nouveau journal politique à la mission proclamée d’éclairer des masses jusque-là plongées dans les ténèbres où s’imprimait le vieux et prédicant et bénisseur Courrier de la Champagne, – chaire curule d’où éructait l’encre de ce parfait capucin du nom de Charles Martin –, allait attirer l’attention et semer l’agitation dans les ateliers, les rues et les salles de réunions publiques.

L’Indépendant Rémois, – dont l’existence a paru trop tôt fauchée à nos contemporains –, allait sortir des limbes où se préparait son accouchement par ces membres de la Faculté de médecine, aux noms déjà connus, Thomas, Bienfait et leur jeune lévite Charles Arnould.

Le 15 mai, un certain nombre de notabilités rémoises, du commerce et des professions libérales, adressent une circulaire à la population pour annoncer l’apparition d’un nouveau journal politique qui prendra ce titre : L’Indépendant Rémois. Le premier numéro parait le 1er juin. Le Conseil d’administration du journal se compose de MM. Alexandre Auger, président ; Auguste Brion, Victor Diancourt, Alphonse Gosset, docteur Adolphe Henrot, Margotin-Compas, Arthur Morizet, Albert Marteau et docteur Thomas. Le rédacteur en chef a nom : Gustave Isambert, ancien collaborateur au Temps, et né à Saint-Avit (Eure-et-Loir), le 20 octobre 1841. Son second est M. Ritzinger. Le journal s’imprime chez Luton, rue Cérès, 17, et a pour gérant Charles Arlot. Ses collaborateurs sont des professeurs du Lycée, Gauzentes, pour les questions scientifiques, et Félix Cornet, pour les études littéraires et artistiques. Les comptes rendus du Palais sont rédigés par Napoléon Lasserre ; la chronique théâtrale, par le jeune Charles Arnould, le Benjamin de notre démocratie rémoise, qui signe Ch. Céa. Henri Menu, sous le pseudonyme de Louis Tavernier, s’occupe des souvenirs locaux et du Vieux-Reims. Le correspondant parisien est un jeune garçon, plein d’avenir, du nom de Victor Noir.

Rappelons en quelques lignes, au fur et à mesure des mutations, les noms des personnalités qui se succédèrent à la rédaction, à la gérance et à l’administration du journal, jusqu’à ce que ce nom si populaire, Indépendant Rémois fût remplacé par celui de Dépêche du Nord-Est.

Après la campagne législative de 1869, où Édouard Werlé, candidat du Courrier de la Champagne, contre Jules Simon, candidat de l’Indépendant Rémois, avait obtenu la majorité dans Reims-Ville, il y eut des modifications dans le Conseil d’administration. Le docteur Thomas et A. Auger se retirèrent, suivis par Isambert et Pierre Denis, successeur de Ritzinger, envoyé à Colmar. Pendant un court interrègne, V. Diancourt se chargea de la rédaction en chef. Enfin, le 17 mars 1870, Ritzinger occupait ce poste, en s’adjoignant le concours de G. Ducros.

Le plébiscite a lieu le 5 mai 1870, donnant 6.848 oui pour 4.650 non, et 143 bulletins nuls, à Reims-Ville. Le 15 juillet, la guerre est déclarée, et les premières épreuves commencent. Le 5 janvier 1871, le journal est supprimé par les autorités boches, maîtresses dans Reims, mais réapparaît à l’armistice. Ritzinger n’était plus au journal depuis le 15 octobre 1870, et Ducros avait été mobilisé.

Après les élections à l’Assemblée nationale, l’Indépendant Rémois suspend sa publication jusqu’au 1er avril, date à laquelle il reprendra vie, ayant à sa tête Eugène Liébert, bloqué dans Paris jusqu’au 24 mai, mais suppléé par Ducros.

Le 10 septembre 1872, Tilloy remplace Liébert. Sous le «24 mai», le journal est suspendu, cette fois pour de longs mois. Son service auprès des abonnés est assuré par le XIXe Siècle, journal d’Ed. About, et le Nord-Est, de Charleville. Le personnel est licencié.

Après la levée de l’état de siège et le vote de la Constitution, le journal reprend le cours de son apostolat républicain. Entre temps, ses bureaux et son imprimerie sont installés rue Hincmar, 6, sous la direction de Abel Maurice, et commencent à fonctionner le 29 février. Eugène Réveillaud est rédacteur en chef, avec Devienne comme second. Alexandre Auger est redevenu président de son Conseil d’administration.

Le 23 mai, Réveillaud cède la rédaction à Tilloy, et sous le «16 mai», Emmanuel Arène dirige de Paris la politique active du journal.

Tilloy prend sa retraite en 1880 et se trouve remplacé par Henri Villebrun, qui entre en fonctions le 23 décembre. Ce dernier demeurera à ce poste jusqu’en avril 1884, date à laquelle entre au journal Ferdinand Réal, directeur de l’Indépendant de Loir-et-Cher.

En 1876, Abel Maurice avait abandonné la direction de l’imprimerie de l’Indépendant Rémois pour aller rédiger, à Épernay, le journal la Vérité. C’est seulement en 1878 que Justinart le remplace à cet emploi.

L’astre, très brillant à l’époque, a comme satellite l’Indépendant des Campagnes, qui prend plus tard le nom de Petit Indépendant. Cette étoile de petite grandeur disparaît en 1884, pour faire place à la Dépêche de l’Est, qui s’éteint avec la planète elle-même, en 1921, pour laisser comme héritage au journal actuel de la rue des Telliers, deux mots de son titre : Dépêche et Est. Avec le mot Nord, toute une vaste région est englobée qui assurera la prospérité de l’œuvre.

Charles Mayet, du Temps, fit son apparition à l’Indépendant, en attendant la venue de Paul Prévost, devenu par la suite rédacteur au Républicain orléanais. Ernest Arlot fut chargé, en 1884, du service des «informations». L’an d’après, une chronique agricole et scientifique fut l’œuvre d’une plume exercée, celle d’Anatole Jouglet, qui avait collaboré jadis au Courrier de la Champagne. En 1885, la Société de l’Indépendant Rémois avait acquis un immeuble au n° 40, rue de Talleyrand, sur l’emplacement duquel fut construite une maison appropriée aux besoins spéciaux du journal et aux services de son imprimerie. L’Indépendant s’installa là, «dans ses meubles», le 1er juin 1887.

En 1893, date à laquelle nous arrêterons ces éphémérides pour remettre à plus tard l’histoire contemporaine de ce journal, c’est Réal qui dirige le journal et Paquotte l’imprimerie. Couvert est metteur en pages et Auguste Smith, papetier.