La Vie Rémoise en 1873

1873

L’année débute lugubrement par l’exécution de l’assassin Garrel à Dieu-Lumière, sur l’emplacement gazonné, jalonné et ceinturé de bornes et d’auges en pierre, du Marché aux chevaux, contigu au Cimetière du Sud.

Au petit jour de ce vendredi 10 janvier, une foule de piétons des deux sexes, d’aucuns menant une marmaille à peine éveillée, est accourue, au pas accéléré, pour se repaître, avant le café noir et bouillant du matin, d’un spectacle rare et impressionnant.

En général, ce peuple est presque honteux de sa curiosité malsaine. Qui sait s’il oserait s’y livrer au cas où l’exécution se ferait à l’heure de midi, en plein jour ?

La brume du matin et l’écran de ses vapeurs grisâtres voileront au regard de chacun la confusion livide des visages ou la rougeur des fronts.

Au fait, la présence de ce public spécial n’a-t-elle pas été sollicitée par les pouvoirs publics ?

La justice a battu le rappel et si elle a décidé que la guillotine ferait son œuvre de mort sur l’une des places de la ville et à l’heure où la nuit a relevé ses voiles mystérieux pour que la terre revoit la face du ciel, c’est qu’elle croit frapper utilement l’imagination populaire d’un exemple salutaire.

À raison ou à tort ? On en discutera longtemps encore, mais pourquoi blâmer les appelés qui répondent à de telles convocations ?

Un cordon de troupes à cheval renforcées de gendarmerie, tient à distance les rangs pressés d’une foule où des lazzis filandreux percutent mollement vers les essaims accolés dans les arbres.

Dès la veille, des noctambules d’allures équivoques, ont pris place : Ceux-là seuls assisteront à tous les actes de l’émouvante tragédie.

Le reste ? poussière, nébulosité : ils auront une vue lointaine et imprécise de l’instrument du supplice, échafaudant vers un ciel indifférent et glabre ses deux longs bras étiques, qui étreignent le couperet.

Une rumeur énorme, en profondeur, se glisse et faufile au long des chemins de ronde et jusqu’au sommet de la butte Saint-Nicaise, noire de peuple ; voici qu’enfin, elle annonce la présence du condamné et de son escorte.

Un roulement de fourgons, un piaffement de chevaux flairant le drame proche, des cris, des commandements rauques et brefs, le cliquetis des sabres et des baïonnettes : c’est l’instant âprement attendu de la crispation sadique des cœurs, et de l’afflux de sang aux poumons.

Le misérable qui va payer de sa jeune vie le sang versé dans une heure de folie sanguinaire, a eu tout juste le temps de confronter la machine de bois qui l’attend, silencieuse et rigide. Un déclic rapide suivi d’un bruit mat.

Ah ! ce hululement prolongé des angoisses humaines qui s’exhale, comme le dernier soupir d’une multitude haletante ! L’horrible spasme ! En l’espace d’un éclair, le couperet a fondu sur cette proie, faisant justice.

Tu ne tueras point ! Oui ! certes, mais, – l’a dit Alphonse Karr fort sensément – que les assassins commencent !

Et au même instant, ces faces tendues, ces yeux hagards et vrillant la brume pour mettre à nu son au-delà, ces muscles raidis s’affaissent, perdent vie. Les jambes flageolent, les bras battent l’air, les bouches s’ouvrent sans voix... le flot humain s’enfuit du lieu maudit, à peine conscient des gestes qui l’ont amené là, déçu à vrai dire, surtout fâché contre soi-même.

Pour la moralisation des masses attardées intellectuellement, la publicité des exécutions capitales s’avère superfétation, à de nombreux esprits.

Le dimanche suivant, flonflons !

À la salle Besnard, concert du Cercle des Arts, au bénéfice des Alsaciens-Lorrains immigrés en notre ville.

On a pavoisé l’extérieur et l’intérieur du temple élevé à Terpsichore, et où sa sœur Euterpe, donnant le bras au jeune et redondant Bacchus, convoque à l’occasion ses paroissiens.

La musique de la Garde républicaine et le Cercle Weber, de Bruxelles, sont les animateurs bruyants et harmoniques du jour.

Au premier de l’an nouveau, notre théâtre de la rue de Talleyrand avait présenté à ses fidèles son Sonneur de Saint-Paul, personnage sans gaieté.

On reviendra au rire et à la fièvre romantique avec la Cendrillon tant aimée des cœurs enfantins, le sympathique bossu et le vrombissant Ruy Blas, que Lafontaine de la Grande-Comédie incarne à merveille.

Pâques venues, La Dame de Saint-Tropez, Les Domestiques, Le Roman d’un jeune homme pauvre, rivaliseront avec les paillettes foraines.

Notre vieil ami veut mourir en beauté. Ce foyer où tant de nos concitoyens avaient accoutumé de se rencontrer devant une rampe à la lumière souvent fuligineuse, mais fidèle agent de liaison entre le plateau et l’orchestre, s’apprêtait à fermer ses portes, à jamais.

Leurs charnières en pleurèrent de désolation. Fauteuils affaissés, balustrades aux velours fanés et aux ors ternis, planches disjointes, portants béquillards et décors aveugles, sourds et muets, et la boîte narquoise du souffleur, se rassemblèrent en un conciliabule vieillot et attristé, pour se remémorer, en vue des âges et avant séparation définitive, tout ce qu’ils avaient entendu, vu, enduré, depuis un siècle.

Ah ! si la chronique rémoise avait été invitée à cet ultime rendez-vous, quelle moisson pour ses tablettes !

Ingratitude des foules pour les témoins muets de leurs plaisirs périmés ! Tout et tous allaient connaître ce triste destin des choses mortes, dont on usa et abusa pendant leur vie et qu’on finit par contempler d’un regard méprisant, avant de les envoyer à la balançoire ou au marché aux puces.

Un matin fatal, au 29 avril, Blandin le Magnifique donna congé à tous les pensionnaires de Cabotinville, et, après un dernier regard jeté à la ronde sur ces riens si chers et dont les vibrants atomes avaient enregistré ses triomphes comme ses déroutes, claquant les portes en sifflotant, la canne tournoyante et le nez vainqueur et provocant, alla dignement étouffer son deuil et ses regrets chez le voisin Courtois, sous l’inondation des flûtes cristallines, pétillantes de malice mousseuse.

On avait joué la veille Les Brigands d’Offenbach, Madame attend Monsieur et Les brebis de Panurge, avec un entrain endiablé, teinté de vague mélancolie.

Toute la troupe savait d’ailleurs qu’elle aurait la consolation d’être spectatrice, à son tour, aux noces de Charlotte Victorine Juliette Blandin, fille adorable et adorée du barnum populaire et dont les dix-huit ans allaient fleurir le plastron barbonné de Clément Lepaige, reluisant aux trente-six printemps panachés de neige et de bourrasques.

Lepaige commandait à Épernay, le 26e bataillon de chasseurs à pied, l’une des plus vaillantes unités de l’armée de Faidherbe sous Despréaux.

Blandin habitait alors un coquet appartement au premier étage aile droite du nouveau théâtre, rue du Bourg-Saint-Denis, 3, au-dessus de l’étalage de Villat le chemisier lequel précéda immédiatement celui du libraire Grandvalet, dépositaire du tout jeune Petit-Parisien.

En avril, avec Pâques, s’ouvre le mois de la foire de la Couture.

Elle se divulgua tout de suite comme réjouissante au regard de l’enfance petite ou grande, imberbe ou velue, par l’abondance et le foisonnement de ses baraquements à curiosités étranges ou à spectacles ébouriffants.

Les vastes tentes dressées entre le vétuste Saint-Jacques et le massif d’Erlon, ainsi qu’au terminus des allées du versailles, rue Large, attirent et recueillent, les dimanches et jeudis, toute la population enfantine et scolaire du grand Reims.

Pietro Gallici est fier de sa Princesse Félicia, naine mignonne et gracieuse dont les grâces printanières sont un enseignement pour les tout-petits tant il leur apparaît qu’elle est de leur âge et de leurs habitudes.

Potel s’exhausse à la taille du théâtre de Blandin.

La famille Mathy, plus modeste, se borne à un spectacle pour rire. Et on rit en effet.

Le public, qui circule lentement entre les baraques, ne peut s’empêcher de participer lui-même à l’allégresse bruyante qui transperce la toile des tentes et résonne à l’extérieur.

Les parades aident énormément à cette gaieté populaire généreuse.

Il y en a qui sont de véritables pitreries affolantes, telle la parade de Ventre-d’Osier, qui, à elle seule, attirerait vers les loges de la Couture la ville entière.

Ce théâtre de la Gaîté, qui n’a pas volé son nom, a été cédé par Poulmark à ces deux banquistes réputés, Casté et Roussel.

On y admire surtout ce délicieux Zeppino, clown lilliputien, enfant de Reims, qui triomphe dans une merveilleuse pantomime de : La Fée du Lac.

Ce vaste parallélogramme est décoré de peintures mirobolantes sur toile de tente, que gonfle et fait onduler les mouvements de la mer intérieure des moutards déchaînés aux saillies du Roi des Clowns, ce Ventre d’Osier qui apparut sur les tréteaux rémois deux années consécutives, attiré ensuite ailleurs par sa réputation mondiale, et regretté entre deux foires.

Le Musée des Grands Hommes en cire expose une ambulance de 1870-71.

Tout près de là, les grands fauves de Bidel nous font frémir par leurs rugissements appris par cœur, et qui ne sont après tout, que des boniments de camelots du désert !

La mère Bonta n’est morte, tel Rocambole, et l’arôme de ses frites surexcite nos fibrilles nasales.

Tous les tirs sont là, tous les sauvages du Labrador et du Kamschatka, dévorateurs de lapins crus, toutes les géantes et tous les nains de la création.

Lorson et ses fantoches de bois, barnum local du vénérable Saint-Antoine et de son cochon à la queue en vrille et frétillante.

On n’a pas encore de pétomanes ni de ces tirs à la volaille auxquels songent cependant nos Driguets et nos Modaines : l’incubation sera longue, mais ça viendra !

Pierret n’est pas encore de la noce ; toutefois on a des Limonaire merveilleux, qui emplissent nos oreilles charmées de leurs polyphonies à cylindres et flûtiaux.

Les chevaux de bois à un et deux sous sont devenus les manèges du populo de Lilliput.

On est encore dans la simplicité des anciens âges. La graine de nos faubourgs ne s’en amuse pas moins que pourra le faire cinquante ans plus tard l’équipe de nos sportifs rémois en herbe, au milieu de ses montagnes russes et de ses trottoirs roulants en plein air ou sous la tente dorée et étincelante des mille lueurs de la fée Électricité.

Le cirque Ciotti broche sur le tout et les dernières rumeurs de la Foire immortelle se seront à peine dispersées dans le brouhaha des démontages de baraques et l’exode vers Châlons et Metz, qui ressucent nos précieux restes que le nouveau théâtre, à peine libéré de ses décorateurs, ouvrira ses portes flamboyantes, le 3 mai, à un public affamé par trois années de privations spectaculaires et alléché par les promesses affolantes d’un Blandin reverni cosmétiqué à neuf.

Au programme de cette journée mirifique et inoubliable : la Comédie-Française, par Madeleine Brohan, Febvre et Bressant, ses gloires majeures, – l’Odéon, avec Brindeau, et l’Opéra, avec deux fils de Reims, deux notoriétés secondaires, mais combien chéries ! la basse profonde, Me-nu, enfant de Bétheny, et le ténor Richard, crafouillat de Par-en-Haut, devenu coqueluche de dilettantes, tout comme son camarade d’école Simon.

L’événement est salué en vers dans un prologue du sieur de Coëtlogon, qui s’est promu vicomte de Nescio.

Et pour chatouiller les fibres du rire, après avoir pincé les cordes du sentiment, Offenbach sera de la fête inaugurative avec sa folle opérette : Les Brigands.

La troupe de circonstance avait été composée avec soin : les ténors Laurent et Tournié, les basses Bacquier et Laroze, le baryton Aubert, les chanteuses Naldi et Vergé.

L’orchestre est sous les ordres de Guilles et, en second, du père Launois, émule par son nez de Cyrano de Bergerac ; Crémont violonise les solos et Carré est au piano.

Ce feu d’artifice éteint, on aura encore quelques mois d’attente à épuiser, avant que soit renoué le fil des re-présentations d’avant-guerre.

C’est le 1er octobre suivant que s’ouvre la saison d’hiver, avec une troupe refondue, aérée, assainie, remarquable à tous égards.

Des silhouettes sympathiques vont se dessiner sur l’écran qui resteront plusieurs années de suite dans l’axe de vision directe du parterre, grand juge du camp : Gense, ténor, un peu pansu, mais à l’organe exquis, musicien consommé, bon interprète ; Rodolphe, Laruette, chargé de dilater nos rates ; Taillard, traître honni et adoré dans le même temps.

Une primadonna au timbre éclatant, à la mémoire sûre, laissant toute sécurité aux ouïes les plus exigeantes, jeune et svelte, fraîche et souriante, la Redouté, et près d’elle, le tonitruant tambour-major du Caïd ou sergent de la Fille du régiment et du Chalet, qui fera avant peu, le prêt généreux aux Rémois du talent de sa femme, futur rossignol de nos soirées d’hiver.

Larose nous est resté et restera longtemps parmi nous : il sera un Bartolo unique, un Basile effarant, un seigneur du village exquisite !

La frétillante et excitante Rohan, soubrette agile et délurée, aux cheveux blonds ébouriffés et à la fine cheville, est encore notre coqueluche trop tôt guérie.

Et voici qu’apparaît Cosset, le grand Cosset, un Lagardère d’envergure, le Gosset de nos titis.

À ses côtés, Montcavrel, à qui les Rémois reconnaissants décerneront le droit de cité, et qui deviendra indispensable à la vie d’un peuple friand de chapeaux de paille d’Italie et de mariées du Mardi-Gras !

Et le haut et pédant père noble Prosper, caricature naturelle de Joseph Prud’homme, bourgeois à collet monté du vieux Marc et ses alentours.

Et Duriez, toujours enchifrené, sosie du ténor de la Basoche Lemaire premier.

Et ces utilités incontestables, Montigny, Pelletier, le photographe, aux cadenettes luisantes et au nez bourré de tabac, et le père Martin, ratapatte infortuné et laquais incomparable, qui vit encore parmi tant de cabots, disparus dans la poussière des combles, émouvants Delobelles qui furent peu à peu de notre Famille rémoise, cousins pauvres mais qu’on invite à sa table parce qu’ils ont su nous divertir, dans les rires ou dans les pleurs et les frissons.

À eux tous notre éternelle reconnaissance dans notre indéracinable souvenir, comme aussi à leur impresario en haut-de-cale à huit reflets, équilibré comme la tour de Pise sur une tempe droite déjà grisonnante, à la redingote impeccable et au pantalon à pli unique et sans luisance, sanglé par les guêtres, à la canne à pomme dorée provoquant les réverbères et menaçant le nez des flâneurs aux loges de la Couture, Blandin l’Unique, le Divin, Dieu ou marionnette, Jupiter au Gringoire des tremplins de Thalie et de Melpomène, d’Érato et d’Euterpe, voire de Terpsichore l’endiablée, déesse du chahut rythmé et réglé par nos Vestris rémois.

Des équipes neuves de parterriens ou d’amphithéâtreux, abordaient ces rives enchanteresses.

Voir et contempler leurs faces poupines et ébaubies que devant ces êtres en chair et en os qui les guidaient dans le monde des sentiments purpurins et des passions écumantes, qui les plongeaient en pâmoison dans les flots du rire ou de l’angoisse, qui les servaient à ce festin musical dont leurs âmes juvéniles avaient tant soif et faim, et finalement les émancipaient tous les soirs moyennant vingt ou trente sols glissés au guichet du péristyle !

Tel éphèbe d’alors pénétra pour la première fois, le samedi 11 octobre 1873, dans le temple aux portes si longtemps closes, devant son adolescence inquiète, d’après les mêmes règles qui fermaient aux audaces des potaches ces antres, redoutés des mères, où des Vénus dévergondées, chassées de l’Olympe à cause de leur impudeur constitutionnelle, s’évertuent à la charge sociale de faire trébucher dans leurs pièges captieux tant de fleurs d’innocence à la tige flexible et aux pétales lâcheurs et vagabonds !

On chantait ce soir-là un bijou de la lyre à Donizetti : La Fille du Régiment.

La Redouté envoyait ses trilles à un parterre délirant, Desgoria pétaradait sous l’uniforme comme un cheval de trompette. Salut à la France ! à l’espérance ! à mes amours ! et la cantinière au mutin bicorne, brandissant le Tricolore, enflammait nos cœurs patriotes. L’Allemand était encore à nos portes !

Ah ! souvenirs du jeune âge si chers à nos mémoires !

Fallait-il qu’au milieu d’une telle ivresse, la tante Catherine Baudson, qui, de Liry, était venue étrenner le chemin de fer de Bétheniville et la Vallée de la Suippe à Reims, yeux clos et lèvres pâlissantes, tant le frémissement de la ferraille sur les rails affolait ses soixante-dix ans, ignorants de tout, fallait-il qu’après avoir laissé échapper sa timide protestation contre l’exposition, sur la scène d’une Sainte-Vierge en niche, elle se mit soudain à interpeller le sergent Desgoria au moment où l’imprudent s’apprêtait à franchir un pont vacillant et qu’elle avait vu détériorer et déconsolider par le traître Taillard : Ah ! mon bon monsieur, ne passez pas !

Notre frémissement patriotique pour le coup se noya dans un fou rire et l’esclaffement de la salle entière !

Les affaires du textile sont plutôt prospères.

Çà et là, quelques disparitions de firmes modestes ou modifications d’autres plus importantes.

Les frères Edmond et Auguste Givelet, de la rue de la Peirière, se séparent en se partageant le personnel.

Edmond Givelet installe ses magasins et bureaux dans un vaste immeuble érigé par ses soins sur la place Belle-Tour.

La maison d’habitation est transférée boulevard Cérès, 12, et, entre ces deux immeubles, on a construit la chaudière et les cuves pour le dégraissage et la teinture des échées en cardé.

Auguste Givelet est resté dans le vieil immeuble près la place Royale, conservant avec lui, comme vendeur de tissus, le jeune et pétulant Ernest Mottelet.

Place Belle-Tour, ont suivi le chef de l’ancienne firme : Léon Hécart aux tissus, Louis Tourneur aux laines, Mouton-Hubert à la comptabilité et Fanfan Soulier à la manutention des produits. Les étoffes en cardé sont amenées là par les messagers de la campagne rémoise, et celles en peigné par Petitfils, voiturier de l’usine rethéloise, dénommée Cayenne, dirigée par Eugène Cocâtre.

L’aîné des fils du patriarche vénéré, Henri, est associé à son père, et leur succession sera, longtemps après, re-prise par Paul Givelet.

C’est dans cette maison à la fois familiale et industrielle que Marc Givelet, futur missionnaire de l’Église romaine aux pays infidèles, fera, en rechignant, l’apprentissage du métier de dégraisseur et teinturier de laines ; son destin était aiguillé déjà sur une voie autrement spiritualiste.

Le commissionnaire en tissus, Caille, rue du Levant, 8, s’expatrie à Roubaix, où, plus tard, ses fils, longtemps élèves à l’école primaire du Jard, occuperont des situations honorables à l’usine Eugène Molte.

La prospérité des affaires à Reims, en général, est devenue un excitant pour les banques parisiennes. La Société Générale délègue ses pouvoirs à Allart-Foucher, pour fonder sa succursale rémoise au n° 18 de la rue de Monsieur.

On a gardé longtemps dans notre ville le souvenir de ce fonctionnaire dévoué aux intérêts du négoce et de notre industrie de la localité. On a appris avec regret, son décès récent, à Chantelle (Allier) le 1er février 1922.

Comme don de joyeux avènement, Allart avait apporté à nos caissiers-comptables en manches de lustrine et aux fonds de culotte luisants et à discrètes rentraites, cet outil fiduciaire merveilleux qu’est le chèque, mis de suite en couplets avec son frère adultérin le chic ; accolés, ces deux vocables nouveaux allaient faire florès sur les planches de nos cafés-concerts.

La classe ouvrière commence à ressentir les bienfaisants effets de la reprise et du développement des affaires. Ses salaires apparaissent encore infimes, il est vrai, mais la vie n’est pas chère : ils vont d’ailleurs parcourir une courbe ascendante jusqu’en 1880.

Dans le bâtiment, on est moins heureux : la journée pleine de douze heures vaut aux maçons, charpentiers et menuisiers 4,20 fr. à 4,50 francs.

De nombreuses améliorations édilitaires s’effectuent dans Reims.

Ouverture des bains publics gratuits aux Trois-Rivières, sur la Vesle, à proximité du moulin d’Huon, entre la passerelle du Château-d’Eau et le pont de Cormontreuil.

En outre, un établissement de bains de rivière payants est projeté en lisière de la route de Cormontreuil, par Fléchambault.

Vers 1850, en descendant de Dieu-Lumière à l’usine des Eaux, on pouvait traverser à pied le canal, qui n’était pas encore en communication de Reims à la Marne.

Les amateurs de bains froids avaient choisi précisément cet endroit de la Vesle où la nouvelle société va créer son établissement.

Comme aujourd’hui, les jeunes gens et les enfants allaient aux Trois-Rivières, beaucoup moins organisées que de nos jours.

Sur le canal actuel, une passerelle du bief sert aux piétons, et la rivière jusqu’à l’établissement, offrira un large pont de bois à claire-voie pour les baigneurs des deux sexes, s’acheminant vers ces lieux aquatiques et verdoyants par la pittoresque et fraîche allée, si fréquentée le dimanche, qui longe les rives du canal de l’Aisne à la Marne, pigmentées de pêcheurs à la ligne.

Les bains Andreau allaient cesser d’exister, malgré les efforts de Napoléon Guinot, qui, l’an d’après, fermera les portes de leurs cabines et abandonnera leurs bassins aux barrières moussues et vétustes.

Son gendre, Abel Bonjean, trieur de laines de son métier, professeur estival de natation et sauveteur d’occasion depuis le décès de l’illustre Warzée, était désigné à l’avance pour diriger cet établissement d’utilité publique notoire.

À la cathédrale, les deux horloges du carillon, atteintes de sénilité et devenues quelque peu loufoques, sont mi-ses à la retraite et remplacées par deux jeunesses qui, hélas ! ne devaient pas dépasser la quarantaine !

L’une de ces radoteuses est hospitalisée chez les incurables de Saint-Marcoul. Elle avait été commandée en 1669, par le chanoine Maucroix et ses collègues du chapitre de Notre-Dame, au serrurier Jean le Blanc. Barbier-Ponce, horloger, l’avait, en 1773, regrattée, poncée, graissée et rajustée pour cent ans et davantage : elle eut la vie dure !

Aux Promenades, on redresse ou remplace les barrières en lattis que les Allemands avaient abattues afin de pouvoir circuler à cheval ou en voiture dans nos allées gazonnées, assez élégantes ainsi pour ces Borusses.

La rue des Templiers, presque terminée, est remise à la Ville par ses principaux bâtisseurs et propriétaires : Brasseur, Jacquart et Strapart.

On achève la démolition des remparts entre Dieu-Lumière et la rue Saint-Bernard.

L’entrepreneur Désiré Barthélemy, emploie des équipes de 10 manœuvres ayant choisi leurs chefs. Ils sont payés à la tâche au mètre cube ; le métrage est assuré par le conducteur des travaux municipaux. La paie se fait le dimanche matin, avec une retenue de 2 % pour la garantie de l’outillage prêté.

C’est l’adjoint Margotin, qui recrute la main-d’œuvre, parmi les indigents et les chômeurs involontaires.

Pour un mètre cube de terre piochée et roulée au fossé, on paie : le premier mètre, 0 fr. 30 ; le second, 0 fr. 40 ; et le troisième, 0 fr. 55.

Ces travaux terminés, nos jardiniers municipaux se mettent à l’œuvre, sèment et ratissent, plantent et mamelon-nent, et en septembre, le square Saint-Nicaise vient au monde.

Les hauts quartiers de la ville vont posséder, en propre, leurs promenades publiques et leur stand de gymnastique, leur rond-point pour sérénades d’orphéons et musiques.

Le 21 septembre, la municipalité procède au baptême au champagne de ce coquet et frais bébé, avec le concours de l’Ancienne sous son chef Senglé, la musique des Sapeurs-pompiers en grande tenue et les longs cous à pomme d’Adam des Bilots de Saint-Remi, dociles, sous la baguette du bouillant Ambroise, valeureux chef, qui les entraîne à toutes les batailles et les mène à toutes les victoires.

Il y a une rue qu’on appelle la rue des Dimanches (Favart-d’Herbigny) parce que c’est le dimanche seulement qu’on a travaillé à sa construction.

Chose touchante à voir, toute une famille, durant ces jours-là, hommes, femmes et enfants, occupés à fabriquer les mottes de terre qui, en ce pays, servent à bâtir des maisons de peu de valeur.

Quant aux pièces de bois pour la charpente, on les achetait, une à une, toujours le dimanche, avec ce qu’on pouvait retirer de la paie du samedi. On sacrifiait jusqu’aux meubles qui n’étaient point absolument indispensables, et il n’est pas rare, quand on pénètre sous le comble de ces maisons, d’y voir en guise de poutre une pièce de métier à tisser, ou quelque porte d’armoire servant de fermeture au grenier.

Ces propriétaires ont appris à bâtir à un bon marché fabuleux.

À cette époque, ont payait les plus chétifs garnis – mon garno, comme on dit dans le populo – de 2 à 2 fr. 50 par semaine, et parmi ceux qui les occupaient, certains, des veuves ou des orphelins, des couples de vieillards rejetés des ateliers pour cause de vétusté et occupant leurs derniers jours à bobiner le fil des échées de laine, autrement dit, à tramer, gagnaient seulement de 1 fr. à 1 fr. 50 par jour.

La vie de ces pauvres gens était une cabriole incessante sur la corde tendue au-dessus du précipice de la misère, et il leur fallait toute l’adresse d’un Blandin pour ne pas tomber dans un Niagara de douleurs et de privations.

Des colonies en maisons de carreaux de terre se groupaient peu à peu dans la périphérie.

On avait commencé à en bâtir vis-à-vis le square Saint-Nicaise, sur ce qu’on appelait le Chemin-Vert, sol crayeux recouvert à peine de deux ou trois pieds de terre au-dessus du calcaire, et où un gazon ras s’orne de maigres et pâles fleurettes. Certaines restent inachevées faute de fonds, et les murs sans crépi se lézardent sous la pluie.

Du dehors, on entend ce qui se dit à l’intérieur et l’air passe par les interstices.

Au seuil gazouillent des bébés et ces cabanes ont presque un aspect de gaieté quand le soleil veut bien les réchauffer de ses rayons.

Tout autour, les carreaux de terre sont étendus sur le sol au séchage, et à côté s’empilent les tas de petites pierres ou de matériaux inutilisés et gaspillés qu’on trouve sur les chemins.

Le malheur est que déjà les requins de la spéculation ont escompté l’affluence des bâtisseurs et raflent les terrains d’alentour en vue de les revendre cuir et poil aux besogneux. Ainsi, dès qu’apparaît le sourire des anges de bonté, se montre le rictus des diables de l’égoïsme (Adélaïde Guillaume).

À cette époque, d’ailleurs, l’ingénieur civil et architecte A. Herbé, rue Ruinart-de-Brimont, 33, se faisait fort de pouvoir construire des cités ouvrières dont les immeubles pussent être vendus au comptant ou à terme, 1.500, 2.200 et 4.000 francs, en prévision d’un surpeuplement des faubourgs, provoqué par l’agrandissement ou la création de nouvelles usines et l’immigration des Alsaciens-Lorrains.

Le successeur de Lermusiaux, Eugène Pasquier, fondeur à Courlancy, venait de prendre à son service, comme contremaître de son personnel, Gustave Hertzog, chef de fabrication à la fonderie de Hayange (Meurthe-et-Moselle) lequel avait entraîné à sa suite de nombreux compatriotes de sa profession.

On commence les travaux d’édification du groupe scolaire du boulevard Carteret, nécessité par l’agglomération enfantine de ces quartiers nouveaux.

Le Café du Nouveau-Théâtre, sous Dautier, est inauguré le 21 mai.

Dans un autre ordre d’idées, on procède à la réédification du calvaire du Jard, dont la vétusté exigeait le renouvellement complet.

L’historique de fondation de ce calvaire est l’œuvre de plusieurs annalistes rémois. L’un d’eux, Povillon-Piérard, fils d’un bonhomme qui, avant la Révolution, fut sacristain – coutre, comme on disait alors – à la basilique Saint-Nicaise, c’est-à-dire chargé de la sonnerie des cloches et de l’entretien du luminaire, et par suite, nourri dans le temple, Povillon en parle dans son manuscrit de 1820 :

Après avoir longé les cours et des maisons qui forment la rue du Jard, on arrive au rempart qui en porte le nom et dont la partie qui fait face à cette rue est ornée d’une croix magnifique à laquelle on a donné le nom de calvaire du Jard, parce qu’effectivement cet endroit est une élévation, comparativement à la rue qui est évidemment plus basse.

L’endroit où est dressé ce monument était anciennement une poterne, qui avait fait donner son nom à la rue du Jard-de-la-Poterne.

Le calvaire du Jard actuel a été posé en 1802 ; il en remplace un autre non moins beau, et qui avait été érigé pour la première fois aux mêmes lieu et place, en mémoire d’une neuvaine à Saint-Remi (1757) à l’époque de la nouvelle plantation des arbres du rempart.

En 1792, le calvaire fut enlevé pour éviter des déprédations possibles, et recueilli par le syndic des maraîchers, Liénard-Cerlet, qui en maintint la garde tant que dura le cyclone révolutionnaire.

En 1797, la bourrasque s’étant muée en un doux zéphyr conservateur et traditionaliste, la croix réintégra son poste. Toutefois, l’ère de ses déplacements et de ses trans-formations n’était point close.

À la veille du Concordat, en 1802, on décida, vu son état de vétusté, de la remplacer par un emblème identiquement peint en vert, avec un Christ grandeur naturelle, couleur chair. Elle fut enclavée dans un massif de pierre ayant à sa base deux degrés d’escalier. Ce socle recelait un tronc pour l’entretien du monument. Sous les pieds du Christ brûlait nuit et jour une chandelle à l’intérieur d’une lanterne.

Puis, 1830 occasionna de nouvelles craintes. Le sort réservé à la Croix-de-la-Mission, en 1821, n’était pas pour rassurer les jardiniers. Ils firent tant et si bien que les menaces restèrent vaines.

Les mobiles politiques qui avaient ameuté la population rémoise contre la croix issue des prédications de Forbin de Janson n’existaient point contre la Croix-du-Jard : celle-ci symbolisait simplement la ferveur religieuse des habitants d’un quartier populaire.

Les raisons d’un nouvel exode furent indiscutables : notre antique cité gallo-romaine qui, avec les âges, avait pris de l’embonpoint, sentit certain jour la nécessité de se débrider la taille et elle arracha sa ceinture.

Les remparts de Reims étaient désormais condamnés à disparaître.

Aux soupirs de soulagement se mélangèrent des soupirs de regret, car les Rémois affectionnaient leurs vieux remparts, – notamment ceux qui encadraient la ville à l’occident et dont les murailles épaisses s’abritaient sous de magnifiques allées d’arbres, aux branchages touffus.

Le supplice de leur ablation fut infligé en premier au rempart du Jard, le plus coquet, le plus abrité, le plus fréquenté. Il disparut et avec lui sa poterne, pour faire place au large fossé qui devait servir aux eaux du canal et de son port (1840).

Ce vieux rempart faisait l’admiration des artistes de cette époque romantique. J.-J. Maquart nous en a conservé le frais souvenir :

Ce rempart de l’Ouest bordait les rives de la Vesle depuis Fléchambault jusqu’à la Porte-de-Paris. Là, un pont jeté sur la rivière supporte la chaussée pavée qui conduisait à la grille, principale entrée dans Reims.

À côté du pont, la Tour Saint-Victor est recouverte par un jardin et des bâtiments... Il n’en était pas de plus agréable. À travers les pieds d’arbres magnifiques qui le décoraient, on apercevait la ville dans toute sa longueur, et les diverses vues qu’on avait sur la campagne donnèrent à cette promenade un aspect pittoresque.

La Tour Saint-Victor faisant saillie sur la rivière et les îlots verdoyants, parmi lesquels le moulin de la Vesle, en face de la rue du Moulin, présentait le plus joli des paysages.

Le rempart de l’Ouest était aussi couvert, large, frais et verdoyant, que le rempart de l’Est était nu, étroit, dépourvu d’ombrage. Peu élevé, on apercevait, à travers les ramures qui le décoraient, les édifices de la cité.

Le 27 juin 1842, les jardiniers s’emparèrent de la croix démantelée, la placèrent sur leurs épaules et, sous l’escorte du clergé et des habitants du Grand-Jard et de son voisinage, la transportèrent pour la réédifier contre le mur de l’école des Frères, en haut du Jard, proche les Loges-Coquault.

Trente ans passèrent.

Les cortèges funèbres s’arrêtèrent traditionnellement devant la Croix-du-Jard, pour permettre aux chantres de psalmodier le Salve Regina, d’un rituel occasionnel ; mais les déracinements et les replantations, les rafales de pluie et les coups de soleil avaient attaqué les forces vives du monument.

On décida d’en renouveler le bois et le Christ de fonte.

L’argent afflua, et les ouvriers d’art prêtèrent leur concours à cette restauration.

L’abbé Cerf a cité leurs noms : l’auteur du plan, Arthur Stein, élève architecte ; le fondeur du Christ et de la lanterne votive, Félix Houlon ; Émile Roger, sculpteur, qui avait exécuté le modèle en bois de la lanterne ; Marquant-Vogel, pour les carnations peintes, et Namur qui accepta le simple badigeonnage du bois. Wéry-Mennesson fut chargé des ciselures de la dédicace. Quant au gros œuvre y concoururent Bouchard, le maçon de la rue Marlot ; Rousselet, le charpentier ; Lescaillon, le zingueur ; Doutté et Frédéric Demay, serruriers dans le Jard ; Boutigny, pot-à-colle de premier ordre, et pour la peinture murale au mètre superficiel, Louis Menu, le peintre, dont l’atelier se trouvait au fond de la cour, rue du Jard, 22.

En façade de ce vieil immeuble s’ouvrait la sombre boutique d’épicerie de la mère Godet, où s’alimentaient de chocolat, de pralines et de cornichons les gamins de l’école du Jard.

Or, dans la maison voisine, au premier étage, au-dessus de la charcuterie qui faisait angle avec la rue Brûlée, habitait un relieur de profession, Godet fils, qui profita de l’occasion pour se tailler une jolie réclame auprès de sa clientèle, en dressant, dans le cadre d’une de ses fenêtres, un coquet autel en cartons et papiers multicolores, choisis parmi le meilleur de ses chutes, où, entre les chandeliers de cuivre aux bougies flamboyantes, resplendissait un petit Jésus en son et lustrine, à figure poupine de bébé Jumeau. Longtemps après, on cita encore, dans les conversations, la Chapelle-à-Godet.

Il y avait des raisons pour que la cérémonie de consécration de cet édifice religieux par l’archevêque Landriot, revêtit un caractère spécial, par le rassemblement spontané d’une population qui vivait encore, en ces temps si rapprochés de nos désastres militaires, dans l’atmosphère morale créée par l’enseignement et l’éducation des disciples de Jean-Baptiste de La Salle.

De la chaussée du Port à la rue des Moulins, des rues Boulard et du Couchant à la rue de Venise, de la Fleur-de-Lys à la place Godinot et du Bourg-Saint-Denis à Saint-Maurice, par les rues Neuve et de Contrai, la marmaille scolaire se concentrait à l’école du Jard.

Les rapports des parents avec ces maîtres en bure noire étaient fréquents et établissaient de la sorte un courant de sympathies dont les pieux propagandistes auraient eu tort de ne point profiter. D’autre part, la fréquentation des églises, la présence aux offices paroissiaux, étaient d’usage si courant que personne, alors, n’aurait songé à s’en offusquer. Les idées et les habitudes ont bien changé depuis !

Cette fête religieuse prenait donc un caractère tout local dont on ne se départit point pendant le cours de la cérémonie ; ce fut un rassemblement de quartier, et l’amour des manifestations extérieures qui réside au trèsfonds des cœurs latins, ne fit pas défaut à ce brave peuple de travailleurs, ouvriers et artisans, petits boutiquiers, maraîchers, rentiers, qui constituaient alors le massif humain du Jard.

L’obituaire flamboie de noms rémois bien connus :

Nicolas de Laprairie, ex-vice-président du Tribunal civil, dur aux vagabonds, décède à 82 ans, au numéro 11 de la rue Jeanne-d’Arc, encore en cul-de-sac à l’époque. Il était fils de Pierre Gargotteux, des Riceys. Deux fois veuf, de L. S. Bourliet, puis de Henriette Félicité Gerdret, il avait épousé en 3èmes noces Souveraine Clémence Colette Cunys.

Euphrosine Leclerc, 78 ans, rue Neuve, 73, veuve du docteur J.-B. Henrot, et mère des Gracques. Elle s’en va le cœur ulcéré par les derniers événements et après une longue vie de dévouement aux siens à et aux pauvres de la cité rémoise. Son cousin, Eugène Courmeaux, alors âgé de 57 ans, rue de Thillois, 35, et le docteur J. Bienfait, signent la déclaration de décès à l’état civil. Mme Henrot-Leclerc est la dernière défunte de l’année au 31 décembre.

Fernand Robillard, né à Reims le 18 mars 1838, capitaine aux 124e de ligne, prisonnier de guerre à la capitulation de Metz, décède le 15 septembre. Fils de Robillard-Henriot, vice-président du Tribunal civil. Portent témoignage de sa mort, son frère Louis Appoline, agent d’assurances, rue de la Gare (rue Thiers par la suite), et Léopold de Croisœil-Châteaurenard, ingénieur à Urt (Bas-ses-Pyrénées).

Le chef d’une famille d’artistes rémois, dont le nom figure avec honneur dans les fastes civiques de la cité, Pierre Louis Dallier, ancien comptable, rue de Châtivesle, 2 ; il était le fils de Jean-Baptiste Dallier-Moreau et grand-père du musicien Henri Dallier, organiste réputé à Saint-Eustache et à la Madeleine. Veuf de Marie-Rose Bonnette, il épousa en 2des noces Marie Riéger. Ceux qui éprouveront un vif plaisir à examiner la maquette en carton du Rang-Sacré, remise en place au musée sous peu reconstitué de Reims, y retrouveront l’enseigne bien connue jadis du fripier Dallier-Bonnette, au milieu de ces pittoresques maisonnettes moyenâgeuses dont la démolition a fait place au marché couvert et au carreau des halles actuelles.

Courtalon, originaire de Chavanges (Aube), et époux de Caroline Ponsardin. Témoins : son fils Jules, caissier-comptable, rue du Levant, 5, et Charles Bourdonné, associé fabricant de tissus, rue Saint-Étienne, 14.

Paul Albeau, maître plafonneur rue Linguet, 11, 60 ans, né à Saint-Morel, près Monthois (Ardennes), fils de Albeau-Goniaux, époux de Marie Nicolle Darcq, et père de Émile Albeau-Héry, rue David, 10.

Christian de Bignicourt, 68 ans, Laonnois d’origine, fils de Bignicourt de Beffroy d’Hardoncelle et époux de Henriette Charpentier d’Audron.

Puis, de petites gens, gravier infime du mortier qui cimenta les matériaux si divers de la Famille rémoise :

Antoine Hannoteaux-Blondel, qui habitait un pavillon discrètement enchâssé entre les murailles couvertes de lierre et de feuilles de mûrier de son jardin de la rue des Fusiliers, 14.

Il exerçait, en manière de distraction la profession calme et libertaire du trieur de laines, choisissant les petits chantiers où l’on cause, et où les Tisserand, les Gerbault, les Cousinard-Noullet, les Jacquemart-Gros, les Desingly, les Assy et les Tassin de Montaigu faisaient classer les laines brutes, en majeure partie lavées à dos, qu’ils avaient achetées par leurs courtiers Eugène Pierrard, Lecrique, Lamotte et autres professionnels, aux enchères publiques de Coleman-street, à Londres.

Son neveu, l’architecte parisien Blondel, venait souvent se reposer de ses travaux dans cette charmante thébaïde où pétillait l’esprit du vieil Hannoteaux, philosophe caustique, mais nullement chagrin, dont les vivacités de critique étaient largement tempérées par le calme et reposant sourire de sa compagne, aimable femme qui n’avait de joie excessive qu’aux minutes divines où elle distribuait ses douceurs, ses sucreries, ses fruits et ses feuilles de mûrier aux gamins de son quartier, gros éleveurs de vers à soie en boîtes et en chambre.

Cette paisible distraction, – amusement des enfants, tranquillité des parents –, était encore à la mode à l’époque.

Que de joies reposantes, après les jeux violents de la rue, réservait à l’enfance scolaire ce primitif élevage des précieux vers. Enfermés soigneusement dans une boîte rectangulaire en carton au couvercle percé de trous, pour l’air et la lumière, ces intéressantes chenilles blanches, aux mille antennes et au souple déroulement d’une carapace soyeuse et molle, préludaient sur de vertes feuilles de mûrier, larges et vernissées, qu’elles rongeaient du bord au centre, au lent, discret et mystérieux travail de germination des soies.

L’enfant, penché curieusement et avidement sur l’essaim indifférent à ses regards fiévreux, assistait ravi et l’esprit ouvert à la lente transformation du papillon, au feutrage de son cocon, dont l’enveloppe ténue se recouvrait peu à peu d’une richissime et luisante matière.

À l’époque du dévidage des cocons, aux couleurs chatoyantes et variées – vert de mer, jaune canari ou blanc d’argent – on fabriquait un dévidoir sous forme de touret de bobineur ou trameur d’échées, au moyen d’un de ses biots de filature, en carton et coniques, qui servent dans nos usines. Lorsque la soie du cocon s’était épuisée, il restait dans les mains de l’ouvrier une coque d’un clair tissu où s’apercevait l’ombre d’une chrysalide terre de sienne. De la tranchée ouverte par un ciseau s’échappait alors la chenille d’où, plus tard, devait éclore le papillon nouveau qui deviendrait par la suite, le ver à soie de la ponte nouvelle.

À cette heure, on ne rencontrerait peut-être pas dans Reims en reconstruction – pas plus qu’on ne l’aurait trouvé en 1914 – un quelconque éleveur, candide, en ce genre. Le temps a lui aussi ses chrysalides à transformations !

Décède aussi un autre trieur, moins recommandable, mais qui avait sucé en son bas-âge le lait de l’alma mater, et qui s’appelait Nicolas Eugène Collet ; il s’était fait remarquer par une vie licencieuse et dévergondée, chue parfois dans les ruisseaux de sa rue du Jard, à la suite de libations exagérées.

Par ses vantardises d’atelier et l’apothéose continue de ses facultés bacchiques de Diogène musclé et goguenard, il s’était fait appliquer le surnom de Belle-Nature, dont il se montrait ridiculement fier. Il était le Porthos de ce trio de mousquetaires à la suite du seigneur Laviarde, spadassins pacifiques de nos nuits d’été, dont Alfred Lemarron et Abel Maujean, autres professionnels remarquables du triage des laines, furent les d’Artagnan et les Aramis.

Ces fantoches sont disparus depuis un demi-siècle de la scène rémoise, et sauf en quelques têtes chenues et branlantes, la mémoire de leurs méfaits bénins est bien évanouie !

On citait de ces chevaliers nocturnes la prouesse suivante, dont la police n’apprit la nouvelle que longtemps après : le trio, au service alors des Collet frères, à l’usine du Grand-Saint-Pierre, avait décidé, un soir de goguette, de se poster au coin de l’impasse de la Fleur-de-Lys pour y guetter le passage d’un piéton quelconque et lui flanquer, au hasard de la rencontre, l’une de ses raclées bruyantes, mais inoffensives dont le but et les fins sont de faire plus de peur que de mal à ceux qui en sont les victimes ahuries. L’infortuné que le destin amena ce soir-là dans leurs parages, était précisément un de leurs patrons d’usines, lequel ignora toute sa vie le nom et la naissance de ces agresseurs inattendus !

Avec le bris des réverbères, la poussée dans le canal d’un promeneur attardé qu’ils repêchaient pour le planter tout transi, aveuglé et à demi étouffé sur les rives, la chute provoquée comme accidentellement d’une balle de laine sur la véranda vitrée du vieux Guyotin-Lorsignol, et mille autres farces de gamins vicieux, tel était le programme récréatif du groupe en ces temps où une maréchaussée débonnaire à képi galonné et sabre de bois, assurait la sécurité de nos rues.

Luchesse, aujourd’hui, rirait peu de la chose et ces farceurs mal avisés n’auraient pas longtemps amusé la scène rémoise de leurs exploits d’un âge encore persillé de romantisme. Les Fracasses ne sont plus de ce monde réaliste et misanthrope !

Un de nos photographes d’alors, Sébastien Manichon, place d’Erlon, 14, se retire d’une vie qui lui a ménagé trop de déboires ; il n’a que 53 ans. Son atelier était perché au sommet de l’immeuble situé à l’angle droit des rues de Talleyrand et Cadran-Saint-Pierre, au-dessus de l’étage habité par Niclot le doreur, dont le magasin avait étalage sur les deux rues. Les dernières pierres de cet immeuble incendié par les Boches, jonchent à cette heure le sol de la rue, et vont disparaître à jamais.

Décède à peu près au même moment, mais dans son lit, Éloi Buirette, 58 ans, rue Boulard, 31. Brigadier de gendarmerie en retraite, il avait accepté de la municipalité le poste d’inspecteur de la salubrité publique ; pour ramener les choses à l’échelle du véridique, disons qu’il était chef piqueur du bataillon sacré et ferloqueux de nos balayeurs de rues.

Nous avons tous connu la belle escouade de ses fils : l’aîné, entré dans le sacerdoce, était avant-guerre, curé d’Aussonce ; le cadet, Jules, courtier en tissus fort connu et apprécié sur place, l’un des rares protagonistes, avec Chauvry le musicien, Gautier le maître à danser, Duval le courtier en fils et tissus, et quelques autres, du chapeau de soie et haut-de-forme quotidien ; puis, le troisième, Charles, qu’un accident de jeunesse avait privé de trois doigts de sa main gauche, à laquelle il ne restait que le pouce et le petit doigt : il abritait ce moignon et le cachait à la vue des passants, en le dissimulant sous les pans de sa jaquette ou de sa redingote.

Charles Buirette, après avoir exercé dans la teinture et apprêts chez M. de Tilly, s’était établi marchand de charbon en gros au bas de la rue du Ruisselet : il mourut à la fleur de l’âge, laissant son fonds de commerce à Edmond Potoine-Démoulin.

Son plus jeune et dernier frère avait fait choix de la carrière militaire : c’était un superbe Apollon vêtu de l’uniforme des cuirassiers. Au point de vue plastique, on peut dire de cette famille : tel père, tels fils.

Un souvenir à ce modeste défunt, le petit papa Lagrange, simple fileur en cardé aux Longuaux, et chargé d’extras au service de Génin, le maître sonneur de Notre-Dame. C’est lui qui, pendant de longues années, tard et matin, sonna la cloche du couvre-feu, que les papas et mamans avaient baptisé Maillon-la-bleue. Lagrange habitait alors la rue du Jard, et buvait chopine chez le charcutier marchand de vins, au coin de la rue Brûlée, avec son vieux camarade Nicolas Pascal Déquet, scieur de long au nº 23, et le jardinier Jules Lecrocq, même rue, au nº 26, ses compagnons de voyage sur l’Achéron.

La rue du Jard était bordée en majeure partie d’immeubles sans étage, où vivait une population simple et honnête, – de courageux travailleurs du bâtiment et de la laine.

Le nº 23 a disparu, comme ses voisins, pour faire place à la somptueuse bâtisse où la Société des Déchets installa ses bureaux et la demeure de son directeur.

Le nº 26, – devenu 36 –, subsiste encore, mais fort mal en point, ayant subi, dans ses œuvres déjà fort caduques, le choc de plusieurs obus boches, entre 1916 et 1918. Jules Lecrocq était là le jardinier d’une vigne grimpante qui dissimulait les lézardes d’un chétif bâtiment sur cour, où menuisier et gâcheur de plâtre s’étaient ingéniés à construire deux logements ouvriers.

Les loyers, à cette époque, étaient en rapport avec les salaires d’alors.

En 1873, une gargotière, la veuve Chopin, payait son appartement sur rue, avec grenier et deux mansardes plafonnées, plus la jouissance d’un embryon de cave, un loyer annuel de 350 francs. La boutique du boucher, faisant partie du même immeuble, à l’angle de la rue Brûlée, payait 800 fr. Par intermittences, la boucherie se transforma en débit de vins : à la suite de Devise, on y vit installé Causandier, père du gérant actuel du Palais Rémois et ex-directeur de l’agence de publicité La Rapide.

On peut rappeler à Causandier ses frasques d’éphèbe lorsque, en veine d’excursions nocturnes, il échappait à son geôlier paternel en se laissant glisser, de la mansarde où il couchait, après s’être accroché au rebord du chéneau, sur le trottoir, presque à hauteur d’homme du pignon.

Dans la cour, les deux petits appartements valaient, le rez-de-chaussée 160, et le 1er étage, 180. Entre les deux bâtiments, un hangar permettait l’étendage du linge sortant de la lessive, et abritait une chaudière à usage commun.

Les produits de la récolte viticole étaient fraternellement partagés entre le propriétaire, un trieur de laine auquel certain Flâneur des ruines doit la vie, et les locataires, à parts égales.

Ces mœurs égalitaires sont d’un autre âge, et ces chétives maisons, aux murs de craie et aux toits camoussis, bâties un siècle auparavant, n’étaient en quelque sorte que des abris de fortune pour une population dont le berloquin, souvent transbordé, tenait peu de place.

On vivait si peu, alors ! Dans le sens matérialiste du mot, que le confort était, sinon inconnu, du moins nullement recherché.

Les salaires ouvriers étaient réduits à leur plus simple expression : la classe travailleuse n’en faisait pas moins ce qu’on appelle des économies, tant chacun se restreignait dans les dépenses de tous genres nécessitées par le souci d’une existence des plus strictes et des plus spartiates.

On a peine à croire aux moindres possibilités de cette famille de la laine, qui, en 1851, composée de quatre personnes, dont les enfants, réussissait à boucler son budget annuel avec les gains du père : 900 francs, et ceux de la mère, qui repassait et tuyautait des bonnets de femme pour un sou la pièce !

Écoutez la rumeur ironique et gouailleuse de nos blanchisseuses d’après-guerre ! Les temps sont bien changés !

Laissons maintenant la parole à l’adjoint Bienfait, drille au teint coloré, sous une barbe grisonnante bien taillée, au ventre bedonnant, ceinturé de tricolore, qui déclare unis, au nom de la loi, des couples frémissants de jeunesse et d’espérance.

Arthur Albert, dégraisseur de laine, rue de Contrai, 6, beau garçon de 27 ans, et demoiselle Cotréaux, de Laon.

Édouard Boulogne, apprêteur chez son père, tenancier de bains et lavoirs publics rue Neuve, 80, a 23 ans, il est un des solistes réputés de la Musique municipale, comme ses frères Alexandre et Alfred. Les bains Boulogne furent transférés, il y a une vingtaine d’années, même rue, en face la rue de Venise et l’épicier Larive.

Le petit Habran, alerte figaro au nº 94 de la rue du Bourg-Saint-Denis, auquel succéda Jamart-Bigelot.

Victor Paul, 29 ans, plombier, rue Large, 11, et Marie Léonie Noiret, 26 ans, originaire des Alleux (Ardennes). Paul fut, plus tard, contremaître pendant 35 ans, chez Amédée Houlon. Sa fiancée était ouvrière à la maison Censier, rue de l’Arbalète, 11.

Thubé fils, ferblantier, rue de Mars, épouse Juliette Parmantier, d’Ormes.

Un employé de la laine, au service de la maison Re-nard & Garnier, rue de l’Université, et du nom de Jules Du-pont, se marie à Sedan, où il est alors placier en blousses et déchets, avec Angélique Renault, de la rue des Francs-Bourgeois.

Léon Fontaine, maître ramoneur, rue des Capucins, 33, et une demoiselle Jurion, de Saint-Lambert, près Attigny.

François Rothier, l’excellent et regretté photographe, auquel les Rémois sont redevables de tant de clichés précieux qui permettront aux annalistes de l’avenir la reconstitution par l’image du Reims disparu : il avait 21 ans et habitait rue du Cerf, 31, quand il épousa mademoiselle Caoussin, modiste, rue des Carmes, 19.

Rothier était fils de Édouard Rothier, serrurier, et de Célinie Andréenne Muzerelle, sœur d’un machiniste au théâtre.

Son fils cadet a repris l’atelier paternel, place Saint-Maurice, et en maintient la renommée et l’achalandage, dans le respect de la tradition.

On sait que le fils aîné de Rothier est devenu l’un des plus fameux barytons des scènes lyriques mondiales et le vaisseau du Metropolitan Opera de New York retentit actuellement des échos charmeurs de son admirable organe.

Olive Gavroy, décédé en janvier 1923, à l’Hôpital général, à l’âge 73 ans, était en 1873, commis au Mont-de-Piété tenu par sa tante Mlle Lahaye et son cousin Victor Doré le bossu, quand il épousa Hyacinthe Lheureux, fille aînée du gérant des cokes de la Compagnie du gaz, rue du Bourg-Saint-Denis, 68.

Tout le monde a connu le comptable Ernest Jailliart, dont la veuve, Mlle Cordier d’Épernay, tenait vers 1900 et années suivantes, le bureau de tabac en face le Lycée, rue de l’Université, dans un immeuble qui était la propriété de Charles Richard, futur adjoint au maire de Reims : encore un consacré de l’ineffable Bienfait.

Avec lui, Jules Modaine, caviste, rue du Jard, 8, et Blanche Déroche, rue Coquebert. Avec Driguet, Modaine fut un des protagonistes les plus achalandés de nos foires locales pour le tir aux volailles, dont ils sont l’un et l’autre les intronisateurs en notre ville. En avons-nous sacrifié de ces décimes sur l’hôtel de ces banquistes fameux ! Canards, poulets, oies et lapins, coin-coin ! à deux sous la planche ! Tournez... crcrcrcr… le numéro 17 a gagné ! Gardez vos planches... et l’on recommence !...

Le train de l’hyménée s’emplit. À la dernière heure, les wagons de première et de deuxième classe se garnissent de voyageurs distingués :

Paul Osouf, de Compiègne, rue Saint-Symphorien, 4, fils de Remi Henri Osouf, maître de poste à Paris.

C’est Jules Houlon qui a ceint l’écharpe pour l’unir à Lucie Francart, fille d’Augustin, décédé en 1867, à Ivry.

Victor Portevin remplace Houlon devant l’estrade municipale pour marier le berrichon Pochonnet, de Dun-le-Roi, avec une fille de Gaillet-Gaudoin, commissionnaire en tissus, rue Cérès, 39, en présence du fabricant Jules Auger, rue Saint-Yon, 5, et de Nicolas Bigot, courtier en laines, demeurant encore alors à Paris, rue de l’Entrepôt.

À la suite, c’est Alphonse Houpin, des Houpin-Mongrenier, rue de Venise, 5, avec l’héritière de Edmond Leleu-Bonvial, faubourg Fléchambault, 2. Sont présents à la barre des témoins, en attendant la table du banquet où ils vont faire bonne et joyeuse figure : Natalis Houpin, Ernest du même nom, Numance Othmar Delamotte et le médecin Adonis Faille, qui a déjà 40 ans, et habite rue du Petit-Four, 7. Ah ! les bonnes pièces... et qui ne se sont pas embêtées dans la vie !

Suit, empressé à son tour, – et il n’est que temps, car le train va partir ! – Alphonse Prévost, fils d’un cultivateur, et la fille de Lallier-Malinet, plombier, rue Coquebert, 19 ; parmi les gens de la noce, on se montre le capitaine en re-traite Bussière, le marbrier Auguste Coquet, le peigneur de laines Jonathan Holden, et Alexis Malinet, de Beaumont.

Allons, dépêchons, on ferme les portières, et ces re-tardataires s’engouffrent dans l’express pour Cythère :

Eugène Alexandre Fisson, directeur de caves, rue de Contrai, 9, et Joséphine Mathilde Lantein, rue du Faubourg-Cérès, 73.

Encore un traînard, et ce n’est pas étonnant : Gustave Cliquot, le plus voisin de la gare, puisqu’il est logé boulevard des Promenades ! Allons ! ouste ! Il enjambe le marchepied avec sa gracieuse et jeunette fiancée, Jeanne Aubert, de la rue du Petit-Four, 13.

Autour de ces maisons, chacun d’eux se réservait une parcelle de terrain pour y meubler un jardinet.

À cette époque, ont payait les plus chétifs garnis – mon garno, comme on dit dans le populo – de 2 à 2 fr. 50 par semaine, et parmi ceux qui les occupaient, certains, des veuves ou des orphelins, des couples de vieillards rejetés des ateliers pour cause de vétusté et occupant leurs derniers jours à bobiner le fil des échées de laine, autrement dit, à tramer, gagnaient seulement de 1 fr. à 1 fr. 50 par jour.

La vie de ces pauvres gens était une cabriole incessante sur la corde tendue au-dessus du précipice de la misère, et il leur fallait toute l’adresse d’un Blandin pour ne pas tomber dans un Niagara de douleurs et de privations.

Des colonies en maisons de carreaux de terre se groupaient peu à peu dans la périphérie.

On avait commencé à en bâtir vis-à-vis le square Saint-Nicaise, sur ce qu’on appelait le Chemin-Vert, sol crayeux recouvert à peine de deux ou trois pieds de terre au-dessus du calcaire, et où un gazon ras s’orne de maigres et pâles fleurettes. Certaines restent inachevées faute de fonds, et les murs sans crépi se lézardent sous la pluie.

Du dehors, on entend ce qui se dit à l’intérieur et l’air passe par les interstices.

Au seuil gazouillent des bébés et ces cabanes ont presque un aspect de gaieté quand le soleil veut bien les réchauffer de ses rayons.

Tout autour, les carreaux de terre sont étendus sur le sol au séchage, et à côté s’empilent les tas de petites pierres ou de matériaux inutilisés et gaspillés qu’on trouve sur les chemins.

Le malheur est que déjà les requins de la spéculation ont escompté l’affluence des bâtisseurs et raflent les terrains d’alentour en vue de les revendre cuir et poil aux besogneux. Ainsi, dès qu’apparaît le sourire des anges de bonté, se montre le rictus des diables de l’égoïsme (Adélaïde Guillaume).

À cette époque, d’ailleurs, l’ingénieur civil et architecte A. Herbé, rue Ruinart-de-Brimont, 33, se faisait fort de pouvoir construire des cités ouvrières dont les immeubles pussent être vendus au comptant ou à terme, 1.500, 2.200 et 4.000 francs, en prévision d’un surpeuplement des faubourgs, provoqué par l’agrandissement ou la création de nouvelles usines et l’immigration des Alsaciens-Lorrains.

Le successeur de Lermusiaux, Eugène Pasquier, fondeur à Courlancy, venait de prendre à son service, comme contremaître de son personnel, Gustave Hertzog, chef de fabrication à la fonderie de Hayange (Meurthe-et-Moselle) lequel avait entraîné à sa suite de nombreux compatriotes de sa profession.

On commence les travaux d’édification du groupe scolaire du boulevard Carteret, nécessité par l’agglomération enfantine de ces quartiers nouveaux.

Le Café du Nouveau-Théâtre, sous Dautier, est inauguré le 21 mai.

Dans un autre ordre d’idées, on procède à la réédification du calvaire du Jard, dont la vétusté exigeait le renouvellement complet.

L’historique de fondation de ce calvaire est l’œuvre de plusieurs annalistes rémois. L’un d’eux, Povillon-Piérard, fils d’un bonhomme qui, avant la Révolution, fut sacristain – coutre, comme on disait alors – à la basilique Saint-Nicaise, c’est-à-dire chargé de la sonnerie des cloches et de l’entretien du luminaire, et par suite, nourri dans le temple, Povillon en parle dans son manuscrit de 1820 :

Après avoir longé les cours et des maisons qui forment la rue du Jard, on arrive au rempart qui en porte le nom et dont la partie qui fait face à cette rue est ornée d’une croix magnifique à laquelle on a donné le nom de calvaire du Jard, parce qu’effectivement cet endroit est une élévation, comparativement à la rue qui est évidemment plus basse.

L’endroit où est dressé ce monument était anciennement une poterne, qui avait fait donner son nom à la rue du Jard-de-la-Poterne.

Le calvaire du Jard actuel a été posé en 1802 ; il en remplace un autre non moins beau, et qui avait été érigé pour la première fois aux mêmes lieu et place, en mémoire d’une neuvaine à Saint-Remi (1757) à l’époque de la nouvelle plantation des arbres du rempart.

En 1792, le calvaire fut enlevé pour éviter des déprédations possibles, et recueilli par le syndic des maraîchers, Liénard-Cerlet, qui en maintint la garde tant que dura le cyclone révolutionnaire.

En 1797, la bourrasque s’étant muée en un doux zéphyr conservateur et traditionaliste, la croix réintégra son poste. Toutefois, l’ère de ses déplacements et de ses trans-formations n’était point close.

À la veille du Concordat, en 1802, on décida, vu son état de vétusté, de la remplacer par un emblème identiquement peint en vert, avec un Christ grandeur naturelle, couleur chair. Elle fut enclavée dans un massif de pierre ayant à sa base deux degrés d’escalier. Ce socle recelait un tronc pour l’entretien du monument. Sous les pieds du Christ brûlait nuit et jour une chandelle à l’intérieur d’une lanterne.

Puis, 1830 occasionna de nouvelles craintes. Le sort réservé à la Croix-de-la-Mission, en 1821, n’était pas pour rassurer les jardiniers. Ils firent tant et si bien que les menaces restèrent vaines.

Les mobiles politiques qui avaient ameuté la population rémoise contre la croix issue des prédications de Forbin de Janson n’existaient point contre la Croix-du-Jard : celle-ci symbolisait simplement la ferveur religieuse des habitants d’un quartier populaire.

Les raisons d’un nouvel exode furent indiscutables : notre antique cité gallo-romaine qui, avec les âges, avait pris de l’embonpoint, sentit certain jour la nécessité de se débrider la taille et elle arracha sa ceinture.

Les remparts de Reims étaient désormais condamnés à disparaître.

Aux soupirs de soulagement se mélangèrent des soupirs de regret, car les Rémois affectionnaient leurs vieux remparts, – notamment ceux qui encadraient la ville à l’occident et dont les murailles épaisses s’abritaient sous de magnifiques allées d’arbres, aux branchages touffus.

Le supplice de leur ablation fut infligé en premier au rempart du Jard, le plus coquet, le plus abrité, le plus fréquenté. Il disparut et avec lui sa poterne, pour faire place au large fossé qui devait servir aux eaux du canal et de son port (1840).

Ce vieux rempart faisait l’admiration des artistes de cette époque romantique. J.-J. Maquart nous en a conservé le frais souvenir :

Ce rempart de l’Ouest bordait les rives de la Vesle depuis Fléchambault jusqu’à la Porte-de-Paris. Là, un pont jeté sur la rivière supporte la chaussée pavée qui conduisait à la grille, principale entrée dans Reims.

À côté du pont, la Tour Saint-Victor est recouverte par un jardin et des bâtiments... Il n’en était pas de plus agréable. À travers les pieds d’arbres magnifiques qui le décoraient, on apercevait la ville dans toute sa longueur, et les diverses vues qu’on avait sur la campagne donnèrent à cette promenade un aspect pittoresque.

La Tour Saint-Victor faisant saillie sur la rivière et les îlots verdoyants, parmi lesquels le moulin de la Vesle, en face de la rue du Moulin, présentait le plus joli des paysages.

Le rempart de l’Ouest était aussi couvert, large, frais et verdoyant, que le rempart de l’Est était nu, étroit, dépourvu d’ombrage. Peu élevé, on apercevait, à travers les ramures qui le décoraient, les édifices de la cité.

Le 27 juin 1842, les jardiniers s’emparèrent de la croix démantelée, la placèrent sur leurs épaules et, sous l’escorte du clergé et des habitants du Grand-Jard et de son voisinage, la transportèrent pour la réédifier contre le mur de l’école des Frères, en haut du Jard, proche les Loges-Coquault.

Trente ans passèrent.

Les cortèges funèbres s’arrêtèrent traditionnellement devant la Croix-du-Jard, pour permettre aux chantres de psalmodier le Salve Regina, d’un rituel occasionnel ; mais les déracinements et les replantations, les rafales de pluie et les coups de soleil avaient attaqué les forces vives du monument.

On décida d’en renouveler le bois et le Christ de fonte.

L’argent afflua, et les ouvriers d’art prêtèrent leur concours à cette restauration.

L’abbé Cerf a cité leurs noms : l’auteur du plan, Arthur Stein, élève architecte ; le fondeur du Christ et de la lanterne votive, Félix Houlon ; Émile Roger, sculpteur, qui avait exécuté le modèle en bois de la lanterne ; Marquant-Vogel, pour les carnations peintes, et Namur qui accepta le simple badigeonnage du bois. Wéry-Mennesson fut chargé des ciselures de la dédicace. Quant au gros œuvre y concoururent Bouchard, le maçon de la rue Marlot ; Rousselet, le charpentier ; Lescaillon, le zingueur ; Doutté et Frédéric Demay, serruriers dans le Jard ; Boutigny, pot-à-colle de premier ordre, et pour la peinture murale au mètre superficiel, Louis Menu, le peintre, dont l’atelier se trouvait au fond de la cour, rue du Jard, 22.

En façade de ce vieil immeuble s’ouvrait la sombre boutique d’épicerie de la mère Godet, où s’alimentaient de chocolat, de pralines et de cornichons les gamins de l’école du Jard.

Or, dans la maison voisine, au premier étage, au-dessus de la charcuterie qui faisait angle avec la rue Brûlée, habitait un relieur de profession, Godet fils, qui profita de l’occasion pour se tailler une jolie réclame auprès de sa clientèle, en dressant, dans le cadre d’une de ses fenêtres, un coquet autel en cartons et papiers multicolores, choisis parmi le meilleur de ses chutes, où, entre les chandeliers de cuivre aux bougies flamboyantes, resplendissait un petit Jésus en son et lustrine, à figure poupine de bébé Jumeau. Longtemps après, on cita encore, dans les conversations, la Chapelle-à-Godet.

Il y avait des raisons pour que la cérémonie de consécration de cet édifice religieux par l’archevêque Landriot, revêtit un caractère spécial, par le rassemblement spontané d’une population qui vivait encore, en ces temps si rapprochés de nos désastres militaires, dans l’atmosphère morale créée par l’enseignement et l’éducation des disciples de Jean-Baptiste de La Salle.

De la chaussée du Port à la rue des Moulins, des rues Boulard et du Couchant à la rue de Venise, de la Fleur-de-Lys à la place Godinot et du Bourg-Saint-Denis à Saint-Maurice, par les rues Neuve et de Contrai, la marmaille scolaire se concentrait à l’école du Jard.

Les rapports des parents avec ces maîtres en bure noire étaient fréquents et établissaient de la sorte un courant de sympathies dont les pieux propagandistes auraient eu tort de ne point profiter. D’autre part, la fréquentation des églises, la présence aux offices paroissiaux, étaient d’usage si courant que personne, alors, n’aurait songé à s’en offusquer. Les idées et les habitudes ont bien changé depuis !

Cette fête religieuse prenait donc un caractère tout local dont on ne se départit point pendant le cours de la cérémonie ; ce fut un rassemblement de quartier, et l’amour des manifestations extérieures qui réside au trèsfonds des cœurs latins, ne fit pas défaut à ce brave peuple de travailleurs, ouvriers et artisans, petits boutiquiers, maraîchers, rentiers, qui constituaient alors le massif humain du Jard.

L’obituaire flamboie de noms rémois bien connus :

Nicolas de Laprairie, ex-vice-président du Tribunal civil, dur aux vagabonds, décède à 82 ans, au numéro 11 de la rue Jeanne-d’Arc, encore en cul-de-sac à l’époque. Il était fils de Pierre Gargotteux, des Riceys. Deux fois veuf, de L. S. Bourliet, puis de Henriette Félicité Gerdret, il avait épousé en 3èmes noces Souveraine Clémence Colette Cunys.

Euphrosine Leclerc, 78 ans, rue Neuve, 73, veuve du docteur J.-B. Henrot, et mère des Gracques. Elle s’en va le cœur ulcéré par les derniers événements et après une longue vie de dévouement aux siens à et aux pauvres de la cité rémoise. Son cousin, Eugène Courmeaux, alors âgé de 57 ans, rue de Thillois, 35, et le docteur J. Bienfait, signent la déclaration de décès à l’état civil. Mme Henrot-Leclerc est la dernière défunte de l’année au 31 décembre.

Fernand Robillard, né à Reims le 18 mars 1838, capitaine aux 124e de ligne, prisonnier de guerre à la capitulation de Metz, décède le 15 septembre. Fils de Robillard-Henriot, vice-président du Tribunal civil. Portent témoignage de sa mort, son frère Louis Appoline, agent d’assurances, rue de la Gare (rue Thiers par la suite), et Léopold de Croisœil-Châteaurenard, ingénieur à Urt (Bas-ses-Pyrénées).

Le chef d’une famille d’artistes rémois, dont le nom figure avec honneur dans les fastes civiques de la cité, Pierre Louis Dallier, ancien comptable, rue de Châtivesle, 2 ; il était le fils de Jean-Baptiste Dallier-Moreau et grand-père du musicien Henri Dallier, organiste réputé à Saint-Eustache et à la Madeleine. Veuf de Marie-Rose Bonnette, il épousa en 2des noces Marie Riéger. Ceux qui éprouveront un vif plaisir à examiner la maquette en carton du Rang-Sacré, remise en place au musée sous peu reconstitué de Reims, y retrouveront l’enseigne bien connue jadis du fripier Dallier-Bonnette, au milieu de ces pittoresques maisonnettes moyenâgeuses dont la démolition a fait place au marché couvert et au carreau des halles actuelles.

Courtalon, originaire de Chavanges (Aube), et époux de Caroline Ponsardin. Témoins : son fils Jules, caissier-comptable, rue du Levant, 5, et Charles Bourdonné, associé fabricant de tissus, rue Saint-Étienne, 14.

Paul Albeau, maître plafonneur rue Linguet, 11, 60 ans, né à Saint-Morel, près Monthois (Ardennes), fils de Albeau-Goniaux, époux de Marie Nicolle Darcq, et père de Émile Albeau-Héry, rue David, 10.

Christian de Bignicourt, 68 ans, Laonnois d’origine, fils de Bignicourt de Beffroy d’Hardoncelle et époux de Henriette Charpentier d’Audron.

Puis, de petites gens, gravier infime du mortier qui cimenta les matériaux si divers de la Famille rémoise :

Antoine Hannoteaux-Blondel, qui habitait un pavillon discrètement enchâssé entre les murailles couvertes de lierre et de feuilles de mûrier de son jardin de la rue des Fusiliers, 14.

Il exerçait, en manière de distraction la profession calme et libertaire du trieur de laines, choisissant les petits chantiers où l’on cause, et où les Tisserand, les Gerbault, les Cousinard-Noullet, les Jacquemart-Gros, les Desingly, les Assy et les Tassin de Montaigu faisaient classer les laines brutes, en majeure partie lavées à dos, qu’ils avaient achetées par leurs courtiers Eugène Pierrard, Lecrique, Lamotte et autres professionnels, aux enchères publiques de Coleman-street, à Londres.

Son neveu, l’architecte parisien Blondel, venait souvent se reposer de ses travaux dans cette charmante thébaïde où pétillait l’esprit du vieil Hannoteaux, philosophe caustique, mais nullement chagrin, dont les vivacités de critique étaient largement tempérées par le calme et reposant sourire de sa compagne, aimable femme qui n’avait de joie excessive qu’aux minutes divines où elle distribuait ses douceurs, ses sucreries, ses fruits et ses feuilles de mûrier aux gamins de son quartier, gros éleveurs de vers à soie en boîtes et en chambre.

Cette paisible distraction, – amusement des enfants, tranquillité des parents –, était encore à la mode à l’époque.

Que de joies reposantes, après les jeux violents de la rue, réservait à l’enfance scolaire ce primitif élevage des précieux vers. Enfermés soigneusement dans une boîte rectangulaire en carton au couvercle percé de trous, pour l’air et la lumière, ces intéressantes chenilles blanches, aux mille antennes et au souple déroulement d’une carapace soyeuse et molle, préludaient sur de vertes feuilles de mûrier, larges et vernissées, qu’elles rongeaient du bord au centre, au lent, discret et mystérieux travail de germination des soies.

L’enfant, penché curieusement et avidement sur l’essaim indifférent à ses regards fiévreux, assistait ravi et l’esprit ouvert à la lente transformation du papillon, au feutrage de son cocon, dont l’enveloppe ténue se recouvrait peu à peu d’une richissime et luisante matière.

À l’époque du dévidage des cocons, aux couleurs chatoyantes et variées – vert de mer, jaune canari ou blanc d’argent – on fabriquait un dévidoir sous forme de touret de bobineur ou trameur d’échées, au moyen d’un de ses biots de filature, en carton et coniques, qui servent dans nos usines. Lorsque la soie du cocon s’était épuisée, il restait dans les mains de l’ouvrier une coque d’un clair tissu où s’apercevait l’ombre d’une chrysalide terre de sienne. De la tranchée ouverte par un ciseau s’échappait alors la chenille d’où, plus tard, devait éclore le papillon nouveau qui deviendrait par la suite, le ver à soie de la ponte nouvelle.

À cette heure, on ne rencontrerait peut-être pas dans Reims en reconstruction – pas plus qu’on ne l’aurait trouvé en 1914 – un quelconque éleveur, candide, en ce genre. Le temps a lui aussi ses chrysalides à transformations !

Décède aussi un autre trieur, moins recommandable, mais qui avait sucé en son bas-âge le lait de l’alma mater, et qui s’appelait Nicolas Eugène Collet ; il s’était fait remarquer par une vie licencieuse et dévergondée, chue parfois dans les ruisseaux de sa rue du Jard, à la suite de libations exagérées.

Par ses vantardises d’atelier et l’apothéose continue de ses facultés bacchiques de Diogène musclé et goguenard, il s’était fait appliquer le surnom de Belle-Nature, dont il se montrait ridiculement fier. Il était le Porthos de ce trio de mousquetaires à la suite du seigneur Laviarde, spadassins pacifiques de nos nuits d’été, dont Alfred Lemarron et Abel Maujean, autres professionnels remarquables du triage des laines, furent les d’Artagnan et les Aramis.

Ces fantoches sont disparus depuis un demi-siècle de la scène rémoise, et sauf en quelques têtes chenues et branlantes, la mémoire de leurs méfaits bénins est bien évanouie !

On citait de ces chevaliers nocturnes la prouesse suivante, dont la police n’apprit la nouvelle que longtemps après : le trio, au service alors des Collet frères, à l’usine du Grand-Saint-Pierre, avait décidé, un soir de goguette, de se poster au coin de l’impasse de la Fleur-de-Lys pour y guetter le passage d’un piéton quelconque et lui flanquer, au hasard de la rencontre, l’une de ses raclées bruyantes, mais inoffensives dont le but et les fins sont de faire plus de peur que de mal à ceux qui en sont les victimes ahuries. L’infortuné que le destin amena ce soir-là dans leurs parages, était précisément un de leurs patrons d’usines, lequel ignora toute sa vie le nom et la naissance de ces agresseurs inattendus !

Avec le bris des réverbères, la poussée dans le canal d’un promeneur attardé qu’ils repêchaient pour le planter tout transi, aveuglé et à demi étouffé sur les rives, la chute provoquée comme accidentellement d’une balle de laine sur la véranda vitrée du vieux Guyotin-Lorsignol, et mille autres farces de gamins vicieux, tel était le programme récréatif du groupe en ces temps où une maréchaussée débonnaire à képi galonné et sabre de bois, assurait la sécurité de nos rues.

Luchesse, aujourd’hui, rirait peu de la chose et ces farceurs mal avisés n’auraient pas longtemps amusé la scène rémoise de leurs exploits d’un âge encore persillé de romantisme. Les Fracasses ne sont plus de ce monde réaliste et misanthrope !

Un de nos photographes d’alors, Sébastien Manichon, place d’Erlon, 14, se retire d’une vie qui lui a ménagé trop de déboires ; il n’a que 53 ans. Son atelier était perché au sommet de l’immeuble situé à l’angle droit des rues de Talleyrand et Cadran-Saint-Pierre, au-dessus de l’étage habité par Niclot le doreur, dont le magasin avait étalage sur les deux rues. Les dernières pierres de cet immeuble incendié par les Boches, jonchent à cette heure le sol de la rue, et vont disparaître à jamais.

Décède à peu près au même moment, mais dans son lit, Éloi Buirette, 58 ans, rue Boulard, 31. Brigadier de gendarmerie en retraite, il avait accepté de la municipalité le poste d’inspecteur de la salubrité publique ; pour ramener les choses à l’échelle du véridique, disons qu’il était chef piqueur du bataillon sacré et ferloqueux de nos balayeurs de rues.

Nous avons tous connu la belle escouade de ses fils : l’aîné, entré dans le sacerdoce, était avant-guerre, curé d’Aussonce ; le cadet, Jules, courtier en tissus fort connu et apprécié sur place, l’un des rares protagonistes, avec Chauvry le musicien, Gautier le maître à danser, Duval le courtier en fils et tissus, et quelques autres, du chapeau de soie et haut-de-forme quotidien ; puis, le troisième, Charles, qu’un accident de jeunesse avait privé de trois doigts de sa main gauche, à laquelle il ne restait que le pouce et le petit doigt : il abritait ce moignon et le cachait à la vue des passants, en le dissimulant sous les pans de sa jaquette ou de sa redingote.

Charles Buirette, après avoir exercé dans la teinture et apprêts chez M. de Tilly, s’était établi marchand de charbon en gros au bas de la rue du Ruisselet : il mourut à la fleur de l’âge, laissant son fonds de commerce à Edmond Potoine-Démoulin.

Son plus jeune et dernier frère avait fait choix de la carrière militaire : c’était un superbe Apollon vêtu de l’uniforme des cuirassiers. Au point de vue plastique, on peut dire de cette famille : tel père, tels fils.

Un souvenir à ce modeste défunt, le petit papa Lagrange, simple fileur en cardé aux Longuaux, et chargé d’extras au service de Génin, le maître sonneur de Notre-Dame. C’est lui qui, pendant de longues années, tard et matin, sonna la cloche du couvre-feu, que les papas et mamans avaient baptisé Maillon-la-bleue. Lagrange habitait alors la rue du Jard, et buvait chopine chez le charcutier marchand de vins, au coin de la rue Brûlée, avec son vieux camarade Nicolas Pascal Déquet, scieur de long au nº 23, et le jardinier Jules Lecrocq, même rue, au nº 26, ses compagnons de voyage sur l’Achéron.

La rue du Jard était bordée en majeure partie d’immeubles sans étage, où vivait une population simple et honnête, – de courageux travailleurs du bâtiment et de la laine.

Le nº 23 a disparu, comme ses voisins, pour faire place à la somptueuse bâtisse où la Société des Déchets installa ses bureaux et la demeure de son directeur.

Le nº 26, – devenu 36 –, subsiste encore, mais fort mal en point, ayant subi, dans ses œuvres déjà fort caduques, le choc de plusieurs obus boches, entre 1916 et 1918. Jules Lecrocq était là le jardinier d’une vigne grimpante qui dissimulait les lézardes d’un chétif bâtiment sur cour, où menuisier et gâcheur de plâtre s’étaient ingéniés à construire deux logements ouvriers.

Les loyers, à cette époque, étaient en rapport avec les salaires d’alors.

En 1873, une gargotière, la veuve Chopin, payait son appartement sur rue, avec grenier et deux mansardes plafonnées, plus la jouissance d’un embryon de cave, un loyer annuel de 350 francs. La boutique du boucher, faisant partie du même immeuble, à l’angle de la rue Brûlée, payait 800 fr. Par intermittences, la boucherie se transforma en débit de vins : à la suite de Devise, on y vit installé Causandier, père du gérant actuel du Palais Rémois et ex-directeur de l’agence de publicité La Rapide.

On peut rappeler à Causandier ses frasques d’éphèbe lorsque, en veine d’excursions nocturnes, il échappait à son geôlier paternel en se laissant glisser, de la mansarde où il couchait, après s’être accroché au rebord du chéneau, sur le trottoir, presque à hauteur d’homme du pignon.

Dans la cour, les deux petits appartements valaient, le rez-de-chaussée 160, et le 1er étage, 180. Entre les deux bâtiments, un hangar permettait l’étendage du linge sortant de la lessive, et abritait une chaudière à usage commun.

Les produits de la récolte viticole étaient fraternellement partagés entre le propriétaire, un trieur de laine auquel certain Flâneur des ruines doit la vie, et les locataires, à parts égales.

Ces mœurs égalitaires sont d’un autre âge, et ces chétives maisons, aux murs de craie et aux toits camoussis, bâties un siècle auparavant, n’étaient en quelque sorte que des abris de fortune pour une population dont le berloquin, souvent transbordé, tenait peu de place.

On vivait si peu, alors ! Dans le sens matérialiste du mot, que le confort était, sinon inconnu, du moins nullement recherché.

Les salaires ouvriers étaient réduits à leur plus simple expression : la classe travailleuse n’en faisait pas moins ce qu’on appelle des économies, tant chacun se restreignait dans les dépenses de tous genres nécessitées par le souci d’une existence des plus strictes et des plus spartiates.

On a peine à croire aux moindres possibilités de cette famille de la laine, qui, en 1851, composée de quatre personnes, dont les enfants, réussissait à boucler son budget annuel avec les gains du père : 900 francs, et ceux de la mère, qui repassait et tuyautait des bonnets de femme pour un sou la pièce !

Écoutez la rumeur ironique et gouailleuse de nos blanchisseuses d’après-guerre ! Les temps sont bien changés !

Laissons maintenant la parole à l’adjoint Bienfait, drille au teint coloré, sous une barbe grisonnante bien taillée, au ventre bedonnant, ceinturé de tricolore, qui déclare unis, au nom de la loi, des couples frémissants de jeunesse et d’espérance.

Arthur Albert, dégraisseur de laine, rue de Contrai, 6, beau garçon de 27 ans, et demoiselle Cotréaux, de Laon.

Édouard Boulogne, apprêteur chez son père, tenancier de bains et lavoirs publics rue Neuve, 80, a 23 ans, il est un des solistes réputés de la Musique municipale, comme ses frères Alexandre et Alfred. Les bains Boulogne furent transférés, il y a une vingtaine d’années, même rue, en face la rue de Venise et l’épicier Larive.

Le petit Habran, alerte figaro au nº 94 de la rue du Bourg-Saint-Denis, auquel succéda Jamart-Bigelot.

Victor Paul, 29 ans, plombier, rue Large, 11, et Marie Léonie Noiret, 26 ans, originaire des Alleux (Ardennes). Paul fut, plus tard, contremaître pendant 35 ans, chez Amédée Houlon. Sa fiancée était ouvrière à la maison Censier, rue de l’Arbalète, 11.

Thubé fils, ferblantier, rue de Mars, épouse Juliette Parmantier, d’Ormes.

Un employé de la laine, au service de la maison Re-nard & Garnier, rue de l’Université, et du nom de Jules Du-pont, se marie à Sedan, où il est alors placier en blousses et déchets, avec Angélique Renault, de la rue des Francs-Bourgeois.

Léon Fontaine, maître ramoneur, rue des Capucins, 33, et une demoiselle Jurion, de Saint-Lambert, près Attigny.

François Rothier, l’excellent et regretté photographe, auquel les Rémois sont redevables de tant de clichés précieux qui permettront aux annalistes de l’avenir la reconstitution par l’image du Reims disparu : il avait 21 ans et habitait rue du Cerf, 31, quand il épousa mademoiselle Caoussin, modiste, rue des Carmes, 19.

Rothier était fils de Édouard Rothier, serrurier, et de Célinie Andréenne Muzerelle, sœur d’un machiniste au théâtre.

Son fils cadet a repris l’atelier paternel, place Saint-Maurice, et en maintient la renommée et l’achalandage, dans le respect de la tradition.

On sait que le fils aîné de Rothier est devenu l’un des plus fameux barytons des scènes lyriques mondiales et le vaisseau du Metropolitan Opera de New York retentit actuellement des échos charmeurs de son admirable organe.

Olive Gavroy, décédé en janvier 1923, à l’Hôpital général, à l’âge 73 ans, était en 1873, commis au Mont-de-Piété tenu par sa tante Mlle Lahaye et son cousin Victor Doré le bossu, quand il épousa Hyacinthe Lheureux, fille aînée du gérant des cokes de la Compagnie du gaz, rue du Bourg-Saint-Denis, 68.

Tout le monde a connu le comptable Ernest Jailliart, dont la veuve, Mlle Cordier d’Épernay, tenait vers 1900 et années suivantes, le bureau de tabac en face le Lycée, rue de l’Université, dans un immeuble qui était la propriété de Charles Richard, futur adjoint au maire de Reims : encore un consacré de l’ineffable Bienfait.

Avec lui, Jules Modaine, caviste, rue du Jard, 8, et Blanche Déroche, rue Coquebert. Avec Driguet, Modaine fut un des protagonistes les plus achalandés de nos foires locales pour le tir aux volailles, dont ils sont l’un et l’autre les intronisateurs en notre ville. En avons-nous sacrifié de ces décimes sur l’hôtel de ces banquistes fameux ! Canards, poulets, oies et lapins, coin-coin ! à deux sous la planche ! Tournez... crcrcrcr… le numéro 17 a gagné ! Gardez vos planches... et l’on recommence !...

Le train de l’hyménée s’emplit. À la dernière heure, les wagons de première et de deuxième classe se garnissent de voyageurs distingués :

Paul Osouf, de Compiègne, rue Saint-Symphorien, 4, fils de Remi Henri Osouf, maître de poste à Paris.

C’est Jules Houlon qui a ceint l’écharpe pour l’unir à Lucie Francart, fille d’Augustin, décédé en 1867, à Ivry.

Victor Portevin remplace Houlon devant l’estrade municipale pour marier le berrichon Pochonnet, de Dun-le-Roi, avec une fille de Gaillet-Gaudoin, commissionnaire en tissus, rue Cérès, 39, en présence du fabricant Jules Auger, rue Saint-Yon, 5, et de Nicolas Bigot, courtier en laines, demeurant encore alors à Paris, rue de l’Entrepôt.

À la suite, c’est Alphonse Houpin, des Houpin-Mongrenier, rue de Venise, 5, avec l’héritière de Edmond Leleu-Bonvial, faubourg Fléchambault, 2. Sont présents à la barre des témoins, en attendant la table du banquet où ils vont faire bonne et joyeuse figure : Natalis Houpin, Ernest du même nom, Numance Othmar Delamotte et le médecin Adonis Faille, qui a déjà 40 ans, et habite rue du Petit-Four, 7. Ah ! les bonnes pièces... et qui ne se sont pas embêtées dans la vie !

Suit, empressé à son tour, – et il n’est que temps, car le train va partir ! – Alphonse Prévost, fils d’un cultivateur, et la fille de Lallier-Malinet, plombier, rue Coquebert, 19 ; parmi les gens de la noce, on se montre le capitaine en re-traite Bussière, le marbrier Auguste Coquet, le peigneur de laines Jonathan Holden, et Alexis Malinet, de Beaumont.

Allons, dépêchons, on ferme les portières, et ces re-tardataires s’engouffrent dans l’express pour Cythère :

Eugène Alexandre Fisson, directeur de caves, rue de Contrai, 9, et Joséphine Mathilde Lantein, rue du Faubourg-Cérès, 73.

Encore un traînard, et ce n’est pas étonnant : Gustave Cliquot, le plus voisin de la gare, puisqu’il est logé boulevard des Promenades ! Allons ! ouste ! Il enjambe le marchepied avec sa gracieuse et jeunette fiancée, Jeanne Aubert, de la rue du Petit-Four, 13.

Un coup de sifflet et l’on part !