Valéry : se refaire

Paul Valéry :

"Il n'y a qu'une chose à faire : se refaire"

Bibliothèque municipale de Bordeaux

30 septembre 2021


Il ne me semble pas qu'une notice Wikipedia, même développée, soit le moyen de rendre un auteur appétissant ; c'est en revanche une mine d'informations à laquelle il est commode de renvoyer, ce qui nous épargne d'avoir à ressasser des repères biographiques inertes car en eux-même peu significatifs.

Ce qui est susceptible, me semble-t-il, de susciter l'intérêt pour un auteur, c'est de déceler l'intention première qui fait le dynamisme, le courant électrique, le champ magnétique de son parcours.

Je ne vais donc pas vous proposer une présentation "passe-partout" telle qu'on la trouverait dans toute encyclopédie, mais je vais esquisser une silhouette, un profil singulier, personnel, intellectuel, littéraire - mettre en relief une grille de lisibilité pour cet auteur complexe et multiforme. Ce que l'on appelle parfois une "équation personnelle", et ce que j'appelle volontiers une "trajectoire". Pas seulement indiquer ce qu'il a fait de notable, mais plutôt expliquer pour quelles raisons, de divers ordres, il a fait ceci plutôt que cela. Ce faisant, j'agirai en philosophe (c'était mon métier) puisque je tenterai de mettre à jour des causes, des motivations, des mécanismes mentaux. Je vais procéder à une tentative d'interprétation du phénomène Valéry, interprétation appelée, exigée, me semble-t-il, par la grande singularité de son parcours.

Mon propos sera donc plus "serré", il requerra plus d'attention que le ferait une notice biographique ; mais j'essaiera de lutter contre la déformation professionnelle du philosophe, en recourant le moins possible à un vocabulaire technique qui serait asphyxiant pour des gens normaux.


Pour commencer, je ne vais pas évoquer les influences principales que Valéry a pu subir ou revendiquer, mais d'autres figures, paradoxalement très opposées à lui, pour faire apparaître, par contraste, la singularité du projet valéryen.

Il s'agit de deux créateurs qui, hasard curieux, portent des noms très voisins, plus ou moins anagrammatiques, de celui de Valéry : il s'agit de Paul Verlaine et de Maurice Ravel. On aurait pu tenter aussi le graveur et peintre Félix Vallotton, mais y il aurait fallu je crois un peu de ruse.


Verlaine.

L'unique article que Valéry lui a consacré commence par ces mots :

« Quelque chose d’invincible m’a toujours retenu d’aller faire la connaissance de Verlaine. » On comprend sa réticence à se retrouver face à un double inversé de lui-même. Verlaine incarne en effet la figure du poète ivrogne, livré à toutes les sensualités (de la chair et de la religion). L'homme est débraillé et son vers, insinuant, joue sur une musicalité qui ne se refuse pas au bancal, à l'approximatif. Valéry le rigoureux, le classique, l'homme du marbre, ne pouvait que frémir devant ce trouble miroir qui illustrait ce que la bohème littéraire avait de plus crasseux et de plus alcoolisé.


Très différent, antipodique : Ravel.

On l'a souvent comparé à Valéry, et non sans raison. Mais on n'a pas assez marqué que, sous des apparences en effet voisines, se cachent des dynamiques et surtout une stratégie exactement inverses. Je m'explique.

Ravel est un être à la personnalité essentiellement frigide ; c'est un cérébral fasciné par les automates ; sa vie affective est cadenassée, gelée (on le voit par exemple dans le roman d'Echenoz). Mais il est parvenu souvent, par un art d'un raffinement exceptionnel, à produire une musique d'une éblouissante sensualité, qui est la parfaite négation de sa nature. Le lever du soleil de Daphnis, le mouvement lent du Concerto en sol, sont le résultat (il ne faut pas dire le 'fruit', c'est trop naturel), d'un travail de marqueterie, d'orfèvrerie, d'horlogerie. On a pu soutenir aussi, et avec bien de la pertinence, que le Boléro (qui associe de façon très inédite l'obsession mélancolique et l'explosion sensuelle), avait été construit méthodiquement, selon les principes d'Edgar Poe, que Ravel avait étudiés de près : l'auteur ne ressent rien, mais, par sa technique opiniâtre, sophistiquée, fait ressentir.

Mais, dira-t-on, ce même Edgar Poe était aussi le modèle de Valéry. Certes, mais selon un dispositif personnel et esthétique tout inverse.


Valéry, italien, corse, languedocien, est foncièrement un sensuel, un solaire, sujet à des passions qu'il sent bien vite dangereuses. Il faut à tout prix barrer la route à ces éruptions et, pour cela, le jeune méridional bouillant se corsète dans une esthétique de la distance, de la froideur, de la lucidité. Il se fait délibérément frigide. Il se reconstruit à l'inverse de ce qu'il est. De brasier, il se fait marbre. Il se fuit par volonté à l'extrême opposé de ce qu'il est par nature. Il s'impose, selon la formule célèbre, des "gênes exquises". Exquises pour le lecteur qui bénéficiera de la belle œuvre marmoréenne. Torturantes pour l'auteur, mais exquises aussi 'quelque part' pour lui, qui en reçoit un précieux bénéfice : la conjuration de ses périls intimes.

Mais une telle entreprise est-elle réalisable ? Une telle transformation de soi peut-elle n'être pas seulement un déguisement sophistiqué ? S'il est vrai qu' "il n'y a qu'une chose à faire, se refaire", est-il évitable que le moi ancien demeure en quelque façon ? Être son propre créateur, c'est une tâche rude : même le Dieu des théologiens a du mal à être 'cause de soi', causa sui. C'est l'ancien moi qui organise la transformation, contre ses problèmes, donc toujours en fonction d'eux. On demeure tributaire de ce qu'on nie. Le projet constant est de "tout reconstruire en matériaux purs" (Cahiers, X, 89) ; mais les matériaux peuvent-ils être purs ?

Est-ce là de la 'haine de soi' ? c'est difficile à dire. En tout cas, c'est un refus de soi qui prendra par la suite la forme d'un refus général de ce qui est donné, de ce qui est premier ou, pour parler hégélien, de ce qui n'est pas 'devenu', repris par la pensée, la lucidité, l'esprit. Ou, pour parler sartrien, un refus de la 'facticité' : refus de ce que je suis, au départ, de façon brute, sans y être pour rien. Ce qu'il m'est donné d'être, ce qu'il m'est infligé d'être : non pas ce que ma liberté fait, mais ce avec quoi il lui faut faire, il lui faut composer.

Valéry procède donc à un mouvement premier et général de passage du donné au construit, au reconstruit, de l'immédiat au médiat, au devenu, de l'imposé au voulu, au concerté.

Mais, on l'a vu, il ne se contente pas de se reconstruire autrement ; tant qu'à faire, il se reconstruit à l'inverse. Il engage ainsi une ontologie étrange, c'est-à-dire une curieuse généralisation à toutes choses de son attitude personnelle : ce que l'on voit est un leurre ; ce qui se montre n'est pas le fond de l'être, mais son inverse. On se souvient que la lettre volée, chez Edgar Poe, est exposée à l'envers, ce qui est la meilleure façon de la dissimuler.

Il ne suffit donc pas de se méfier des apparences parce qu'elles seraient autres que la réalité, parce qu'elles introduiraient une distorsion : elles en sont carrément le contraire. On entre ainsi dans un labyrinthe de miroirs où tout réclame interprétation, renversement. Le paradoxe y règnera donc - avec son grand vizir, l'oxymore.

Valéry pousse l'audace jusqu'à nous exposer clairement son dispositif secret, sa façon de "lire à l'envers", en l'appliquant à "un homme", sans autre précision. Mais on sait que Valéry, comme le dieu de Léon Bloy, ne parle jamais que de lui-même. Voici ce petit texte où Valéry "vend la mèche"

"Voici un homme qui se présente à vous comme rationaliste, froid, méthodique, etc. Nous allons supposer qu’il est tout le contraire, et que ce qu’il paraît est l’effet de sa réaction contre ce qu’il est" (Mélange p. 381).

Vers la même époque, sans qu'il y ait eu de porosité plausible entre eux, Proust établissait sa théorie 'contre Sainte-Beuve', affirmant qu'il n'y a pas de rapport entre le moi visible d'un auteur et son moi créateur, profond, le véritable artiste. L'artiste en tant qu'il est visible ne nous instruit en rien sur l'artiste en tant que créateur. Valéry va plus loin que cette distinction. Il établit entre les deux une dépendance ironique, qui réclame interprétation par inversion des signes.

"Il ne faut jamais conclure de l'œuvre à un homme - mais de l'œuvre à un masque." (Cahier B 1910 Pléiade II p. 581)

La Fontaine est pour lui un bel emblème de ce renversement de l'enveloppe : escomptant sur la paresse du public, le fabuliste s'est donné l'apparence d'un paresseux, pour cacher sa vraie nature de travailleur - car ce n'est pas en regardant les petits lapins qu'on parvient à un style aussi pur.

Valéry va très loin : "Tout ce qui compte est bien voilé : les témoins et les documents l'obscurcissent ; les actes et les œuvres sont faits expressément pour le travestir."

Une autre comparaison est chère à Valéry, car elle procède de cette mer qu'il aime tant : sur un bateau, les parties visibles, spectaculaires, sont celles qui se trouvent au-dessus de la ligne de flottaison. Mais parce qu'elles sont visibles, elles sont secondaires. En revanche, c'est sous la ligne de flottaison que se trouve, invisible, ce qui compte vraiment - les organes vitaux. Et (aubaine du vocabulaire maritime !) ce qui se voit est désigné par la formule "les œuvres mortes", et l'essentiel invisible, "les œuvres vives."


Nous avons donc, en résumé, un projet de se contraindre, de se contrarier. Et, corrélativement, une théorie générale de l'apparence comme contraire de la réalité. Est-ce le projet personnel qui dicte la théorie générale, ou est-ce la théorie générale qui dicte le projet personnel ? c'est une question très délicate. Toujours est-il que l'on trouve dans les deux domaines ('microcosme' et 'macrocosme' si l'on veut) la même conception paradoxale des rapports entre l'être et le paraître.

À lire Valéry, on ne cesse de trouver des illustrations de ce renversement. Deux exemples entre mille : un objet est de toutes les couleurs sauf la couleur que nous voyons, car cette couleur, c'est précisément celle qu'il rejette, alors qu'il garde toutes les autres. Le mot 'point' marque la négation grammaticale et la fin de la phrase ; mais aussi le 'point du jour" signifie le commencement. Valéry est très friand de ces mots qui recèlent des significations opposées (autre exemple : 'fonde', qui signifie 'fonder' solidement, mais aussi 'fondre 'liquidement).


Valéry se 'fonde' donc sur une dénégation, une 'Verneinung' diraient les freudiens. Mais il est très conscient des ambiguïtés et des dangers de cette attitude ; par exemple quand il écrit "Nier A, c'est montrer A à travers une grille". Son cogito pourrait se formuler "Je ne suis pas un sensuel" - comme celui de Flaubert pouvait se formuler : "Je ne suis pas un romantique." Certes, on ne se pose qu'en s'opposant ; mais s'opposer à soi-même est une entreprise périlleuse.

Ce jeune poète qui étudie de près le Rimbaud du Bateau ivre, qui se disait même, si l'on en croit le témoignage d'Aragon, plus dada que n'était Tzara, ce poète se met à l'école des maîtres les plus sévères : Mallarmé et Descartes.

Il se donne un emblème, un saint patron, un modèle de rigueur intellectuelle en créant Monsieur Teste, la pure tête, ou le pur témoin, situé du point de vue de Sirius : une fiction platonicienne (idéaliste) composée en mettant bout à bout les quelques minutes quotidiennes de vraie pensée dont un esprit exigeant est capable. Ceci, en gommant de façon très irréaliste tout le reste de la vie effective et affective, qui est humblement aristotélicienne (réaliste).

Car Teste, s'il est un esprit pur, n'est pas néanmoins un pur esprit, un esprit seul. Il est aussi un être corporel ; il est susceptible de sexualité et de douleur physique : on le rencontre dans une sorte de bordel et on le quitte souffrant. Mais l'important est que ces deux domaines du corps et de l'esprit ne communiquent pas, ne se contaminent pas. La douleur et l'orgasme empêchent de penser, mais ne doivent troubler en rien les pensées qui se déploient avant et après eux. Pas de mélange douteux ; pas de ce mixte scandaleux qu'est le sentiment ; donc pas d'amour, pas d'histoire d'amour, pas de roman, pas de romantisme, pas de littérature. Géométrie et bordel. On songe (du moins, je songe) à l'étonnante formule d'un personnage de Céline : "Entre le pénis et les mathématiques, il n'y a rien !"

Donc, bien sûr, pas de poésie, en tout cas au sens d'un sentimentalisme confus et très mou qui induirait des états de prétendue 'inspiration' où des mots viendraient on ne sait d'où, on ne sait comment, dotés d'une charge affective facilement contagieuse.

Le jeune Valéry a commis des poèmes, poèmes d'époque, fin-de-siècle, décadents, alanguis - non dénués de qualités, Mallarmé lui-même en convint ; et le jeune homme acquit très vite (trop vite) le statut d'espoir de la nouvelle génération de poètes. Une anecdote me semble significative à ce propos. Valéry n'avait pas tout à fait terminé son poème Été ; dans le bureau de la revue, il remplit les vides, un peu au hasard... et le poème fut grandement loué. Quel crédit un esprit exigeant pouvait-il conserver à une pratique littéraire où les lauriers se cueillaient si facilement ? Pour lui que révulsaient les "choses vagues", cette réussite extérieure est un cuisant échec intime. Renversement manifeste, qui prélude à bien d'autres, entre le dedans et le dehors.

Le problème vient de ce que Valéry, tout en refusant le verbalisme facile, la musicalité spontanée, l'inspiration fallacieuse, l'absence de règle sérieuse, la contagion affective et même les sentiments en général, Valéry se veut toujours poète. Il faut donc changer du tout au tout la nature même de la poésie. Le modèle de rigueur intellectuelle est Léonard de Vinci. Le modèle en poésie sera Edgar Poe. La toute première conférence de Valéry, significativement intitulée Sur la technique littéraire, annonce la couleur dès les premiers mots : "La littérature est l'art de se jouer de l'âme des autres", (ce qu'il quallifie lui-même de "brutalité scientifique") ; et elle vise à obtenir "un effet entièrement calculé par l'Artiste". L'artiste n'est pas un inspiré, mais une sorte de chimiste subtil, un "ingénieur de cervelle". Loin d'être l'énergumène de ses propres affects, il est le stratège des affects d'autrui.

Je suggère une interprétation : pour se prouver qu'il n'est pas l'énergumène, l'esclave de ses propres affects, il se fait le stratège des affects d'autrui : technique pas très rare de l'arrosé qui se rassure en se faisant arroseur.

C'est cette méthode rigoureuse que l'on pourrait qualifier de 'première poétique valéryenne' ; c'est souvent à cette méthode froide pour enflammer le lecteur-victime que l'on a réduit la théorie littéraire de Valéry - ce qui n'est pas faux, et pire que faux : partiel. Jules Romains par exemple, en a donné des illustrations parfois très judicieuses, parfois très méchantes. Mais Valéry lui-même, on le verra, n'est pas lui non plus pour rien dans ces malentendus.


Une telle méthode, d'une exigence extrême, n'est guère praticable ; sa productivité est presque nulle. Il s'agit de fabriquer de l'eau (H2O) dans un eudiomètre. C'est possible, mais d'un coût démesuré, pour un résultat insipide. C'est quand il évoque les très pauvres résultats de cette méthode que Valéry se met à jalouser le flot naturel du poète-ivrogne, du poète-inspiré. Il s'agissait de rester poète tout en se donnant des contraintes qui rendaient ce projet non-viable. Contrairement à l'étymologie, le "poète" est alors celui qui ne crée presque pas. Il est victime, pour reprendre la formule de Voltaire, de son "projet insensé d’être parfaitement sage".

Donc, inévitablement, après avoir refusé le sentiment, l'inspiration, la création purement cérébrale, Valéry en vient à refuser la création même. C'est ce qui explique (en simplifiant toujours quelque peu) l'entrée dans ce qu'on a appelé le "grand silence" de Valéry, qui dura près de 20 ans (contemporain de la "retraite" de Proust, mais avec une tout autre signification). Mais, dans ce silence, il ne s'agit pas de se réduire à une vie 'normale' de gratte-papier au Ministère de la Guerre. Chaque matin, on le sait, c'est devenu une image d'Épinal, Valéry se consacre à ses Cahiers qui sont, sans intention aucune de publication, le pur champ de manœuvres de l'esprit qui observe ses opérations et les consigne ; le journal de bord d'un Narcisse intellectuel. Tout l'intéresse ; tout suscite sa réflexion. L'éparpillement, la disparité, ne sont pas que des menaces : ce sont des réalités. Toutefois, par une pente naturelle, il est des domaines plus sollicitants que d'autres : ceux du fonctionnement de l'esprit dans ses rapports avec le langage, la pensée aux prises avec les mots. Et dans cette immense et délicate thématique, il préfèrera, cela se comprend, observer l'esprit à la recherche des mots quand il travaille à un poème. Le poème n'est donc plus un but, mais un lieu d'expérimentation, l'occasion de s'observer choisissant, éliminant, substituant. Il n'est donc pas question que le poème soit jamais terminé, a fortiori publié. La façon prime sur la production. Formule célèbre : "Plus me chaut le faire que son objet".

À titre d'exercice, de pur exercice (..."Aux meilleurs esprits / Que d’erreurs promises !") on travaillera sur une longue phrase, d'environ 40 vers, pour voix de contralto. C'était jouer avec le feu. C'était, sous le prétexte d'un travail tout théorique, réinjecter le poison de la création : "Je suis cette créature / Dont la fatale nature / Est de créer à son tour" Le vœu de silence se révèlera serment d'ivrogne...

Le résultat - car résultat il y aura, alors qu'il était promis-juré qu'on ne ferait que noter des processus langagiers - le résultat sera La jeune Parque. La sensibilité que l'on prétendait éliminer était seulement refoulée et menait un sournois travail de sape qui devait amener à son retour. Retour sous pseudonyme, puisqu'elle devait s'appeler très clairement Psyché, c'est-à-dire autoportrait, autobiographie de l'âme du poète. Ou, plus précisément, plus cruellement : comment l'esprit prétendument purifié est redevenu une âme, avec ce que cela comporte de détours, de fluctuations, de replis et d'opacité.

Pendant près de 20 ans, Valéry a travaillé, usiné froidement et objectivement les mots qui dénoncent et consacrent son retour à la sensibilité, à la sensualité (voire, à la toute fin, à l'inspiration !). Il a voulu renverser son caractère, et puis son caractère a finalement renversé ce renversement, en une sorte de judo spirituel.

Ce poème aux significations nombreuses et complexes constitue à plusieurs niveaux une défaite sublime (oxymore très valéryen).

Valéry avait pour idéal rien moins que le statut du dieu d'Aristote, qui ne fait que se penser lui-même ("En soi se pense et convient à soi-même"). Mais il y a en lui un secret changement. Le long monologue de la Parque est la confession, très masquée, très polysémique, de ce changement, de cette trahison de soi par soi, de cette duperie. "Ne fûtes-vous, ferveur, qu'une noble durée ?" L'histoire, si l'on peut employer ce mot, est celle d'une voix, voix de jeune fille qui s'est vouée à une chasteté comparable à celle des éternelles étoiles, et qui sent son corps qui s'éveille, qui réclame, qui se cabre, et auquel il faudra bien finir par se soumettre. C'est, semble-t-il, le récit d'une nuit de rêve ou d'insomnie dans laquelle la volonté est fissurée par des appels sensuels de plus en plus pressants. C'est, au sens classique du terme, une "passion", c'est-à-dire une âme soumise à un corps dont elle se prétendait indépendante.

On peut en faire une lecture cosmique : c'est le lamento de la nuit qui, se prolongeant, ne peut pas ne pas se tranformer en aube, puis en aurore et en soleil : une perfection trahie par le temps lui-même. C'est un silence qui, pour retenir son cri, son aveu, accumule des forces qui feront d'autant plus retentir le consentement final. C'est une puberté qui s'impose malgré la volonté de demeurer en-deçà de la différenciation sexuelle, de rester "ange", ni masculin, ni féminin - ou, plutôt, à la fois masculin et féminin : épicène. C'est la volonté de se taire, de ne pas publier, qui finit par 'craquer', par rompre le silence, et par se donner, se prostituer dans une œuvre à grand succès, qui passera par toutes les mains. On déchoit de la virginité stellaire, de la perfection stérile, vers les incessants et inéluctables cycles naturels du désir, de la menstruation, de la reproduction, de vie et de la mort. On passe des étoiles au soleil. La Parque enfantera, le poème sera proféré et reproduit.

Valéry a fini par publier son poème en 1917. Il souffrait de son inaction d'homme trop vieux pendant la grande guerre, et fut convaincu (ou se laissa-t-il convaincre ?) que la publication d'un grand poème serait une puissante contribution spirituelle à l'effort de guerre, une illustration - peut-être ultime - des lettres françaises. Faut-il voir (on peut voir infiniment de choses dans un texte aussi ténu, aussi équivoque), peut-on voir une signification patriotique dans la succession de la nuit bleue, de l'aube blanche, et de l'aurore rouge ? J'ai même osé (j'ai dû être le seul) comparer le combat de la Parque qui sait qu'à la fin de la nuit, elle sera vaincue, à l'héroïsme sans espoir de la chèvre de Monsieur Seguin...

Principalement, pour ce qui nous importe ici, l'œuvre est le drame de l'auteur qui, malgré sa décision de silence, consent à faire œuvre. L'œuvre moderne, dit Jakobson (relayé par Steiner) ne fera plus désormais que raconter sa propre genèse. C'est tout particulièrement vrai de la Parque, avec cette dimension singulière, peut-être unique, qu'il s'agit ici d'une défaite, d'un 'désastre', pour reprendre l'origine cosmique de ce mot. Raymond Roussel racontait comment il avait écrit certains de ses livres. Valéry confesse comment il a chuté, rechuté, péché contre l'esprit pur, comment il a failli à ses engagements les plus sacrés.

Contrairement à ce que disent certains, ce n'est qu'en surface que Valéry fit un mot paradoxal et élégant quand, à la question "Pourquoi écrivez-vous ?" il répondit : "Par faiblesse" - ce qui, conformément à sa pensée oxymorique, pourrait se dire tout aussi bien "par force". Parce que je suis finalement soumis à la force sournoise et opiniâtre des affects, du besoin de parler, de la vocation poétique. Parce que, si sincère et tenace que soit le projet de se reconstruire en matériaux purs, on ne se refait pas.

Valéry est redevenu poète ou, plutôt, il a dénoncé l'illusion de son renoncement intégral et définitif à la sensibilité, en un poème discrètement mais cruellement autobiographique. La Parque dit la componction d'une créature qui confesse le néant de ses volontés propres, de son orgueil.

Il demeure toujours un défaut dans le grand diamant. "Fut-il jamais un cœur si pur / Qu'on n'y puisse loger un songe ?"...


Le long travail sur les conditions pures de la fonction langagière en général a provoqué l'éclosion d'un poème - et donc la résurrection d'un poète.


Le plus souvent, on met en avant dans ce travail ce que Valéry a lui-même souvent exposé, à savoir les infinies substitutions d'un mot à un autre, la marqueterie verbale, le choix des syllabes, des allitérations, etc. (il le dénonçait, dans sa jeunesse : "Le style ! Il m’ennuie : je le vois fabriquer comme une mosaïque, bêtement, par petites veines…" [fragment inédit Pochothèque 1-91]). Mais il est un autre aspect du travail, signalé aussi par le poète, dont l'importance a été je crois moins soulignée, et qui est de grande conséquence, comme je vais essayer de le montrer.

Valéry l'évoque à propos de la genèse du Cimetière marin : la présence puis l'obsession d'un rythme (en quoi le Cimetière marin et le Boléro sont évidemment parents). Avec la Parque, le cerveau du poète est hanté pendant des lustres par l'alexandrin, forme vide appellant un contenu, suppliant d'exister. Cette scansion peu à peu occupe toute l'âme et résonne dans une bonne partie du corps ; s'installe, se développe, en quelque sorte s'autonomise. Le rythme, à force d'années, se fomente de lui-même, accroît son empire. Et donc le poème qui décrit sa propre genèse se calque aussi sur l'inflation interne de la pulsation, montre le germe frêle qui se révèle à la fois impulsion, pulsation et pulsion.

Or la raison pure ne connaît pas de scansion, de rythme qui corresponde secrètement au cœur, aux poumons, à la marche, à la physiologie du corps vivant, agissant et désirant. Se focaliser sur un rythme pur, c'est donner un premier aliment à une rythmicité qui tendra à se développer, voire à s'érotiser. Mais que l'on cultive pendant vingt ans une légère scansion, et une cumulation infinitésimale s'accomplit (inconsciemment, comme tout ce qui est infinitésimal).

La substitution des mots est une activité intellectuelle, cérébrale, qui déteint peu sur l'affectivité, qui retentit peu sur le corps. Mais le travail sur les rythmes prend facilement, tout naturellement une dimension vitale car le rythme se développe. Le rythme relève, pour parler grec, d'une physis : d'une nature, au sens très dynamique de ce qui se développe, ce qui croît, ce qui a vocation de s'augmenter. La nature du rythme n'est pas une essence abstraite, mais une poussée vitale. Phuein est de même étymologie que phyto, la plante, le végétal qui croît, qui fissure les marbres et crève les chapes de béton. Le mot rappelle ce qu'on dit quand on parle d'une plante qui "pousse".

Ce qui, dans le choix des mots, se voulait observation (à distance, neutre) se révèle donc aussi, par le rythme, augmentation, et modification considérable du sujet parlant, murmurant, répétant une inlassable grille à douze cases. Plus on résiste, plus on insiste ; et plus on use sa faculté de résistance. Le refus de finir est contreproductif. Le poème ressemblera au Boléro, en cela, mais aussi dans sa fin - car une telle inflation ne peut se terminer qu'en une explosion, en un orgasme qui est à la fois accomplissement et fin. Ironie dialectique d'une frigidité qui, se cultivant, se convertit en jouissance, d'un silence qui, par souci de se prolonger, se renverse en cri.

La Fontaine disait déjà, dans un poème intitulé Volupté :

… sur son propre désir

Quelque rigueur que l'on exerce,

Encore y prend-on du plaisir.


Ce long poème est un cri, un immense "non" qui, prolongé, insistant, se module, se mue (c'est le propre de la voix de contralto d'être équivoque, androgyne, de muer sans cesse), se mue jusqu'à se terminer par un "oui". C'est le Temps lui-même, dit ailleurs Valéry, qui fait du "oui" avec du "non".


La Parque inaugure donc un schéma qui est à la fois poétique, rhétorique, et existentiel : symbole de la vie du poète, et structure de nombre de ses poèmes, en un parallélisme frappant entre la vie et l'œuvre (dont on ne peut savoir laquelle est première et laquelle est décalque). Poème et autobiographie s'entretraduisent.

Il faut noter que les 'vers anciens', antérieurs à la Parque puisque écrits à la fin du XIX° siècle, et publiés récapitulativement en 1920 seulement, ne relèvent pratiquement pas de ce schéma (même si on en peut trouver quelques prodromes). Mais après 1917, Valéry ne cessera de récrire la Parque, de la transposer : il écrira son écriture ; il produira des poèmes sur sa singulière façon de produire des poèmes, c'est-à-dire sur son incapacité à s'en empêcher.

Un poème comme Les Grenades décrit un fruit qui, du fait du temps qui passe, mûrit et finalement explose, dont la mort en grains démultiplie la vie, comme la grenade guerrière dispense la mort, comme l'assomption finale de la Parque assume et produit les générations futures.

De façon très voisine, Palme nous montre un arbre dans le désert au sein duquel une secrète progression développe des sucs précieux. "Patience dans l'azur" : on croit qu'il ne se passe rien, mais le temps n'est pas pur, n'est pas égal ; il est le lieu de secrets mûrissements : "Chaque atome de silence / Est la chance d'un fruit mûr". De même, "un silence est la source obscure des poèmes".

L'Ébauche d'un 'Serpent' montre un Dieu qui s'impatiente dans un néant parfait donc monotone, et finit par créer le monde en lequel il se manifeste et s'abolit : il dissipe en une pluralité d'étoiles sa parfaite unité, son incomparable solitude. Le pur diamant se diffracte en petite monnaie, en piécettes, en misérables étincelles de feu d'artifice provoquant une niaise admiration.

La reprise la plus évidente du thème de la Parque est La Pythie, monologue d'une jeune fille qui se retrouve vouée à transmettre la parole du dieu qui, progressivement, avec la complicité des musiques et des aromates (les neumes et les empyreumes), gravit sa colonne vertébrale jusqu'à, finalement, envahir le cerveau et prendre les commandes de sa volonté. Qu'elle le veuille ou non, elle chantera.

Valéry trouve souvent ses emblèmes dans la culture antique. Pour le sujet qui nous intéresse, il fait plusieurs fois allusion à la légende grecque et égyptienne de Memnon. Le temple consacré à ce fils de l'aurore ayant été partiellement détruit par un séisme, les pierres, disait-on, par un effet singulier, se mettaient à bourdonner, à chanter au moment où les premiers rayons du soleil venaient les frapper, et l'on prétendait que ce chant était le salut de Memnon à sa mère. Ce que Valéry exprime avec économie, efficacité et beauté : "sur le granit de l’illustre statue agit le jour naissant qui le fait résonner " (un décasyllabe + un alexandrin). Lui qui, chaque jour, au petit matin, réfléchissait et noircissait ses Cahiers, ne pouvait manquer l'allégorie. Mais elle lui parlait aussi en un autre sens : chaque jour, le temple chantait, qu'il le voulût ou non. Le chant est l'effet non d'un choix libre, mais d'une nécessité physique, d'un retour thermique et cosmique. À quoi eussent servi les efforts de la pierre pour retenir ce chant, pour résister à cette vibration que le jour éveillait en elle ?

Parmi les apostilles à la Parque, parmi ses transpositions, la plus illustre est bien sûr le Cimetière marin - que certains ont critiqué comme trop ouvertement autobiographique. Un vieux Faust, après sa vie passée dans la poussière des livres et la grisaille des théories, se demande, face au scintillement de la Méditerranée, si cela en valait bien la peine. Mais se poser la question, c'est déjà y avoir répondu. La méditation hamletienne sur les crânes vides ne peut déboucher que sur une assomption de la lumière, de la sensualité. Le poème ne sera qu'une longue tergiversation entre la perfection du ciel intelligible et la jouissance du ciel visible : le vrai ciel, c'est le beau ciel. Le corps s'est ankylosé, sclérosé dans une forme pensive ; le penseur est devenu un "assis" au sens du poème de Rimbaud. Il faut donc rejeter cette illusion mortifère de la pensée pure qui est le règne de la mort dans la vie, et se confier à la jouissance de l'instant.

Non, non !… Debout ! Dans l’ère successive !

Brisez, mon corps, cette forme pensive !

Buvez, mon sein, la naissance du vent !

Une fraîcheur, de la mer exhalée,

Me rend mon âme… Ô puissance salée !

Courons à l’onde en rejaillir vivant !

Comme La Jeune Parque, Le Cimetière marin se termine en explosion, en jubilation, en lumière :

Oui ! Grande mer de délires douée,

Peau de panthère et chlamyde trouée

De mille et mille idoles du soleil [...]

Une terrible antithèse était sournoisement lovée dans la dans la rime riche qui associe livre et vivre. Finalement, Gide l'hédoniste n'avait pas tort de prôner les nourritures et les jouissances terrestres. Rechercher les nourritures purement spirituelles, c'est renoncer à la seule vraie vie.

Les pages peuvent bien s'éparpiller au hasard comme autant de colombes. Avec Le Cimetière marin, l'ascétisme intellectuel se déjuge, se désavoue, en un sauvetage, tardif certes, de justesse, mais sauvetage tout de même.


Comme de juste, cette confession à peine voilée de l'échec de l'entreprise intellectuelle ne pouvait que connaître une traduction biographique, une illustration qu'on pourrait dire 'providentielle'. Valéry a trahi son vœu de silence, son refus de la poésie, son rejet du sentiment. Tout reviendra ensemble. Le sensible n'était pas anéanti ; il n'était que refoulé. Il attendait son heure. Il mûrissait son come-back fracassant - tandis que la volonté, cette pauvre dupe, croyait cultiver sa pieuse décision de silence et d'obscurité.

Dans un dîner mondain, l'auteur désormais fêté de la Jeune Parque remarque une jeune femme passionnée, intelligente, cultivée : Catherine Pozzi, fille du fameux chirurgien, très malencontreusement mariée au dramaturge Edouard Bourdet. Après le dîner, en tête à tête, la séduction mutuelle est immédiate. La foudre de la passion, jadis conjurée, retombe sur la tête qui se voulait parfaite et indépendante. Valéry lui récite les 144 vers du Cimetière marin. Dans cette confession même de la rechute dans la vie affective, l'affectivité trouve et conquiert son objet, scellant la damnation de son homme.

Valéry connaîtra désormais une existence totalement contradictoire, une vie invivable. L'homme du silence est le poète le plus fêté, la gloire de son pays. L'homme de l'intelligence adamantine (bourgeoisement marié) ne cessera plus de s'empêtrer dans les affres de l'amour, avec un instinct très sûr pour s'éprendre successivement de personnalités problématiques et s'engouffrer dans des situations inextricables. La publication, voici quelques années, des poèmes d'amour à Jeanne Loviton a permis de mesurer l'ampleur du désastre.

Il ne s'agit plus de la simple et hygiénique sexualité, où Diogène possède Laïs sans être possédé par elle - encore moins possédé d'elle... Avec Catherine Pozzi, il s'agit bien d'amour, de possession, de dépendance, de soumission : on songe plutôt alors au fameux "lai d'Aristote" qui caricature le philosophe piteusement asservi à sa maîtresse.

Ceci, résumé dans un des passages les plus accablés des Cahiers (C2-409) : "Pardonne-moi, ma vérité, d'avoir cru en K. J'ai péché contre le scepticisme sauveur, contre la volonté de lucidité, contre tout ce que je savais. C'est avec de la lumière [...] que je paye six minutes de folie, et quelques heures passées hors de moi-même, dans les paradis de tout le monde."



En définitive, Valéry aura fait tout le contraire de ce qu’il s'était promis, et son œuvre sera le long, douloureux et magnifique commentaire de cet échec. Il a voulu être "ange", mais il a connu la chute, la rechute dans les désirs impurs (d'une impureté métaphysique et non morale). Un de ses tout derniers textes poétiques, intitulé précisément L'Ange, exprime la mélancolie de cet échec, et conclut : « Y aurait-il autre chose que la lumière ? » Il n'y a pas que la transparence de l'esprit ; il y a aussi l'opacité du corps, envahissante, contagieuse, et ses irrépressibles pesanteurs.

La machine humaine, si on la rend hermétique, chauffe, surchauffe, et explose. Il n'y pas que la lumière, dit l'Ange ; il y a, si l'on ose dire, un "effet Joule" de la pensée : pas de lumière sans chaleur, pas de pensée sans affects, pas de clarté sans trouble. L'être humain ne peut, à terme, qu'exploser en désirs, et, corrélativement, s'autodétruire en paroles. Le besoin d'expression, le besoin de relation au dehors, est tout aussi fort que le besoin sexuel, car ils ne sont au fond que des modes d'une même tendance irrépressible à l'expansion, à la sortie de soi ; l'échec est inscrit au cœur du projet autarcique.

Ce n'est qu'en apparence que la rétention, l'ascèse intellectuelles maintiennent la perfection uniforme du miroir mental, de la fontaine où Narcisse se mire. La nature humaine, comme la nature végétale, est soumise à une loi d'expansion, d'augmentation, de cette manifestation de soi qui est à la fois accomplissement et destruction. L'expression pulvérise l'esprit, car tout esprit est porté par une conscience moins pure et moins indépendante que lui, car elle est tributaire du corps, de ses fluctuations, de ses impatiences. Valéry met en parallèle la signification profonde de deux mots très proches par le son : se sentir rougir, se sentir rugir. L'être ne peut s'empêcher de manifester qu'il est désir, que ce soit par la couleur ou par le cri. Le dehors traduit et trahit le dedans.

Se retenir (rappelons-le car c'est essentiel) ce n'est pas se rendre inerte et égal, c'est accumuler les forces que l'on retient enchaînées, c'est augmenter insidieusement la pression interne et préparer la catastrophe. Valéry le fait dire à la Pythie :

"Hélas [...] Toute lyre contient la modulati/on !"

Le double sens du verbe "contenir" résume cette tragique équivoque. Contenir, c'est maîtriser en soi, par volonté, par continence, par contention d'esprit. Mais c'est avant tout avoir en soi, renfermer le germe fatal ; c'est donc être destiné, voué, à plus ou moins long terme, à la modulation, à la trahison de soi. La durée héroïque et fervente de la continence n'aura donc été qu'un sursis aussi noble qu'inutile. Empêcher, c'est provoquer. Étrange suicide par désir de se maintenir. Étrange fidélité qui, en se réaffirmant, s'use et se renverse.

Pour user d'une métaphore musicale : plaquer l'accord parfait, et le répéter, c'est, en principe, affirmer et réaffirmer la stabilité, conjurer tout devenir. Mais on peut y voir tout le contraire, et ceci en deux façons.

Première interprétation, d'ordre psychologique. Répéter la perfection, c'est la rendre redondante, insupportable ; c'est irriter le désir d'en sortir ; c'est fomenter par l'ennui (thème valéryen fondamental) la révolution d'impatience que sera la modulation. Diderot faisait dire au Neveu : "Rien de si plat qu'une suite d'accords parfaits". Et Gœthe (lecteur du Neveu) : "Rien n'est plus difficile à supporter qu'une série de beaux jours".

Deuxième interprétation, d'ordre musical. Selon certains théoriciens (minoritaires), l'accord dit parfait (Ut majeur par exemple, do-mi-sol) n'est tel que si, dans la série des harmoniques de la fondamentale, on néglige la signification d'un petit si bémol pour ne lui accorder qu'un statut acoustique sans conséquences. Mais si on prend au sérieux ce petit bémol, on peut y voir le défaut du grand diamant, le germe qui suggère sotto voce, en "sous-voix", la bascule vers Fa majeur ; l'oxymore d'une "altération naturelle." Cela aussi est très valéryen : le ver est dans le fruit, le mal est dans le bien, le dehors est lové au plus secret du dedans ; l'espace blanc contient un point noir, et inversement. Nul cœur, comme nul son, n'est jamais si pur qu'il ne contienne un germe infinitésimal de corruption, de trahison. Insister sur l'accord parfait, c'est donc aussi insister sur son altération, sur sa secrète fêlure, jusqu'à la rendre manifeste en un éclatant désaveu - le deuil éclatant de l'intériorité.


En parallèle à ce paradoxe fondamental, la vie de Paul Valéry donne le spectacle pathétique et épuisant d'un homme qui, en pleine gloire, est sans cesse en position contradictoire, en porte-à-faux. Immense réussite officielle, commerciale, institutionnelle - vie personnelle calamiteuse, vie intellectuelle riche, mais impossible à organiser. Le jeune Valéry avait théorisé le fait qu'on donne à voir au public une fausse image de soi qui permet de mener, souterrainement, une vraie vie tout autre. La stratégie du divorce entre l'homme public et l'homme privé est devenue une nécessité cruellement subie.

On va assumer le partage entre le pôle privé (c'est-à-dire l'esprit, la richesse inépuisable des possibles, la variation indéfinie) et le pôle public (c'est-à-dire l'unicité pauvre et statique, sclérosée, de la chose publiée et de la doctrine affichée).

Ce divorce peu amiable se voit dans la dualité entre la publication (au fond méprisée) et le culte de soi, le vrai travail intime, mouvant, inachevable que constituent les Cahiers. Bien des commandes, bien des œuvres alimentaires donnent en pâture au public amateur de stéréotypes un pantin nommé Paul Valéry - car, selon une formule à double sens, "il faut bien vivre..."


Valéry publie des textes de circonstance, très fins mais au fond, bien trop faciles, même si leur rédaction est douloureuse, entre mauvaise santé, vie affective aberrante et emploi du temps surchargé. Pour lui, ces textes valent surtout par l'excellente rétribution qu'il en tire. Côté poésie, il publie aussi des reprises de poèmes anciens, en tirage délibérément limité pour faire monter la cote ; mais poèmes méprisables en ce qu'ils sont paralysés par l'imprimerie ; définitifs, ils ne vivent plus, ils sont désormais rebelles aux substitutions possibles qui faisaient leur vraie valeur.

Valéry publie aussi, sous forme d'articles et de conférences, des textes de théorie littéraire, de théorie poétique, innombrables et souvent redondants. Dans ce domaine aussi, le réel est un appauvrissement du possible, un arrêt des variations : Valéry fabrique un pantin de théorie poétique, un avatar sommaire, une sorte de doctrine officielle, ou, mieux, exotérique. Il disait (je cite de mémoire) que la gloire d'un homme tient à ce qu'on puisse la résumer en peu de mots. Il forge donc une poétique valéryenne, qui n'est pas un mensonge, mais qui n'est qu'une poétique parmi d'autres, composée d'un petit nombre de thèmes à la robustesse éprouvée, aisément mémorisables : critique de l'inspiration, influence d'Edgar Poe et de Mallarmé, inachevabilité du poème, et quelques autres théorèmes. Avec des nuances élégantes mais sans conséquence notable, il a constitue lui-même sa vulgate, il rédige sa fiche Wikipedia.

Ceci, bien sûr, masque un travail souterrain, une évolution, des variations de grande conséquence. Car, si l'on y regarde de près, c'est-à-dire si on entre dans la jungle des Cahiers, il n'y a pas une poétique de Valéry mais une infinité de poétiques, souvent contradictoires, toujours en évolution, voire en révolution. Un excellent valéryen de jadis, Jean Hytier, éditeur de la Pléiade, a publié un livre intitulé La Poétique de Valéry (1953). C'était très pardonnable à une époque où les Cahiers étaient presque inconnus. Quarante ans plus tard, j'ai eu moins d'excuses à intituler un de mes livres Une Poétique en poèmes, réservant le pluriel au mot 'poèmes', alors que le mot 'poétique' le méritait tout autant.

Il y a en effet une foule de poétiques 'officieuses', partielles, esquissées, essayées, dont la théorie et la pratique laissent dans les Cahiers des traces admirables montrant la souplesse de cet esprit. En faire le répertoire serait l'objet d'une très longue étude. Signalons seulement que Valéry, poète réputé classique, classiquement catalogué marmoréen et mallarméen, va jusqu'à une poétique de l'informe, illustrée dans son magnifique poème en prose "Automne". Il va jusqu'à une poétique de la pure présence, sans rhétorique : dire ce qui est, ce qui apparaît, de la façon la plus nue, la plus neutre. On est loin de Poe quand on lit dans les Cahiers ces quelques mots de 1903 (C2-1250) :

Sur les genoux de Terre,

Boire le lait tranquille

Et laisser aux feuilles dans le vent

Leur ingénuité - sans soins de

La pensée - Laisse inculte

La chose”.

Qui, sans indication, en soupçonnerait l'auteur ?


Exactement comme Jean-Jacques Rousseau, à qui il ressemble pourtant si peu, Valéry se sent soumis à une vocation impérieuse de pureté. Le drame, c'est qu'il y a deux puretés, inconciliables. Pour Rousseau pureté de la nature et pureté du contrat. Pour Valéry, pureté de l'esprit et pureté de la sensation ; pureté de la pensée mathématique, et pureté de l'extase sensible - celle du nageur par exemple, qui se laisse rouler par les vagues en libres arabesques voluptueuses, sans but et sans signification. Il y a donc deux pôles opposés, dont la composition est inacceptable pour l'esprit et pourtant nécessaire pour la survie. On songe à une de ses formules passées en proverbe : "Le monde ne vaut que par les extrêmes, mais ne dure que par les moyens." Or vivre, c'est durer, et "il faut bien vivre", c'est-à-dire composer, faire des compromis, bientôt sombrer dans les compromissions : donc, mal vivre... "Bien vivre" est un oxymore, mais un oxymore sans beauté, sans noblesse.

Le portrait du jeune Valéry qui orne le premier tome de ses œuvres en Pléiade suggère bien le feu qui brûle en lui. Mais le feu ne peut être un séjour que pour les dieux, qui vivent dans l'empyrée (c'est l'étymologie). On peut passer son doigt dans la flamme d'une bougie. De même, on peut connaître des instants de pureté, mais ce n'est que par artifice qu'on peut donner l'illusion qu'ils durent. Le personnage de Monsieur Teste n'a jamais été que la juxtaposition fictive de moments intellectuels dispersés. En même façon, un poème est l'unité laborieusement composée et fallacieusement stable d'une volupté fugitive.

Le projet de Valéry aboutit donc à un échec magnifique, à une 'chute splendide'.

On peut donner le dernier mot à Narcisse, s'adressant, comme il se doit, à lui-même :

L’insaisissable amour que tu me vins promettre

Passe, et dans un frisson, brise Narcisse, et fuit…