La critique est difficile


Pour qu'il y ait critique, à proprement parler, il faut qu'il y ait critère ; et il n'y a de critère que commun. La critique ne peut donc s'exercer que dans un espace d'intersubjectivité. Cet espace réclame d'être structuré par une certaine communauté de vision, une complicité première ; il suppose qu'ait été passé, de façon implicite ou explicite, une sorte de "contrat critique" fondant la cohésion artistique, comme il y a un "contrat social" qui fonde la cohésion du groupe. Ce "contrat" n'est pas par lui-même normatif : mais il est ce à partir de quoi on pourra porter un jugement proprement critique, c'est-à-dire normatif ; un langage partagé à partir duquel porter des jugements particuliers.

Comme l’ "horizon d'attente" des esthétiques de la réception, le "contrat critique" fournit cet étrange condition d'une normalité qui ne soit pas normative : c'est plutôt un fait, un état de fait, par rapport auquel on pourra ensuite, éventuellement, définir des écarts, si grands soient-ils.

La critique réclame donc un espace mental communautaire qui ne peut advenir que s'il bénéficie à la fois de deux conditions :

1. une certaine assiette sociale - qui conjure l'émiettement en chapelles

2. une certaine longévité - qui conjure le vertige lié à un perpétuel turn-over des valeurs esthétiques.

La critique, comme la littérature, comme la philosophie, est un acte de communication, qui a donc besoin de repères communs et stables. C'est dans une même langue, dans une même société, que l'on peut être en désaccord.


Vers la fin du XVIII° siècle, le lien social commence à se distendre entre l'artiste et un public qui jusqu'alors était son commanditaire naturel : on sait par exemple que c'est par un retentissant coup de pied au cul que se termina le contrat de Mozart avec son employeur-archevêque.

Mais c'est un peu plus tard, avec Beethoven, que les choses se corsent, et que la critique devient problématique. Beethoven semble inaugurer la figure toute nouvelle de l'artiste "en avance sur son temps". Cette seule formule suffit à garantir le malentendu critique. Le créateur n'a plus à suivre le goût social : il vient au contraire y apporter l'épée. L'inconfort du consommateur fait partie du programme.

De Beethoven à Mallarmé se dessine, s'accuse, la figure du créateur difficile qui réclame de son public un effort qui peut aller jusqu'à l'ascèse mais, surtout, qui suppose que le goût, tel qu'il est au départ, doit être non point cultivé, mais subverti. Le créateur devient un "éclaireur", au sens militaire aussi du terme : il est l'avant-garde. Le discours critique, amateur ou professionnel, n'aura donc de légitimité qu'après éducation, qu'après cette rééducation dont Proust a magistralement décrit le caractère douloureux et nécessaire. Par définition, le public est toujours en retard d'une guerre, d'une révolution - Proust parle même de "cataclysmes géologiques".


Le changement de critères devient donc le critère même. Mieux : on ne cesse de changer d'ère, et celui qui ne change pas à mesure est un dinosaure voué à l'extinction esthétique. Or le stade supérieur étant par nature illisible pour celui qui en est encore au stade inférieur, créateur et public ne sont jamais en phase, jamais au même diapason. Le public éclairé d'hier redevient à tout instant béotien, voire philistin. Tout est toujours à refaire. Selon une formule de Rilke : "L'accompli sitôt s'effondre / Dans l'antiquité".

Mais combien sont capables d'une constante refonte intime de leurs catégories perceptives ? Le danger est grand que, du côté des créateurs, le progrès devienne fuite en avant et que le changement de goût, pour le public, se ramène à un pur goût du changement, c'est-à-dire un snobisme, une néolâtrie.

Il faut savoir changer, changer souvent, avoir, comme disait Gœthe des grands hommes, des "pubertés à répétition". Il faut donc être grand homme, au moins en cela. C'est ce qu'exige le peintre André Lhote au collectionneur bordelais Gabriel Frizeau, en une lettre qui est assez peu amène (Lhote, forte personnalité, n'était pas toujours suave) :

13 juillet 1920 : « Vous êtes prisonnier d'une vieille formule. Vous êtes l'homme d'une seule révolution. Vous avez fait la vôtre à une certaine heure et un certain manque d'humilité vous fait imaginer qu'il n'est plus besoin d'en faire d'autre et que ce qui était suffisant pour expliquer l'art d'une époque peut être suffisant pour expliquer l'art d'une nouvelle époque, au regard de laquelle celle qui précède est déjà antédiluvienne. »

Opérer en soi une révolution esthétique, ce n'est déjà pas si mal. Mais c'est une "révolution permanente" qui est réclamée désormais. Le "goût" ne peut plus être considéré comme "formé" (une fois pour toutes) par une éducation convenable : il est à réformer sans cesse (d'ailleurs, Lhote ne parle pas de "goût", mais d' "explication", ce qui pourrait donner lieu à commentaires). On ne peut plus se contenter d’avoir, selon la formule de Gracq, fait une bonne fois sa vendange.

Il est donc naturel que la meilleure attestation de modernité, d'avancée esthétique, se trouve, non plus dans l'accueil favorable, mais au contraire dans le rejet de l'œuvre proposée au public. Il faut prendre son monde à rebrousse-poil, et le mauvais goût se met presque à constituer à un critère (Jarry en est un bel exemple). Le point de vue critique devient de plus en plus difficile à tenir, car peut s'installer alors chez le critique la facilité de malmener, et, dans le public, sa jumelle, la facilité à se délecter d'être malmené - comme on allait chez Bruant pour se faire rudoyer.


Par la conjugaison de tous ces facteurs, la notion de "critique" s'évanouit au profit de celle de "changement", et d'explication de ce changement. Il devient de bon goût d'apprécier ce qui violente mon goût, et d'en tirer la leçon théorique.

La fonction critique pourrait alors consister, malgré tout, à maintenir la distinction kantienne entre l'originalité du génie, qui repose sur un solide métier, parfaitement intégré et dépassé, et l'originalité de l'original, qui ne fait que délirer selon ce que lui dicte sa subjectivité. Entre une nouveauté qui prolonge la tradition, et une nouveauté gratuite et insignifiante, qui esquive les rudesses de l'apprentissage.

Mais, si ce "métier" n'est plus une valeur, si l'insertion dans une tradition est elle aussi à rejeter, de quoi parler ? La critique d'art, dont le champ est si vaste pourtant que Valéry disait qu'il allait "de la métaphysique à l'invective", cette critique se trouve peu à peu condamnée à l'aphasie.

Comme il n'y a plus (au sens noble du terme), de "lieu commun", la critique proprement dite ne peut plus s'exercer. Ce qui ne signifie pas que l'on renonce à tout discours sur l'art, ou à propos de l'art. Mais ce discours fait son deuil, non seulement de toute universalité, et même de toute visée d'universalité. Le discours sur l'art se fait lui aussi idiosyncrasique. Il devient le constat de la réaction d'une subjectivité à une autre subjectivité.

L'espace d'intersubjectivité n'est plus espace social, mais relation particulière. Cet espace n'est plus tissé, mais seulement ponctué, au sein d'un relativisme généralisé. Il n'y a plus que des rencontres.

Après tout, la vocation à l'universel du beau kantien n'est peut-être qu'une illusion rationaliste, fruit d'un humanisme des Lumières périmé, et le beau ne serait pas d'une essence plus haute que le plaisant, ou que l'agréable. Il se peut qu'il n'y ait que des diversités de goûts et de couleurs.

Mais il faut alors que le critique en prenne acte, et s'interdise des formulations qui jouent subrepticement (parfois de façon très grossière et très voyante), sur plusieurs tableaux. Une phrase du genre : "Moi je crois que ce que fait X. est très important quant au devenir de notre modernité", est un étrange ornithorynque. Elle commence par un acte de foi tout subjectif : "moi je crois" : c'est un Credo. "Très important pour notre modernité" est un jugement à tendance universalisante, mais un jugement historique, définissant l'importance d'une œuvre dans un processus supposé de progrès : ce n'est nullement un jugement critique, alors que l'ensemble de la formule semble vouloir tenir lieu de discours critique.


Il est évident que le discours critique est en crise, c'est-à-dire, précisément, en "période critique". Son essence est de tenter de rattacher le particulier d'une œuvre à l'universel d'une norme. Il est donc intimement tributaire d'une période historique et sociale où l'individu, de façon fort équivoque, s'exprime en se singularisant par rapport à un groupe qu'il essaie pourtant de séduire. Tel n'était pas le cas des bâtisseurs de cathédrales, en étroite harmonie avec le groupe. Tel n'est plus le cas des créateurs modernes, en irrémédiable sécession avec la collectivité. Le discours critique en tant que recherche d'une cohérence normative universelle, n'aura peut-être eu de sens que dans cet entre-deux, dans cet interrègne.

Une vocation de "régente" ; non celle qui domine, mais celle dont le pouvoir est provisoire.