Diderot
Entretien avec D'Alembert (Garnier pp. 274-6) :
"Voyez-vous cet œuf ? C'est avec cela qu'on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. Qu'est-ce que cet œuf ? une masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le germe y est introduit, qu'est-ce encore ? une masse insensible, car ce germe n'est lui-même qu'un fluide inerte et grossier. Comment cette masse passera-t-elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie ? par la chaleur. Qu'y produira la chaleur ? le mouvement. Quels seront les effets successifs du mouvement ? Au lieu de me répondre, asseyez-vous et suivons-les de l'œil de moment en moment. D'abord c'est un point qui oscille, un filet qui s'étend et qui se colore ; de la chair qui se forme ; un bec, des bouts d'ailes, des yeux, des pattes qui paraissent ; une matière jaunâtre qui se dévide et produit des intestins ; c'est un animal. Cet animal se meut, s'agite, crie ; j'entends ses cris à travers la coque ; il se couvre de duvet ; il voit . La pesanteur de sa tête, qui oscille, porte sans cesse son bec contre la paroi intérieure de sa prison ; la voilà brisée ; il en sort, il marche, il vole, il s'irrite, il fuit, il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit ; il a toutes vos affections ; toutes vos actions, il les fait. Prétendrez-vous, avec Descartes, que c'est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que si c'est là une machine, vous en êtes une autre. "
Diderot rénove un genre : la fiction scientifique, le dialogue didactique. Son style et cette forme donnent une grande vitalité à sa pensée de la vie. On peut se demander si la qualité de l'écriture, sa verve, sont l'effet spontané d'une très intime compréhension de son objet, ou si c'est seulement une façon habile de faire passer ses idées. Ce style peut être considéré ou bien comme "poétique", au sens où, non content de décrire la chose, il en fournit une sorte d'imitation verbale, phonique, ou bien comme constituant une sorte de rhétorique trompeuse, ou, du moins, tendancieuse (créer un état d'euphorie chez le lecteur pour le prédisposer à approuver les thèses présentées, et assez extérieure à elles). Je penche plutôt pour la première interprétation, plus riche d'échos profonds entre contenu et forme.
Ce texte est fait pour être lu, à haute voix ; c'est un dialogue très vif, au présent. Il faut même le théâtraliser quelque peu, tenir compte des didascalies. C'est du théâtre : la pensée et le langage sont contemporains. Ou, pour le dire en termes proches de Hegel : le contenu vital du message philosophique exige une forme qui en soit l'expression vivante (un nouveau contenu réclame une nouvelle forme). Lire ces lignes de façon professorale ou académique serait un contresens. Il faut (reprenant ici encore des thèmes hegeliens) que l'expérience au sens scientifique du terme se traduise par une expérience au sens d'événement vécu. Que le déploiement de l'animal soit aussi un déploiement voluptueux pour l'âme du lecteur. Que le lecteur lui aussi, mimétiquement, devienne. Rien d'abstrait dans ce texte, tout au contraire ; il faut une sorte de sympathie projective du lecteur pour l'auteur, et, à travers lui, pour l'animal (la fin du passage confirme cet effet de miroir)
Rousseau et Diderot, en deux sens bien différents, font accéder la prose à un statut nouveau. Rousseau inaugure, dans ses Rêveries, par exemple, la prose poétique, enchanteresse, qui, via Chateaubriand, se déploiera dans tout le siècle suivant, permettant de faire une expérience intime jusque là réservée à la poésie. Diderot quant à lui inaugure une prose qui fait faire une "expérience scientifique", non pas au sens expérimental du mot, mais au sens humain : un savoir qui est vécu d'emblée comme une aventure à la fois et indissolublement intellectuelle (théorique) et affective (éprouvée). Ici, il faut insister, l' "expérience scientifique" n'est pas le dispositif expérimental anonyme, mais l'épreuve personnelle de ce nouveau monde où le vivant évolué (homme) peut se mirer dans le vivant plus rudimentaire (poussin).
Enfin, il s'agit d'un fragment de dialogue. Diderot dialogue toujours. Il nous prend à partie, nous invite, nous incite, nous somme, voire nous tance, avec l'audace et la liberté d'une conversation virtuose. D'un seul accessoire (l'œuf) va sortir, par la médiation du temps, tout le poulet et tout le texte. Les deux genèses sont rigoureusement parallèles : on aura un temps vivant et non un temps mécanique. Un temps de la narration (genèse) et non de l'exposition (didactique).
"Qu'est-ce qu'un œuf ?" Telle est la question. Un œuf, c'est, avant tout, du temps déguisé en espace ou, ce qui revient presque au même, de l'avenir déguisé en présent (l'espace, c'est ce qu'on voit, c'est donc le présent), du dynamique qui semble inerte. L'œuf est un mouvement au sens de genesis, passage de la puissance à l'acte, qui va éclore en mouvement au sens de kinesis, mouvement local.
Diderot reprend toute une part de la pensée de Leibniz, mais en lui donnant une application qui n'est plus rationaliste ou idéaliste, mais sensible (non pas au sens du "monde sensible" platonicien, mais au sens de la "sensibilité" comme faculté de la matière).
Cette éclosion à laquelle on va assister, c'est le mystère d'une transsubstantiation profane. Le prosateur virtuose sert la messe embryologique.
Le passage comprend deux mouvements :
1. le principe général de la sensibilité
2. les étapes de développement du vivant
La conclusion se fait contre les animaux-machines de Descartes : cette théorie mènerait à celle des hommes-machines, qui se retournerait contre celui-là même qui la soutiendrait.
Le XVII° siècle, cartésien, donne le primat à l'espace (géométrie, mécanique) : on considère tout partes extra partes ; on procède par décomposition et recomposition (pour les choses comme pour les idées) ; le tout n'est que la somme de ses parties ; il n'y a d'action que par contact (pas d'action à distance, pas d'attraction). L'animal est est foncièrement espace et, secondairement, temps. Il croît donc par adjonction de parties extérieures (extérieures à lui, et extérieures les unes par rapport aux autres).
Le XVIII° donnera peu à peu le primat au temps - et le XIX° (par le biais de Hegel) passera du modèle du temps à celui de l'histoire. Notre texte se situe au moment où la notion de temps commence à prendre couleur d'histoire, à travers la science-reine de l'époque : l'embryologie. A ce moment, le mathématicien (qu'est D'Alembert) apparaît en partie comme un cartésien attardé ; non que les mathématiques soient fausses ; mais elles ne sauraient plus fournir le plus riche modèle d'intelligibilité (on sent poindre les critiques hegeliennes des mathématiques).
La transition entre les deux siècles se fait par Leibniz qui (pour aller très vite) est rationaliste (comme Descartes) mais donne un rôle éminent et essentiel au temps. La monade est purement spirituelle ; mais elle est dynamisme, tension vers l'avenir, elle est "grosse de tout son avenir" ("grosse" = "enceinte", notion on ne peut plus biologique, que l'on retrouvera dans l'œuf de poule de notre texte et dans la "fabrication" de D'Alembert par ses parents dans un autre texte).
La pensée de Diderot consistera principalement à appliquer le dynamisme de Leibniz à la sensibilité au lieu d'en faire la propriété toute idéale d'une monade qui se déploie comme une série mathématique. Histoire de l'être sensible, acquisition de nouveaux niveaux de sensibilité en même temps que des niveaux supérieurs d'intégration, la théorie de Diderot va être narrative, voire romanesque : les aventures du vivant.... Alors que dans la biologie cartésienne, il n'y avait rien à raconter il n'y avait qu'à décrire des figures simples rassemblées en figures complexes : morne littérature.
Les 3 théories des semences au XVIII° siècle.
1 et 2 sont "préformationnistes" :
1. spermatiste : c'est le spermatozoïde qui est l'animal même, en modèle réduit, auquel la mère (mater) apporte la matière qui en permettra le simple développement homothétique.
2. oviste : c'est l'œuf dans la mère qui contient l'animal en petit, et le spermatozoïde vient seulement apporter du mouvement, par l'agitation de son flagelle (cf. Valéry : "... pauvre petit fléau...").
Dans les deux théories, la forme existe déjà, tout entière ; et on lui apporte de la matière qui la déploie. C'est l'inessence de Leibniz transposée dans les corps (pour Leibniz, toute l'humanité était en miniature dans les testicules d'Adam, et c'est le temps qui fait apparaître les déterminations inaperceptibles).
En revanche, dernière théorie
3. épigénétique : la notion est difficile à préciser techniquement. Mais son sens général est clair : à partir de la fécondation, l'embryon connaît un développement qui lui est propre, qui n'est pas un simple passage homothétique du petit au grand. Il y a une émergence progressive et programmée de déterminations de plus en plus précises, de plus en plus riches. Le passage de la puissance à l'acte se fait par de vraies trans-formations, non par de simples extensions. L'œuf n'est pas un homonculus, mais une matière qui a en elle, à titre potentiel, des développements. Si on regarde un œuf au microscope, on n'y verra pas une poule en petit. Un gland n'est pas un petit chêne. La forme s'accomplit en se changeant. (NB : contemporain, Rousseau, sur l'éducation : l'enfant n'est pas un adulte en miniature).
Noter que, a parte ante, pour Leibniz, la monade n'est pas lisible (sinon pour Dieu) mais elle comporte des traces de tout son passé et des marques de tout son avenir. Tandis que, a parte post, pour Hegel, le présent ne nous donne pas l'avenir lisible en petit (il n'y a de vérité de l'histoire que rétrospective).
Voyez-vous cet œuf ?
Question purement formelle ; on le voit bien (enfin, si l'on admet la fiction du dialogue ; ce qui n'ira peut-être pas sans poser des problèmes car l'auteur va nous proposer une "expérience" toute illusionniste).
Insistance première sur la banalité : on a sous la main, dans la moindre maison, tous les secrets de l'univers.
Bien qu'elle y ressemble un peu, la méthode cartésienne de l'assimilation analogique est tout autre : quand Descartes dit (en substance) : "Voyez-vous ce tas de foin qui s'échauffe ?", c'est pour en conclure : "Cela se fait de même dans la digestion, qui n'est pas plus compliquée ni plus rare.". Alors qu'ici, Diderot va prendre l'œuf non pas comme objet d'analogie, mais comme chose à étudier en elle-même. Il ne s'agit plus de ces comparaisons "transversales" un peu contestables dont Descartes est coutumier.
Diderot pique notre curiosité par un de ces paradoxes qui sont sa spécialité. Il provoque un choc mental par contraste. Cet œuf est un quasi-rien, qui recèle quasi-tout. Il est fragile ("marcher sur des œufs" ; "Ses œufs, ses tendres œufs, sa plus douce espérance...").
C'est avec cela qu'on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre
On bondit instantanément du petit à l'immense, du plus vulnérable au plus solide. L'œuf est, si on ose cet anachronisme, une bombe atomique intellectuelle ; c'est l'arme absolue du siècle, car c'est en lui qu'on va découvrir le grand secret des origines. Il va périmer tous les Livres saints, les Genèses et les Cosmogonies. Tout est écrit là.
L'auditeur est presque dérouté par l'invraisemblance de l'audace : le plus fragile va abattre le plus solide, le plus dur, le plus lourd. La coquille va faire voler le granit en éclats ! David vainqueur de Goliath, à côté, c'est peu de chose.
Remarque littéraire : Valéry lui aussi connaissait la valeur de solidité de certaines consonnes, qui suggèrent une assise inébranlable, propices à exprimer l'assis, le stable, le lourd : la lettre T en début de mot :
Le Temple, le Trône, le Tribunal, la Tribune, le Théâtre
Mais ici, chez Diderot, tout cela est destiné à s'effondrer. La solidité n'est qu'apparente. La culture théologique est un colosse aux pieds d'argile. Les temples sont creux, vulnérables à la moindre investigation sérieuse. "Ecraser l'infâme" était un slogan volontariste, une formule de polémique hargneuse supposant qu'on finira par discréditer la religion par la propagande. Alors que Diderot spécule sur l'intelligence seule, qui suffira, comme par magie à dissiper les fantômes de l'obscurantisme. Il ne s'agit pas d'agressivité, mais de lucidité (en cela, Diderot ressemble à Descartes pour qui il est vain de critiquer le faux : l'exposition du vrai suffit à dénoncer la fausseté des autres théories).
Diderot joue certes sur le principe d'Economie : le maximum d'effet avec le minimum de cause. ("Faire bonne chère avec peu d'argent..." Mais il semble qu'il faille aller plus loin. Lisant ces lignes, on ne peut pas ne pas songer au fameux : "Ceci tuera cela" de Hugo. La ressemblance est forte : le livre de papier détruira Notre-Dame et tout l'édifice de la religion ; le papier est plus fort que la pierre. Hugo est friand de ces antithèses romantiques. Mais ...
a) Diderot n'est-il pas à sa façon un romantique ? (un esprit aussi averti que Gusdorf peut écrire que Diderot est "un romantique de plein exercice"...). (on en reparlera, c'est plus important qu'il n'y paraît).
b) Notre-Dame de Paris date de 1830-1831. C'est l'époque de la diffusion de bon nombre de textes de Diderot qui sommeillaient jusqu'alors dans les quelques exemplaires manuscrits de la Correspondance littéraire. Il faudrait voir de près les textes et les dates ; avec Hugo comme avec Balzac (et quelques autres) on se demande si la lecture de Diderot redivivus n'a pas orienté certaines thèses romantiques.
On va donc, avec un œuf, faire écrouler l'édifice de pierre de la basilique Saint-Pierre. Car, pour Diderot comme pour Rousseau, les choses ne se comprennent que par la considération de leur histoire, de leur genèse ; donc de leur commencement. Noter l'optimisme du présent "on renverse" : c'est un présent à sens futur, futur immédiat, ou, à sa façon, un présent d'éternité. C'est comme si c'était déjà fait. Noter aussi le caractère général, voire universel du propos. De même que Descartes résolvait les problèmes par classes, par pans entiers, le fait religieux dans son ensemble va être aboli - et sans parler de religion (opp. Voltaire).
Curieusement Diderot reprend, en sourdine, un thème d'apologétique chrétienne : voyez-vous, dans la crèche, ce petit enfant si faible et misérable ? c'est lui le vrai Roi de l'univers. Mais le romantisme et le christianisme sont des pensées de l'antithèse (cf. supra sur Hugo).
Cet œuf est une arme parce qu'il est l'Origine même, lisible : on a ici un de rerum originatione radicali. Sur le problème de l'origine, deux positions :
- les êtres sont créés par Dieu
- un vivant provient d'un œuf : étudiez l'œuf, vous aurez le secret du vivant.
Cf. Descartes : d'où tiens-je mon existence ? De la cause de tous les êtres, Dieu. Accidentellement, je proviens certes de mes parents, mais selon une causalité horizontale très secondaire par rapport à la causalité transcendante divine. Et cette causalité horizontale est destinée à se perdre dans une régression à l'infini, car il faudrait demander d'où procèdent mes parents etc.
Pour Diderot, c'est cette causalité secondaire qui est la seule à considérer : le vivant est produit par un œuf, selon des lois embryologiques qui commencent à être connues.
D'où la question (fausse, au sens de rhétorique) qui suit :
Qu'est-ce que cet œuf ?
On n'attend pas une définition de dictionnaire, ni une description de peintre. On attend plutôt une description anatomique : coquille, blanc, jaune, germe... Or Diderot nous fournit une narration ; l'œuf est temps. On va assister à sa genèse, alors qu'on attendait son portrait. L'œuf n'est pas ce qu'il paraît ; on peut même dire que l'œuf n'est pas ce qu'il est : les apparences nous trompent (ceci, commun avec le rationalisme), mais en ce que le présent masque le temps, le processus. L'œuf est ce qu'il a été (début du texte) et ce qu'il sera (suite du texte). Il est vie, mouvement, innovation, devenir.
(cf. chez Valéry, l'arbre qui est, foncièrement, "l'appel de sa cime", ou l'amande qui est, comme l'œuf, du temps sous des apparences d'espace : du temps qui se sert de l'espace pour se temporaliser)
L'important, c'est que la question "Qu'est-ce ... ?" qui, de toute tradition, est la question de l'essence, va trouver sa réponse, non dans une définition, mais dans une genèse. "Qu'est-ce que ceci ?" devient égal à : "Comme se produit ceci ?"
une masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le germe y est introduit, qu'est-ce encore ? une masse insensible, car ce germe n'est lui-même qu'un fluide inerte et grossier.
Noter d'abord que l'œuf n'est pas lui-même un début : il est résultat d'une rencontre (paradoxe de l'œuf et de la poule) ; il est à la fois produit et producteur. Il n'y a pas d'origine, il n'y a que des rencontres.
Paradoxe : une masse insensible à laquelle on ajoute un fluide inerte, cela donnera du mouvement, du dynamisme. Le mouvement sort de l'immobile, le vivant de l'inerte. Il y a donc, potentiellement, de la sensibilité dans les choses qui semblent les plus inertes, et qui vont s'éveiller (le mot est aussi leibnizien) en se rencontrant (mais pas si n'importe quoi rencontre n'importe quoi). Sensibilité, vie, et, à terme, lucidité, conscience, intelligence, procèdent, par émergence, de ce qu'il y a de plus bas.
Donc, il faut convenir que tout est sensible : "il faut que la pierre sente" : la conclusion peut sembler outrancière, mais elle est impliquée par la théorie de la sensibilité conçue comme seule substance. Diderot est absolument opposé au dualisme cartésien. Si l'on considère qu'il y a deux substances tout étrangères, pensante et étendue, on ne pourra jamais les réunir ; l'abîme est définitif. Il faut concevoir qu'il y a une continuité graduée, qui va de la pierre à l'intelligence la plus déliée, par une infinité d'intermédiaires. L'intelligence, la moralité les plus hautes sont de la sensibilité élaborée (cf. lettre à Falconet juillet 1767 : “Il y a un peu de testicule au fond de nos sentiments les plus sublimes et de notre tendresse la plus épurée”). Et la pierre doit être très sourdement sensible.
Diderot retrouve une très ancienne idée, philosophico-magique, pythagoricienne, et annonce de façon très nette la reprise de ces thèmes dans l'ontologie romantique, surtout dans le romantisme allemand. On en trouve l'expression achevée chez Nerval (poète français, mais très germanique de tempérament) :
(ce sonnet à la fois parfait et didactique, ce qui est fort rare, porte un titre qui reprend celui d'un recueil d'apophtegmes attribués à Pythagore, avec en épigraphe une citation du même) :
Nerval : Vers dorés
Eh quoi ? tout est sensible ! (Pythagore)
Homme ! libre penseur - te crois-tu seul pensant
Dans ce monde, où la vie éclate en toute chose ?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l'univers est absent.
Respecte dans la bête un esprit agissant...
Chaque fleur est une âme à la nature éclose ;
Un mystère d'amour dans le métal repose :
Tout est sensible! - et tout sur ton être est puissant !
Crains dans le mur aveugle un regard qui t'épie :
A la matière même un verbe est attaché...
Ne la fais pas servir à quelque usage impie.
Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché ;
Et, comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres.
Ce recoupement de Diderot et de Nerval n'est une surprise que si on voit en Diderot un matérialiste rudimentaire, ce que ne font pas des lecteurs avertis et non-prévenus comme Gusdorf et Starobinski.
Comment cette masse passera-t-elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie ?
On passe à la sensibilité patente après la sensibilité latente, puisque tout est sensible.
On passe à une autre organisation, à une organisation supérieure. Il y a augmentation de l'ordre : la néguentropie est une notion qui voisine souvent avec celle d'émergence. L'association de deux êtres peu organisés va donner un être plus organisé (cf. l'évolution contemporaine de la chimie, avec les recompositions selon des "affinités électives", dont Gœthe a donné une lecture psychologique). On est aux antipodes du mécanisme cartésien, qui a grand mal à penser la néguentropie
par la chaleur.
Diderot évoque le phénomène bien connu de la couvaison. Le vivant peut surgir de l'inerte par un moyen très simple puisqu'il n'y a pas à proprement parler de barrière qualitative, mais une simple différence quantitative ; il ne s'agit pas de fabriquer de la vie, mais de la fomenter là où elle sommeille.
Noter ici encore qu'il ne s'agit pas d'une analogie, mais d'un fait bien circonscrit et considéré en lui-même. Descartes, pour un phénomène voisin, usait d'analogies (campagnardes) :
Description du corps humain FA III p. 829-30 : "Et ces deux liqueurs n'ont pas besoin pour cela d'être fort diverses. Car comme on voit que la vieille pâte peut faire enfler la nouvelle, et que l'écume que jette la bière suffit pour servir de levain à d'autre bière, il est aisé de croire que les semences des deux sexes, se mêlant ensemble, servent de levain l'une à l'autre. (...) y agissant en la même façon que les vins nouveaux lorsqu'ils bouillent, ou dans le foin qu'on a renfermé avant qu'il fût sec, etc. .. elle commence à former le cœur."
Qu'y produira la chaleur ? le mouvement.
Non pas un mouvement désordonné quelconque, mais un mouvement constructeur (kinesis / genesis).
C'est ici que commence la 2° partie : le détail de ce mouvement, la détermination progressive de l'animal, qui va s'animer (sans âme au sens cartésien).
Quels seront les effets successifs du mouvement ?
Diderot, bien dans sa manière, va faire les questions et les réponses. Il va nous halluciner par son verbe virtuose. Il vient de nous montrer (en mots) un œuf, mais en fait, une coquille, et il va en dévider toute une théorie, il va "déduire", au sens ancien de raconter, tout le devenir de l'animal comme si on le voyait. Et on va presque le voir, par la suggestion, l'hypnose verbale de l'écrivain. Un documentaire de biologie qui n'est fait que de mots, d'interprétations. Mais c'est si bien fait qu'on a très envie d'y croire.
Au lieu de me répondre, asseyez-vous et suivons-les de l'œil de moment en moment.
Diderot est injonctif comme un hypnotiseur, et va nous faire voir ce que nous devons voir. Il nous fait asseoir : cela va durer (comme on fait en Cour d'Assises) car on a affaire non à une définition par l'essence mais à la description d'un devenir. De même qu'un Bildungsroman ou une Phénoménologie de l'Esprit, cela ne peut être bref. On a dit que la physique de Descartes était un "roman" ; ici, l'embryologie est un roman d'aventures. Un rêve éveillé scientifique, guidé par un nouveau Virgile.
de moment en moment.
cf. Hegel : les figures, les étapes du chemin phénoménologique. Il va y avoir étapes, passages, recompositions, reconfigurations, remodelages, acquisitions, douleurs et progrès.
La genèse du vivant va être décrite, à l'évidence, sur le modèle de la genèse des éléments de la géométrie ; mais ici, les éléments ne seront pas seulement plus complexes : ils seront aussi plus denses, plus déterminés, plus riches. La mathématique, science "dépassée" est reprise sur un matériau de chair.
Pour commencer on la le point, dimension zéro :
D'abord c'est un point
Mais le mouvement apparaît :
qui oscille
Le point engendre la ligne : le filet (= petit fil, non réseau, rets)
un filet qui s'étend et qui se colore
la couleur lui donne plus de différence, fait contraste ; on en est à une dimension. Noter qu'apparaissent les "se", qui désignent des événements qui se produisent tout seuls, de façon immanente, de par le propre programmation, leur "code génétique" ; il n'y a pas de volonté transcendante, pas de fabricateur extérieur. Ce n'est plus "grandeur figure et mouvement" ; c'est "chaleur et mouvement" qui activent la détermination progressive.
de la chair qui se forme
des tissus, des surfaces, on en est à 2 dimensions. Diderot garde de Descartes l'idée très générale que la chair n'a pas de nature spécifique par rapport à l'inerte. Mais l'inerte de Diderot n'est pas vraiment inerte. Chez Descartes, tout est inerte, et la chair ne le paraît pas. Chez Diderot, tout est vivant, mais la pierre ne le paraît pas. Avec Descartes, on a un impérialisme du mécanique. Avec Diderot, un impérialisme du sensible.
"de la chair" : c'est encore assez indéterminé ; mais voici que la détermination croît, avec l'apparition d'organes (organisation, organisme, différenciation des fonctions au sein de l'unité)
un bec, des bouts d'ailes, des yeux, des pattes qui paraissent
Les embryologistes de l'époque avaient procédé à des observations quotidiennes ; Diderot les suit. Noter le caractère épigénétique : cela paraît, émerge, se distingue, se singularise ; les organes gagnent en identité à partir d'une masse moins déterminée. On est aux antipodes du mécanisme cartésien où l'animal-machine est une machine avec des rouages séparables. Chez Diderot, la détermination vient du dedans ; ce n'est pas un horloger qui dispose des éléments.
On en est aux organes, aux 3 dimensions du solide. (il reste à manifester la 4° dimension qui, de fait, a toujours été sous-jacente : le temps).
[Ne pas oublier, dans cette genèse, l'incroyable, l'assourdissante absence de Dieu et de toute Providence transcendante]
une matière jaunâtre qui se dévide et produit des intestins
L'intuition était fondée : c'est en effet l'écoulement des matières qui crée le tube intestinal, comme une rivière qui creuse son lit, mais dont les rives, en se creusant, de redresseraient, faisant passer du canal à ciel ouvert à la canalisation couverte. Les circuits liquides, à force de passer, se sédimentent, se figent, se sclérosent (de façon bénéfique) en tuyaux solides. Noter l'unité de la matière jaunâtre, et le pluriel de "intestins". Cette matière "se dévide" = elle se perd, se disperse ; mais, ce faisant, elle crée du solide. Et, en même temps, le narrateur nous montre un vivant qui se constitue comme un mathématicien dévide des conséquences. L'idée d'un déroulement de programmation vient de la spontanéité monadique.
c'est un animal.
Point final : fin de la première phrase et de la première phase. (à la manière de Valéry, on pourrait dire qu'on est passé du point sans dimension de l'origine au point final du déploiement complet).
Cet animal se meut, s'agite,
Jusque là, le mouvement fait l'animal. Maintenant, c'est l'animal qui fait le mouvement, qui se meut. Mais, ou fond, il n'a cessé de se mouvoir, car la différence entre se mouvoir et être mû n'est pas tout à fait pertinente ici dans le cadre de cette pensée de l'immanence. Noter que, chez Descartes, l'animal, comme la machine, est fait certes dans le temps, mais que chez Diderot, il est fait surtout par le temps (temps des machines, abstrait, compressible ; temps vital, incompressible ; Hegel thématisera cela et en fera l'âme de sa philosophie).
Le "s' " va changer de signification : auparavant, c'était le mouvement de la nature ; maintenant, cela commence à être le déplacement d'un être ayant une sorte d'initiative (et qui va en avoir de plus en plus). On est loin du fluide inerte ; on a assisté à une transsubstantiation
crie ; j'entends ses cris à travers la coque
L'hallucination dirigée continue ; mais elle va maintenant se teinter de plus en plus nettement d'identification : l'animal est sensible, et moi aussi. Le temps présent a un extraordinaire effet psychologique : cela apparaît comme incontestable. Le poulet semble presque m'appeler ; je commence à sympathiser avec lui... Poulet, mon semblable, mon frère.
il se couvre de duvet ; il voit
Il est vivant avant même d'être né, avant d'être achevé (cf. la néoténie humaine). Il voit... je le vois voir.
Mais les facteurs strictement mécaniques continuent de jouer en faveur de son devenir :
La pesanteur de sa tête, qui oscille, porte sans cesse son bec contre la paroi intérieure de sa prison ; la voilà brisée
Il ne veut pas encore ; il ne cherche rien ; pas de finalité. Mais il s'agit d'un poids tout physique : c'est la pesanteur qui est sujet grammatical, mais aussi sujet réel. La répétition des petits chocs finit par avoir raison de la coquille (écho discret du début, où la coquille brisait les temples).
Et là déferle la vie, son exubérance admirable, désordonnée, ordonnée, riche de douleurs et de jouissances.
Diderot aime à songer au passage de la puissance à l'acte (c'est un penseur du plaisir). Cf. Salons : l'esquisse nous plaît plus que le tableau car on y sent le possible qui frémit ; de même, nous aimons les jeunes chats car ils sont riches de possible.
il en sort, il marche, il vole, il s'irrite, il fuit, il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit
Ni Diderot ni le poulet ne s'embarrassent de syntaxe : la juxtaposition suffit, la parataxe. (on entend le tempo du Neveu).
Diderot aurait pu nous montrer la genèse d'une plante. Mais c'eût été moins spectaculaire. L'âme sensitive-locomotrice donne lieu à des actes plus visuels, et à des sentiments plus propices à l'identification affective. Car, dans ce passage, Diderot mélange à dessein (par anticartésianisme) des actions matérielles et des affects (il s'irrite / il fuit ; et surtout : "il se plaint, il souffre").
il a toutes vos affections ; toutes vos actions, il les fait.
Décalque évident de la distinction cartésienne entre actions et passions.
L'effet de miroir, d'identification joue désormais à plein. On voit qu'il suffira d'un niveau de plus, dont le poulet n'est pas capable, pour que le vivant devienne être intelligent, artiste, philosophe, géomètre (D'Alembert), et... lecteur.
Conclusion en forme de flèche du Parthe :
Prétendrez-vous, avec Descartes, que c'est une pure machine imitative ?
Oserez-vous soutenir, contre l'expérience patente... ? On n'est pas dans une pensée rationaliste pour qui la Raison a raison contre l'expérience, pour qui l'expérience nous trompe.
On en arrive à ce qui était la finalité du texte, sa visée philosophique.
Mais les petits enfants se moqueront de vous,
Dans le cartésianisme, l'enfant est tout imbu de préjugés et d'erreurs, de préventions, dont la première est la croyance en l'âme des bêtes.
Ici, le cartésianisme est réfuté par le simple bon sens des petits enfants, mais aussi, à l'autre extrême, par les penseurs sérieux :
et les philosophes vous répliqueront
"philosophes" au sens du XVIII°, et non au sens du rationalisme du XVII° ; des philosophes qui n'ont pas rompu avec le bon sens.
que si c'est là une machine, vous en êtes une autre.
Du point de vue littéraire, c'est une "pointe" très réussie. Du point de vue philosophique : la théorie des animaux-machines ne peut que déboucher sur l'homme-machine de La Mettrie. À vouloir spiritualiser l'âme à outrance, Descartes a mis sur la voie de son anéantissement.
Mais cette chute est surtout admirable du point de vue moral et métaphysique ; l'embryologie du poulet est aussi, à un étage près, celle de l'homme ; avant que Schopenhauer le reprenne aux sages de l'Inde, Diderot nous dit : "tu es ceci". Et puisque l'animal vient du végétal qui vient du minéral, il faudrait se dire la même chose devant le moindre caillou, et pas seulement les métaux précieux chantés par Nerval. Si tu méprises l'animal, tu te méprises toi-même ; l'homme n'a rien à gagner à se séparer totalement de la nature dont il partage en fait la plupart des conditions : "Respecte dans la bête un esprit agissant..."
Sous les apparences du poulet, c'était de l'homme qu'il s'agissait. La chute, en un renversement prodigieux donne au texte une signification vertigineuse
Quel est l'animal qui au matin est un point, à midi un être sentant, et le soir un être sentant ?
C'est l'homme, c'est toi. Le lecteur aura été Œdipe.
À titre de complément, un texte voisin de celui-ci, qui a été magistralement commenté par Jean Starobinski (Poétique n° 21, 1975) :
ENTRETIEN ENTRE D'ALEMBERT ET DIDEROT
D'ALEMBERT : On ne fait rien de rien.
DIDEROT : "Vous prenez les mots trop à la lettre. Je veux dire qu'avant que sa mère, la belle et scélérate chanoinesse Tencin, eût atteint l'âge de puberté, avant que le militaire La Touche fût adolescent, les molécules qui devaient former les premiers rudiments de mon géomètre étaient éparses dans les jeunes et frêles machines de l'une et de l'autre, se filtrèrent avec la lymphe, circulèrent avec le sang, jusqu'à ce qu'enfin elles se rendissent dans les réservoirs destinés à leur coalition, les testicules de sa mère et de son père. Voilà ce germe rare formé ; le voilà, comme c'est l'opinion commune, amené par les trompes de Fallope dans la matrice; le voilà attaché à la matrice par un long pédicule; le voilà, s'accroissant successivement et s'avançant à l'état de fœtus ; voilà le moment de sa sortie de l'obscure prison arrivé; le voilà né, exposé sur les degrés de Saint-Jean-le-Rond qui lui donna son nom ; tiré des Enfants-Trouvés ; attaché à la mamelle de la bonne vitrière, madame Rousseau ; allaité, devenu grand de corps et d'esprit, littérateur, mécanicien, géomètre. Comment cela s'est-il fait ? En mangeant et par d'autres opérations purement mécaniques. Voici en quatre mots la formule générale : Mangez, digérez, distillez in vasi licito, et fiat homo secundum artem. Et celui qui exposerait à l'Académie le progrès de la formation d'un homme ou d'un animal, n'emploierait que des agents matériels dont les effets successifs seraient un être inerte, un être sentant, un être pensant, un être résolvant le problème de la précession des équinoxes, un être sublime, un être merveilleux, un être vieillissant, dépérissant, mourant, dissous et rendu à la terre végétale."
Voir aussi, de Diderot toujours, l'article de l' Encyclopédie 'Spinoziste" :
"Il ne faut pas confondre les Spinosistes anciens avec les Spinosistes modernes. Le principe général de ceux-ci, c’est que la matière est sensible, ce qu’ils démontrent par le développement de l’oeuf, corps inerte, qui par le seul instrument de la chaleur graduée passe à l’état d’être sentant et vivant, et par l’accroissement de tout animal qui dans son principe n’est qu’un point, et qui par l’assimilation nutritive des plantes, en un mot, de toutes les substances qui servent à la nutrition, devient un grand corps sentant et vivant dans un grand espace. De là ils concluent qu’il n’y a que de la matière, et qu’elle suffit pour tout expliquer ; du reste ils suivent l’ancien spinosisme dans toutes ses conséquences."