Textes : Maurice de Guérin

Extraits de

Maurice de Guérin : Le Cahier vert

Fusion sujet / objet

28 mars 1833

Toutes les fois que nous nous laissons pénétrer à la nature, notre âme s'ouvre aux impressions les plus touchantes. Il y a quelque chose dans la nature, soit qu'elle rie et se pare dans les beaux jours, soit qu'elle devienne pâle, grise, froide, pluvieuse, en automne et en hiver, qui émeut non seulement la surface de l'âme, mais même ses plus intimes secrets, et donne l'éveil à mille souvenirs qui n'ont, en apparence, aucune liaison au spectacle extérieur, mais qui sans doute entretiennent une correspondance avec l'âme de la nature par des sympathies qui nous sont inconnues. J'ai ressenti aujourd'hui cette puissance étonnante en respirant, couché dans un bois de hêtres, l'air chaud du printemps.

25 avril 1833

Si l'on pouvait s'identifier au printemps, forcer cette pensée au point de croire aspirer en soi toute la vie, tout l'amour qui fermentent dans la nature, se sentir à la fois fleur, verdure, oiseau, chant, fraîcheur, élasticité, volupté, sérénité ! Que serait-ce de moi? Il y a des moments où, à force de se concentrer dans cette idée et de regarder fixement la nature, on croit éprouver quelque chose comme cela.

1° mai 1833

Dieu, que c'est triste ! du vent, de la pluie et du froid. Ce 1er mai me fait l'effet d'un jour de noces devenu jour de convoi. Hier au soir c'était la lune, les étoiles, un azur, une limpidité, une clarté à vous mettre aux anges. Aujourd'hui je n'ai vu autre chose que les ondées courant dans l'air les unes sur les autres par grandes colonnes qu'un vent fou chasse à outrance devant lui. Je n'ai entendu autre chose que ce même vent gémissant tout autour de moi avec ces gémissements lamentables et sinistres qu'il prend ou apprend je ne sais où : on dirait d'un souffle de malheur, de calamité, de toutes les afflictions que je suppose flotter dans notre atmosphère, ébranlant nos demeures et venant chanter à toutes nos fenêtres ses lugubres prophéties. Ce vent, quel qu'il soit, en même temps qu'il agitait si tristement mon âme par sa puissance mystérieuse, ébranlait au dehors la nature par son action matérielle, et peut-être aussi par quelque chose de plus : car qui sait si nous savons toute l'étendue des rapports et des entretiens des éléments entre eux ? J'ai vu ce vent, à travers mes vitres, faisant rage contre les arbres, les désespérant. Il s'abattait parfois sur la forêt avec une telle impétuosité qu'il la bouleversait comme une mer, et que je croyais voir la forêt tout entière pivoter et tournoyer sur ses racines comme un immense tourbillon. Les quatre grands sapins, derrière la maison, recevaient de temps à autre de si rudes coups qu'ils semblaient prendre l'épouvante et poussaient comme des hourras de terreur à faire trembler. Les oiseaux qui s'aventuraient à voler étaient emportés comme des pailles ; je les voyais, marquant à peine leur faible lutte contre le courant et pouvant tout au plus tenir leur ailes étendues, s'en aller à la dérive la plus rapide. Ceux qui restent cachés donnent à peine quelques signes de vie en commençant leur chant qu'ils n'achèvent pas. Les fleurs sont ternies et comme chiffonnées, tout est affligé. Je suis plus triste qu'en hiver. Par ces jours- là, il se révèle au fond de mon âme, dans la partie la plus intime, la plus profonde de sa substance, une sorte de désespoir tout à fait étrange ; c'est comme le délaissement et les ténèbres hors de Dieu. Mon Dieu, comment se fait-il que mon repos soit altéré par ce qui se passe dans l'air, et que la paix de mon âme soit ainsi livrée au caprice des vents ? Oh ! c'est que je ne sais pas me gouverner, c'est que ma volonté n'est pas unie à la vôtre et, comme il n'y a pas autre chose où elle puisse se prendre, je suis devenu le jouet de tout ce qui souffle sur la terre.

14 août 1833

Après une longue série de jours éclatants, j'aime assez à trouver un beau matin le ciel tendu de gris et toute la nature se reposant en quelque sorte de ses jours de fête dans un calme mélancolique. C'est bien cela aujourd'hui. Un voile immense, immobile, sans le moindre pli, couvre toute la face du ciel ; l'horizon porte une couronne de vapeurs bleuâtres ; pas un souffle dans l'air. Tous les bruits qui s'élèvent dans le lointain de la campagne arrivent à l'oreille à la faveur de ce silence : ce sont des chants de laboureur, des voix d'enfants, des piaulements et des refrains d'animaux, et de temps à autre un chien qui aboie je ne sais où et des coqs qui se répondent comme des sentinelles. Au dedans de moi, tout aussi est calme et reposé. Un voile gris et un peu triste s'est étendu sur mon âme, comme ont fait les nuages paisibles sur la nature. Un grand silence s'est établi, et j'entends comme les voix de mille souvenirs doux et touchants, qui s'élèvent dans le lointain du passé et viennent bruire à mon oreille.

21 décembre 1833

Depuis quelques jours le temps est au pire. La pluie tombe et le vent souffle par rafales, mais avec une telle furie qu'il semble que tout va s'en aller en proie à ces giboulées redoutables. Voilà trois nuits de suite que je suis réveillé en sursaut par un de ces grains qui passent régulièrement vers l'heure de minuit. Ils livrent à la maison un si furieux assaut que tout est mis en tremblement et frissonne dans l'intérieur. Je me dresse à moitié sur mon lit et j'écoute passer l'ouragan, et mille pensées qui dormaient, les unes à la surface, les autres au plus profond de mon âme, s'agitent et se lèvent.

Tous les bruits de la nature : les vents, ces haleines formidables d'une bouche inconnue, qui mettent en jeu les innombrables instruments disposés dans les plaines, sur les montagnes, dans le creux des vallées, ou réunis en masse dans les forêts ; les eaux, qui possèdent une échelle de voix d'une étendue si démesurée, à partir du bruissement d'une fontaine dans la mousse jusqu'aux immenses harmonies de l'Océan ; le tonnerre, voix de cette mer qui flotte sur nos têtes ; le frôlement des feuilles sèches, s'il vient à passer un homme ou un vent follet ; enfin, car il faut bien s'arrêter dans cette énumération qui serait infinie, cette émission continuelle de bruits, cette rumeur des éléments toujours flottante, dilatent ma pensée en d'étranges rêveries et me jettent en des étonnements dont je ne puis revenir. La voix de la nature a pris un tel empire sur moi que je parviens rarement à me dégager de la préoccupation habituelle qu'elle m'impose, et que j'essaye en vain de faire le sourd. Mais s'éveiller à minuit, aux cris de la tempête, être assailli dans les ténèbres par une harmonie sauvage et furieuse qui bouleverse le paisible empire de la nuit, c'est quelque chose d'incomparable en fait d'impressions étranges ; c'est la volupté dans la terreur.

2 janvier 1834

« Je vous écris dans les dernières heures de 1833. Il y a je ne sais quelle tristesse solennelle dans cette agonie de l'année. J'ai le cœur plein de pensées étranges et lamentables, car la tempête rugit au dehors, et l'année expire dans les convulsions d'une nuit sombre et orageuse. »

J'ai souffert étrangement tout le long de cette soirée. L'incroyable rapidité de la fuite de la vie, le mystère de nos destinées, les terribles questions que le doute adresse parfois aux hommes les mieux affermis dans leur croyance, enfin cet état qui revient pour moi assez souvent, dans lequel l'âme, comme Lé-nore, se sent emportée bride abattue vers je ne sais quelles régions lugubres, tout cela s'était emparé de moi.

20 janvier 1834

Je m'efforçais bien de résister à cette exaltation dangereuse, à cette impétuosité de sentiment dont je sentais le péril ; mais j'étais trop en proie pour me sauver, et, selon toutes les apparences, c'en était fait de moi, si je n'eusse trouvé une puissante diversion dans la contemplation de la nature. Je me mis à la considérer encore plus attentivement que de coutume, et par degrés la fermentation s'adoucit, car il sortait des champs, des flots, des bois une vertu suave et bienfaisante qui me pénétrait et tournait tous mes transports en rêves mélancoliques. Cette fusion des impressions calmes de la nature avec les rêveries orageuses du cœur, engendra une disposition d'âme que je voudrais retenir longtemps, car elle est des plus désirables pour un rêveur inquiet comme moi. C'est comme une extase tempérée et tranquille qui ravit l'âme hors d'elle-même sans lui ôter la conscience d'une tristesse permanente et un peu orageuse. Il arrive aussi que l'âme est pénétrée insensiblement d'une langueur qui assoupit toute la vivacité des facultés intellectuelles et l'endort dans un demi-sommeil vide de toute pensée, dans lequel néanmoins elle se sent la puissance de rêver les plus belles choses. D'autres fois, c'est comme un nuage aux teintes molles qui se répand sur l'âme et y jette cette ombre douce qui invite au recueillement et au repos. Aussi les inquiétudes, les ardeurs, toute la foule turbulente qui bruit dans la cité intérieure fait-elle silence, quelquefois se prend à prier et finit toujours par s'arranger pour le repos. Rien ne peut figurer plus fidèlement cet état de l'âme, que le soir qui tombe en ce moment. Des nuages gris, mais légèrement argentés par les bords, sont répandus également sur toute la face du ciel. Le soleil, qui s'est retiré il y a peu d'instants, a laissé derrière lui assez de lumière pour tempérer quelque temps les noires ombres et adoucir en quelque sorte la chute de la nuit. Les vents se taisent, et l'Océan paisible ne m'envoie, quand je vais l'écouter sur le seuil de la porte, qu'un murmure mélodieux qui s'épanche dans l'âme comme une belle vague sur la grève. Les oiseaux, gagnés les premiers par l'influence nocturne, se dirigent vers les bois et font siffler leurs ailes dans les nuages. Le taillis qui couvre toute la pente de la côte du Val, retentissant tout le jour du ramage du roitelet, du sifflement gai du pivert et des cris divers d'une multitude d'oiseaux, n'a plus aucun bruit dans ses sentiers ni sous ses fourrés, si ce n'est le piaulement aigu jeté par les merles qui jouent entre eux et se poursuivent, tandis que les autres oiseaux ont déjà le cou sous l'aile. Le bruit des hommes, qui se taisent toujours les derniers, va s' effaçant sur la face des champs. La rumeur générale s'éteint, et l'on n'entend guère venir de clameurs que des bourgs et des hameaux, où il y a, jusque bien avant dans la nuit, des enfants qui crient et des chiens qui aboient. Le silence m'enveloppe, tout aspire au repos, excepté ma plume qui trouble peut-être le sommeil de quelque atome vivant, endormi dans les plis de mon cahier, car elle fait son petit bruit en écrivant ces vaines pensées. Et alors, qu'elle cesse : car ce que j'écris, ce que j'ai écrit et ce que j'écrirai ne vaudra jamais le sommeil d'un atome.

id. 6h du soir

Ces oiseaux, ces voiles, la beauté du jour, la sérénité universelle, donnaient un air de fête à l'Océan et remplissaient mon âme d'un enthousiasme joyeux, malgré le fonds d'idées tristes que j'avais apporté sur notre promontoire. Cependant je me livrais de toute la force de mon regard à la contemplation des caps, des rochers, des îles, m'efforçant d'en lever comme une empreinte et de la transporter dans mon âme.

4 août 1834

Durant six semaines que j'ai passées ici, sans étude, sans efforts, laissant aller mon âme à son gré, vivant en paresseux, mais en paresseux contemplatif et ouvert à toutes les impressions, j'ai acquis de grands accroissements.

28 septembre 1834

Je ne souffrais qu'en moi-même, je souffre en toutes choses.

25 janvier 1835

Le gouvernement de ma pensée ne m'appartient pas

3 avril 1835

Ma tète se dessèche. Comme un arbre qui se couronne, je sens, lorsque le vent souffle, qu'il passe dans mon faîte à travers bien des branches dépéries.

30 avril 1835

La fascination puissante qu'exerce sur l'âme, comme sur les organes, le passage monotone et continu de quelque chose errante que ce soit, me possède et ne laisse pas mes yeux se détourner un moment de leur spectacle.

Romantisme

15 mars 33

Nous vivons trop peu en dedans, nous n'y vivons presque pas. Qu'est devenu cet œil intérieur que Dieu nous a donné pour veiller sans cesse sur notre âme, pour être le témoin des jeux mystérieux de la pensée, du mouvement ineffable de la vie dans le tabernacle de l'humanité ? Il est fermé, il dort ; et nous ouvrons largement nos yeux terrestres, et nous ne comprenons rien à la nature, ne nous servant pas du sens qui nous la révélerait, réfléchie dans le miroir divin de l'âme. Il n'y a pas de contact entre la nature et nous : nous n'avons l'intelligence que des formes extérieures, et point du sens, du langage intime, de la beauté en tant qu'éternelle et participant à Dieu, toutes choses qui seraient limpidement retracées et mirées dans l'âme, douée d'une merveilleuse faculté spéculaire. Oh ! ce contact de la nature et de l'âme engendrerait une ineffable volupté, un amour prodigieux du ciel et de Dieu.

Descendre dans l'âme des hommes et faire descendre la nature dans son âme.

01 octobre 1833

Mon Dieu, que le ciel est beau ce soir ! Tout en écrivant j'ai tourné la tête vers la fenêtre et mon regard a été inondé de teintes si douces, si molles, si veloutées ; j'ai vu tant de choses merveilleuses à l'horizon, que je n'ai pu m'empêcher de jeter ici cette exclamation de ravissement. C'est le crépuscule d'automne dans toute sa mélancolie. Les touffes lointaines des bois limitent merveilleusement, par leur panache majestueux et leurs ondulations capricieuses, la portée de la vue. Les arbres qui s'isolent, soit par leur position, soit par la grandeur de leur taille, présentent des physionomies, des caractères, je dirais presque des visages qui semblent exprimer comme les passions muettes et les choses inconnues qui se passent peut-être sous l'écorce de ces êtres immobiles. Ils semblent, avec leurs attitudes et leurs airs de tête, jouer je ne sais quelle scène mystérieuse aux lueurs du soir

20 décembre 1833

La promenade qui suit, sorte de salut et d'adoration que nous allons rendre à la nature...

26 mai 1834

...à respecter toutes les créatures, à m'incliner devant tous les êtres, à me conduire sur la terre comme dans un temple où toutes choses remplissent un ministère sacré, où les atomes de poussière sont autant de lévites dont les légions innombrables se prosternent et prient dans les fentes du pavé.

26 août 1834

Toutes les facultés qui me mettaient en communication avec le dehors, le lointain, ces brillants et fidèles messagers de l'âme qui vont et viennent continuellement de l'âme à la nature et de la nature à l'âme, se trouvant retenus au dedans, je demeure isolé, retranché de toute participation à la vie universelle. Je deviens comme un homme infirme et perclus de tous ses sens, solitaire et excommunié de la nature.

19 sptembre 1834

A l'heure où j'écris, le ciel est magnifique, la nature respire des brises fraîches et pleines de vie, le monde roule mélodieusement, et parmi toutes ces harmonies quelque chose de triste et d'alarmé circule : l'esprit de l'homme, qui s'inquiète de tout cet ordre qu'il ne comprend pas.

13 octobre 1835

J'ai voyagé. Je ne sais quel mouvement de mon destin m'a porté sur les rives d'un fleuve jusqu'à la mer. J'ai vu le long de ce fleuve des plaines où la nature est puissante et gaie, de royales et antiques demeures marquées de souvenirs qui tiennent leur place dans la triste légende de l'humanité, des cités nombreuses et l'Océan grondant au bout. De là je suis rentré dans l'intérieur des terres, au pays des grands bois où les bruits d'une vaste étendue et continus abondent aussi. J'ai pris des fatigues que je regretterai longtemps et vivement, à traverser les grandes campagnes, à monter d'horizon en horizon, jouissant de l'espace et gagnant plusieurs fois le jour ces impressions qui s'élèvent de tous les points des étendues de pays nouvelles et s'abattent par volées sur le voyageur. Le courant des voyages est bien doux... Oh ! qui m'exposera sur ce Nil ?...