L'esprit contre les savoirs

« Sapere aude ! Habe Mut, dich deines eigenen Verstandes zu bedienen !, ist also der Wahlspruch der Aufklärung ».

(Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des lumières.)

Ainsi s'exprime Kant au début de son opuscule qui constitue, en sa concision définitive, une des plus précieuses Sternstunden der Menschheit : une déclaration des droits et des devoirs de l'Esprit.

Mais on ne peut toutefois s'empêcher de remarquer que la phrase qui suit la formule latine est assez loin d'en être le décalque exact. Si c'est une traduction, il s'agit pour le moins, comme on dit, d'une "belle infidèle", d'une très belle très infidèle...

En fait, la phrase : « Aie le courage de te servir librement de ton entendement » est une libre paraphrase de ce qui se rendrait fort aisément par « Ose savoir ». Or cette paraphrase est à l'évidence très orientée : elle appuie sans équivocité sur l'obligation morale d'avoir de l'audace, toujours de l'audace, comme le réclamait l'esprit du temps. La notion proprement dite de "savoir", presque escamotée, est considérée comme allant de soi. La phrase est exhortation, non définition. Certes, on ne soupçonnera Kant d'avoir négligé de s'interroger sur la nature du savoir : mais, ici, il s'agit d'une morale de la connaissance, voire d'une politique de la connaissance, non d'une théorie de la connaissance à proprement parler.

N'empêche que, si l'on considère l'œuvre de Kant comme le point culminant de l'Aufklärung, il est à remarquer que sa théorie de la connaissance, magistralement exposée dans sa Critique de la Raison pure, ne va pas sans quelques difficultés qui ont donné occasion, depuis lors, à plus d'une thèse et à plus d'une contestation. Difficultés qui se ramènent en fait à une seule, mais de taille : comment opérer la liaison entre ce qui vient de l'esprit et ce qui vient de l'expérience ? entre les catégories de l'entendement et les intuitions que nous livrent nos sens ?

Le "savoir", mot escamoté dans la paraphrase pamphlétaire, est donc précisément la notion qui ne va pas de soi dans le système, de par la difficulté toujours renouvelée à faire se marier harmonieusement ce qui vient du moi et ce qui vient du monde. On a beau multiplier les instances intermédiaires, on obtient moins une solution qu'une émulsion.

Quelles que soient l'opinion que l'on porte sur l'œuvre de Kant et l'estime où on la tient, il n'en demeure pas moins que c'est là que le bât, éventuellement, blesse.


Or faut-il s'en étonner ? Les Lumières furent un immense mouvement de libération de l'esprit se défaisant des tutelles religieuse, politique, livresque, universitaire et autres : rien qui soit dicté par d'autres hommes, rien qui soit enjoint par une quelconque autorité externe.

Mais, si l'on y regarde d'un peu plus près, on voit que la liberté de penser par soi-même n'implique pas qu'on sache quoi penser, et, surtout, sur quel matériau. Droit, désir, courage, ne contiennent pas analytiquement la capacité d'en user, capacité qui s'acquiert dans l'exercice, parfois dangereux.

Savoir, en effet, est chose complexe, pour ne pas dire composite, puisqu'il y faut intuition et concept, forme et contenu, dont le mariage n'est pas si aisé que le pensait le célèbre Bacon de Verulam quand, aux philosophies idéalistes comparables à l'araignée qui tire tout de soi, il oppose, pour les renvoyer dos à dos, les pures empiriques comparables à la fourmi qui amasse du matériau, finissant par en appeler à une pensée d'abeille qui, pillotant çà et là les fleurs, en fasse un miel qui soit tout sien - pour reprendre la formule de Montaigne dont Bacon s’inspire. Quant à l'alchimie par laquelle on passe des fleurs au miel, le problème demeure en suspens ou presque, du Chancelier anglais jusqu'au penseur de Kœnigsberg.


C'est pourquoi nous allons esquisser une vision possible - contestable donc, et qui ne manquera pas d'être contestée - d'une "histoire de l'Auflkärung", qui pourrait se diviser - très sommairement - en deux temps, en deux grands mouvements ; ou, plus exactement, en deux strates - tout, dans l'histoire des idées, étant toujours présent en même temps que tout, ce qui fait la difficulté et la noblesse de cette discipline.

Pour penser librement (c'est un truisme, mais de conséquence) il faut d'abord libérer l'esprit, le nettoyer, le décaper, et, pour cela, le faire s'exercer sur lui-même : telle est la première face, ou la première "vague" des Lumières. Il faut commencer par travailler le côté du sujet. Et il faut ensuite fournir à cet esprit un matériau adéquat sur quoi s'exercer : telle est la "seconde vague", ou, si l'on préfère, la seconde strate. Contrairement à l'ordre kantien, il faut les concepts d'abord, même s'ils sont vides, et les intuitions ensuite, qui ne devront pas longtemps rester aveugles.

Si l'on prend le terme de "Lumières" en un sens très large, elles remontent, au moins, à Hippocrate. Si on les prend en un sens très strict, on peut les faire commencer, par exemple, avec Bayle.

Nous proposerons une voie moyenne : s'il faut libérer l'esprit d'abord, pour qu'il sache que faire du matériau qui lui sera ensuite fourni, pour qu'il puisse exploiter utilement la masse de données de l'Encyclopédie et les observations que lui fournit la nature (masse qui pourrait devenir bien vite cadeau empoisonné) il faut faire commencer la première vague, celle de la forme, dès la révolution cartésienne, ce qui, de façon paradoxale, ancre le XVIII° siècle dans le grand rationalisme du siècle précédent.

Il a donc fallu commencer, historiquement, par travailler sur des concepts sans intuition, sur des formes sans contenu, en un éventuel jeu de l'esprit avec lui-même, fût-ce dans les ténèbres métaphysiques, afin de se rendre capable par la suite d'appliquer cette souplesse jusque là toute vaine et vide, à un objet, à un contenu convenables. N'empêche que ce rationalisme et cette métaphysique, contre lesquels se dresseront les Lumières, auront eu une éminente valeur propédeutique. Soyons donc quelque peu hégéliens, et considérons que ce qui est la condition nécessaire et préalable de la chose, fût-elle le contraire de la chose, en fait effectivement partie. Là sera notre audace dialectique : remonter au siècle précédent et le considérer non plus, de façon superficielle, comme obstacle mais, plus profondément, comme marchepied.

A la scission habituelle entre un XVII° rationaliste et un XVIII° largement empiriste, nous allons donc oser substituer la succession entre un culte de l'esprit pur (un mathématisme qui va de Descartes à d'Alembert) et un souci d'observation scrupuleuse du réel qui, après le nettoyage sceptique, se développe surtout à partir du milieu du XVIII° siècle, avec les sciences de la nature, l'Encyclopédisme, les balbutiements de l'embryologie, etc, et s'achèvera dans la magistrale "méthode expérimentale" de Claude Bernard - réconciliation enfin de la pensée et du donné.

Notre propos sera donc de montrer que la devise kantienne a des sources plus lointaines qu'on ne croirait, et qu'elle se poursuit non point sur un, mais sur presque deux siècles, au prix d'infléchissements que nous tenterons de marquer - en particulier, en un passage du théorique au pratique, de l'épistémologique au moral, voire au religieux.


***


Point n'est besoin d'être grand clerc pour voir dans la première phrase du Discours de la Méthode une déclaration d'universalité de l'esprit, qui anticipe, à bas bruit, sur l'opuscule kantien et l'universalité du suffrage. Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Mais ce bon sens n'est point connaissance effective, il n'est surtout pas un savoir : il est puissance, et pure puissance de distinguer le vrai d'avec le faux. Au commencement se trouve donc, non point un savoir, mais la révocation de fait de tout savoir constitué, au profit de l'instrument universel par lequel chaque homme peut accéder, par lui-même, par lui seul, à tous les savoirs, qui ne pourront être que d'origine interne, self-made, home-made (make it yourself). Le sujet pensant est ici ramené à une possibilité sans la moindre actualité. Se tromperait-on en toute chose qu'on n'en posséderait pas moins ce "bon sens", c'est-à-dire la norme interne juge et source de tout savoir.

L'esprit seul, l'esprit débarrassé de toutes les scories livresques et de mémoire, de toutes les traditions théoriques et injonctions religieuses, se retrouve ayant tout à faire par lui-même. Le grand nettoyage de tout contenu, de tout corpus, de tout savoir constitué, préfabriqué, ready-made, qui sera l'objet des deux premières parties du Discours comme il sera celui, d'un autre point de vue, de la Méditation première, se trouve en germe dans cette devise qu'on pourrait dire "écrite sur la porte", et qui revient à un Nihil reputare actum. Tout ce qui est déjà fait, tout ce qui est déjà su, est, de ce fait même, néant, et contraire à l'esprit qui est acte présent, incessante responsabilité de juger sans cesse. Le très chrétien Pascal ne fera même qu'accentuer cette exigence actualiste de la pensée.

La situation n'est pas confortable, et le sujet ainsi livré à soi pourrait dire, épistémologiquement s'entend,

O, pour moi seul, à moi seul, en moi-même (...)

Amère, sombre et sonore citerne

Sonnant dans l'âme un creux toujours futur.

On sait avec quelle virtuosité le début du Discours, sous des airs benoîtement autobiographiques, dévastera le paysage culturel et, des savoirs institués, ne laissera pas pierre sur pierre. Pour parler familièrement, "tout va y passer", hormis le moi. Ou bien, pour faire pardonner cet écart de langage, imaginons le tableau de L'Ecole d'Athènes où Platon montre le Ciel, Aristote la Terre, et ajoutons-y un petit Descartes désignant tout simplement sa propre tête en un geste qui à la fois établit la pensée humaine dans sa suprématie et suggère la folie de tous ceux qui ont précédé. On pourrait même doter ce grand-père de Monsieur Teste d'un phylactère où le héraut de l'esprit parodierait par avance Diderot : « Regardez ce crâne : il y a là-dedans de quoi renverser toutes les bibliothèques et toutes les universités de la terre ».

Il conviendrait aussi de commenter longuement la brièveté stupéfiante de la première page de la première œuvre (non-publiée) du même Descartes : la dévastation est encore plus radicale et expéditive. Esquissons seulement en quoi il s'agit d'une énorme charge de TNT intellectuel. Le titre, d'abord : Regulae ad Directionem ingenii. Tout est dit : l'ouvrage sera sans contenu ; l'esprit va (et doit) tourner à vide pour apprendre à fonctionner. On ne saurait faire plus anti-encyclopédique, et l'ensemble de l'ouvrage sera en effet puissamment et amèrement désertique. En même façon que Tolstoï dans le domaine de la religion, Descartes donne une simple mais pure boussole là où, jusqu'alors, on fournissait un plan détaillé en quelques millions de pages, qui servaient plus à se perdre qu'à se retrouver.

On ne peut, surtout si l'on songe à ce qui en adviendra dans les siècles suivants, qu'être éperdu d'admiration devant le tranchant du propos, la rapidité du décapage. Toute connaissance vient de l'esprit, qui est à ses objets comme le soleil est à ses planètes alors que, jusqu'à présent, on a accumulé des savoir en une prétendue caverne d'Ali-Baba qui n'était en fait qu'un abominable capharnaüm :

aussi me semble-t-il vraiment étrange que tant de gens étudient avec un si grand soin les mœurs humaines, les propriétés des plantes, les mouvements des astres, les transmutations des métaux et autres objets d'étude de ce genre

L'énumération, à l'évidence, désigne avec mépris la discontinuité des savoirs prétendument acquis, leur désordre, leur incertitude, et, surtout, le caractère inachevable de ce qu'on n'ose appeler "science" : le "etc." final, and so on, um so weiter, en dit long sur la vanité de ces études.

Le couperet tombe quelques lignes plus loin :

[...] rien ne nous éloigne plus du droit chemin pour la recherche de la vérité que de diriger nos études, non vers cette fin générale [le bon sens], mais vers quelques fins particulières.

On ne saurait mieux dire que les savoirs sont ennemis du savoir, et qu'il faut se débarrasser de ce fatras essentiellement pluriel, émietté, pour revenir à la source singulière qu'est l'esprit.


On sait comment Descartes, à sa façon, libérera la pensée de la tutelle religieuse : en plaçant Dieu si haut que la manipulation de nos petites pensées humaines n'aient plus guère à voir avec lui. Dans l'univers cartésien comme dans l'immensité russe, Dieu est haut et le tsar est loin... En séparant philosophie et religion, et en proclamant hautement la supériorité de la seconde sur la première, Descartes se donne les coudées franches pour penser comme il l'entend dans le petit canton retranché de son esprit. D'un côté la pensée, de l'autre la religion, et il n'y a pas à les raccorder, car notre esprit fini ne saurait même tenter d'embrasser l'infinité divine.


C'est pourtant à cette impossible mission que se consacrera Malebranche en qui l'on trouve l'un des cas les plus exemplaires de perversion des intentions par les effets qui se puisse rencontrer en philosophie.

Le Révérend Père, conscient de la supériorité de la science cartésienne découverte dans le traité De l'Homme, ressent la nécessité d'un aggiornamento épistémologique. Mais, selon lui, ces deux domaines de la foi et de la raison, que Descartes avait si prudemment séparés, il les voit comme deux rameaux ayant en Dieu une origine commune. Descartes a légué, par la doctrine de la distinction réelle, une ontologie scindée entre substance étendue et substance pensante, et aussi une théorie scindée de la connaissance : la réflexion toute personnelle et le prêche dominical. Tous ses prétendus disciples s'efforceront de ressouder ces domaines, et de présenter une ontologie et une théorie de la connaissance qui soient unifiées. Chacun, pour perfectionner Descartes, le trahira précisément en son point le plus essentiel - qu'il s'agisse de Spinoza, de Leibniz, ou de Malebranche. Tous se font concurrence sur le terrain de l'unification : une seule substance chez Spinoza, une seule rationalité pour Leibniz, une seule législation chez Malebranche.

Pour Malebranche, tout ayant été créé par Dieu, il ne peut y avoir de véritable scission dans l'univers, et tout doit relever, à quelques modalités près, des mêmes voies simples, qu'il s'agisse des lois de distribution de la pluie ou des lois de la distribution des grâces.

Malebranche, à l'instar de Descartes, remet tout en doute... sauf le dépôt sacré de la tradition à travers l'Eglise toujours inspirée et les saints Conciles, pratiquant le doute cartésien comme ce personnage de Soljénitsyne qui en exclut préalablement la validité du marxisme-léninisme...

Malebranche s'appuyant tantôt sur le récent Docteur de la nature (Descartes) et tantôt sur l'ancien Docteur de la grâce (Augustin), sa claudication philosophique est manifeste. Parfois, son augustinisme concorde avec le cartésianisme : la doctrine du "maître intérieur" n'est pas si éloignée, à Jésus-Christ près, de la conception cartésienne du bon sens (ira-t-on jusqu'à faire du De Magistro la première lueur des Lumières ? ce serait hardi...).

Mais, dans l'ensemble, il aboutit à une rationalisation quasi-intégrale de l'action de Dieu qui suit en toute chose la suprême raison. Son hyperthéologisme, son théocentrisme étant focalisés sur un Dieu entièrement rationnel, il conçoit son Dieu comme pure Raison, à tel point que de méchantes langues parleront d'un Dieu "administratif". Mais on peut entendre aussi, et on n'y manquera pas, que la Raison est son Dieu. Tout ce qui, dans le Dieu de la révélation, n'est pas raison, est prudemment placé en Jésus. Ou, pour le dire brutalement, il n'y a guère plus chez lui de vraiment "religieux" que le personnage de Jésus.

Rien de plus aisé que de rendre naturaliste une doctrine qui est une rationalisation de Dieu et de ses actes dans la nature.

D'autant que, la Sagesse étant l'attribut primordial de la divinité, ce théocentrisme est un "ratiocentrisme", et sa philosophie de l'histoire (qui n'est pas exposée explicitement de façon séparée) est certes une philosophie de l'histoire sainte, mais surtout une philosophie de l'épuration progressive de l'homme vers Dieu, c'est-à-dire une lente, douloureuse, mais inéluctable anabase vers la pure raison. Pour cet ardent défenseur de la religion et de la foi, la religion et la foi sont indispensables certes, et néanmoins provisoires.

C'est parce que l'homme a chuté qu'il a eu besoin d'un Sauveur ; sa chute l'a rendu aveugle aux vrais biens. Il lui a donc fallu la voie courte de la foi pour que l'homme survive tant bien que mal, sans comprendre. Mais l'homme est esprit avant tout, et le destin essentiel d'un esprit n'est pas de croire, mais de connaître. En croyant, l'homme se rapproche de Jésus et agit conformément à la Loi, par la grâce de délectation. Mais en pensant, il se rapproche de Dieu lui-même par la grâce de Lumière. Certes, il faut prier Jésus-Christ avant que de faire des mathématiques ; mais le Révérend Père Malebranche écrit textuellement :

La foi passera, mais l'Intelligence durera éternellement.

La foi malebranchiste est donc explicitement désignée comme une étape provisoire, un "sas" dans l'évolution de l'humanité, pour ne pas dire dans l'Education du Genre humain.

Die Erziehung des Menschengeschlechts. La traduction était à peine nécessaire tant il est manifeste que, sur des bases et en fonction de visées toutes différentes, Malebranche annonce plus que clairement la philosophie de Lessing. Pour ce dernier, Dieu envoie à l'humanité déchue un premier Livre où se trouve toute écrite, en termes très imagés, la loi qu'il faut suivre pas à pas, sous peine de châtiments corporels. Puis il envoie un second Livre qui annonce la bonne nouvelle de la venue du Réparateur pour l'amour duquel seront faites les bonnes actions. Mais il n'est pas de l'essence du Réparateur d'être toujours présent. Une fois sa fonction faite, il peut et même doit s'éclipser, laissant l'homme avec lui-même, capable de se diriger désormais sans aide extérieure.

Le Révérend Père Malebranche se trouve donc avoir été, à sa spiritualité défendante, un cousin d’un certain maçonnisme, celui qui a voulu si fortement tirer le suc profond de l'Évangile qu'il en a finalement prélevé l'essence morale et non-religieuse.

Le savoir biblique, ou évangélique connaît donc sa vérité et sa fin dans la libre pensée humaine qui n'a plus besoin d'être menée en lisière, qui n'a plus besoin d'être fournie du dehors en savoirs, en prescriptions, en injonctions, en révélations. La révélation désormais est tout intérieure, et la religion de Malebranche aura été une religion de la sortie de la religion. Sortie en douceur, mais sortie quand même, peut-être plus efficace que l'athéisme militant.

Malebranche voulait relever l'état de prêtrise : il a réussi au-delà de ses espérances. Non point en éduquant mieux les curés de campagne, mais en faisant, à terme, à très long terme, de chaque homme, le prêtre de l'Evangile éternel, non-écrit, sinon sous forme de loi morale, et sis au plus intime de soi-même. Ce bérullien militant fut, en définitive, plus qu'un peu joachimite sans le savoir.

Lui qui prêchait que nous sommes tous frères en Jésus-Christ préparait secrètement le poète-philosophe qui dira : Alle Menschen werden Brüder - sans besoin, désormais, d'une quelconque instance surnaturelle, d'un instituteur divin.

Quand les temps seront consommés, on fera le Bien parce que c'est le Bien, et non plus par crainte du Dieu vengeur de l'Ancien Testament, ni par cet amour, un peu puéril, pour la personne de Jésus. La religion imposée du haut de la chaire, ex cathedra, se sera transmuée en une morale de l'absolue intériorité.

Si L'Éducation du Genre humain est l'étrange lien entre Malebranche et Hegel, les Dialogues maçonniques sont le lien non moins étrange entre la morale dévote de l'Oratorien et la pure loi kantienne, qui ne doit rien qu'à l'homme découvrant avec un émerveillement toujours renouvelé le ciel étoilé au dessus de lui, et la loi morale en lui. Et, paradoxe supplémentaire, après que Malebranche a rationalisé Dieu, c'est Kant qui écrête la raison pour redonner, tout de même, une place à la foi.

Der Funke hatte gezündet : "l'étincelle a jailli". Ainsi se termine le dialogue Ernst und Falk, montrant que, même si c'est par l'entremise d'un dialogue, la vérité et la moralité résident dans le cœur de l'homme. La religion a cessé d'être affaire institutionnelle et sociologique pour devenir soliloque de l'âme avec elle-même. De là viendront les "religions personnelles", les "religions individuelles" qui troubleront tant les Églises du XIX° siècle, qu'il s'agisse du christianisme réduit à sa plus simple expression chez un Tolstoï, ou d'une "religion" de la générosité chez un Hugo, sans parler de l'anticléricalisme sublime et imprécatoire d'un Kierkegaard récusant tous les savoirs et toutes les institutions, s'écriant :

Si tu veux vraiment et sérieusement te rapprocher de Dieu, donne le coup de grâce, envoie au diable toute cette compagnie de menteurs que sont les prêtres et les professeurs.


***


La libération de l'homme aura donc réclamé, et contre l'ordre de la Critique de la raison pure, la libération de son esprit avant la fourniture d'un contenu. Et cette libération de l'esprit aura commencé dans l'épistémologie, mais aura continué dans la morale et la religion.

Il fallait premièrement se débarrasser du Professeur, et, deuxièmement, du Prêtre, identiques en ce qu'ils fournissent des contenus que l'esprit n'a pas à inventer, mais à absorber passivement.

Léon Brunschvicg reprenait, précisément à propos de Descartes, la formule selon laquelle « On ne détruit que ce qu'on remplace ». C'est pourquoi, semble-t-il, la simple perspective d'écraser l'infâme est philosophiquement un peu courte. Le grand travail est de plus longue haleine, et l'esprit de soumission n'est pas un insecte nuisible qu'un coup de talon suffirait à écraser. Il faut d'abord et surtout vaincre l'infâme en soi, cet infâme qui, par paresse, est toujours prêt à se gaver des savoirs qu'on lui a mâchés, cuisinés, prédigérés.

Ce sont, dit Kant, la paresse et la lâcheté qui font que, si j'ai un livre, il peut me tenir lieu d'entendement. Si j'ai un directeur, il peut me tenir lieu de conscience. Si j'ai un professeur, me tiendra-t-il lieu de pensée ? Il est si facile d'être mineur, ou auditeur, ou lecteur !