Secret et mystère

Le secret s'évapore quand il est révélé, sitôt la révélation faite. Le secret n'est secret que par accident, et non par essence. Le secret n'est pas secret en soi. Il a son essence, ou plutôt son statut hors de lui-même : ce qui est ainsi caché peut à tout moment "être crié sur tous les toits". Le secret est une information que l'on n'a pas, ou qu'il est malaisé d'obtenir ; mais ce n'est qu'une information.

Le mystère ne s'évapore pas quand il est dit, bien au contraire : la profération du mystère, en maintenant son caractère mystérieux, marque sa différence par rapport au secret, et initie à l'essence particulière du mystère. Le mystère a donc partie liée avec l'éducation.

Une photographie de presse peut révéler un secret qui devient, sitôt publié, secret de Polichinelle : rompre le secret, violer le secret, c'est informer. La Vue de Delft de Ver Meer est faiblement informative sur la disposition géographique de la ville. Mieux vaut un plan. De la photographie d'information on se désintéresse sitôt qu'on l'a vue. Son intérêt périme. Mais le mystère de Ver Meer (ou de la photographie d'art, qui peut relever du photoreportage) croît à mesure qu'on en tente l'investigation : le paradoxe du mystère et de l'éducation réside en ceci que plus on connaît, moins on connaît. Le mystère est docte ignorance. Le reportage à scandale nous livre la vie privée d'autrui. Ver Meer nous initie discrètement à la vie privée des choses, ou de notre âme.

Le même rapport de secret à mystère se retrouve entre l'information et l'éducation sexuelles. La curiosité infantile est l'épreuve d'un manque, d'une déficience. D'où, de la part de l'enfant, une demande. Mais cette demande est nécessairement naïve et rudimentaire : c'est pourquoi il est inévitable qu'elle soit premièrement formulée en termes d'information. La demande porte sur le mode de savoir que l'enfant connaît seul : le savoir assignable de l'information. Qui ne connaît que la catégorie de l'information éprouve tout manque de savoir comme manque d'information. On demande comment fonctionne la sexualité car on lui suppose un fonctionnement similaire à celui d'un jouet ou d'une machine. On demande — et cet infantilisme n'est nullement limité à l'enfance — la transmission d'un savoir.

Il est donc essentiel, si l'on veut être éducateur, de ne pas céder à cette demande d'information brute, qui est en fait demande obscure d'éducation. Il faut décevoir cette attente, répondre, en somme, à côté de la question, car la question n'a pu se porter que de ce côté, faute d'autre voie possible. La question posée n'est pas la vraie question. Cette question quant à l'information ne fait que traduire la maladresse d'une conscience qui réclame confusément d'être éduquée à son propre désir. La conscience ne sait pas encore qu'il ne s'agit pas de savoir. Mais l'exigence de lucidité ne peut que commencer par se vivre comme exigence de savoir, dans une sorte de fausse conscience. La question qui exige ainsi le déniaisement est une question niaise. Car il n'est rien de plus niais que de vouloir être déniaisé, c'est-à-dire de croire qu'on peut être changé par simple information. L'interrogation porte sur la matérialité de la chose, sur l'anatomie, c'est-à-dire sur ce dont la conscience croit manquer : les renseignements. C'est une demande infantile car elle réclame d'autrui une intervention qui permette à la conscience d'assumer son propre désir et l'inquiétude de sa propre origine qui, seuls, font vraiment problème. C'est en ce même sens que, pour le patient, l'analyste est toujours "censé savoir". C'est là une illusion inévitable du sujet.

Être informé sexuellement consiste à savoir comment cela se passe dans la matérialité des situations et la technique des comportements. L'information sexuelle est descriptive : le déniaisement est passage de l'ignorance au savoir. Les jeunes gens d'autrefois, avant leur visite à la maison close, ignoraient comment cela se passait ; après, ils savaient.

Etre éduqué sexuellement, au contraire, consiste à savoir, mais toujours imparfaitement, que l'essentiel ne réside pas dans la matérialité des situations et dans la technique des comportements. L'éducation sexuelle est élucidation du lien que la conscience entretient avec son propre désir. Elle n'a rien de descriptif.

Pas d'éducation sexuelle, donc, sans un minimum d'information. Il faut bien savoir un peu comment cela se passe pour savoir que ce n'est pas vraiment là que cela se passe. Il faut, pour éduquer, disposer d'un préjugé à réformer, d'une illusion à dénoncer, d'une naïveté à élucider. L'information est donc à la fois chemin et obstacle à l'éducation, car la conscience risque aussi s'y arrêter.

Du point de vue de l'éducation sexuelle en effet, l'information sexuelle pure est la plus pure des niaiseries. L'enfant qui demande sait au moins qu'il ne sait pas, même s'il ne sait pas encore qu'il ne s'agira jamais de savoir. Mais l'adolescent qui croit savoir croit en même temps qu'il suffit de savoir. Le premier est comme un philosophe, le second comme un sophiste, imbu d'un savoir d'autant plus pernicieux qu'il est réel.

Qui n'est pas encore déniaisé vit encore dans cette émouvante hésitation, dans ce doute et cette inquiétude sur soi et sur autrui, qui sont inséparables du vrai désir. L'information imprudemment livrée clôt cette interrogation anxieuse, et elle clôt donc aussi le désir lui-même, car il n'est de désir qu'interrogatif, incertain, inquiet. Or l'information est affirmation massive, et rend arrogant. Entre celui qui va à la maison close et celui qui en revient, le plus niais des deux n'est pas celui qu'on croit. Le premier est, sans le savoir, l'Eros lui-même, inquiet et touchant. Le second n'est plus qu'un stupide petit Casanova.

C'est bien cette ambiguïté entre information technique et éducation à son propre désir qui anime le personnage de Chérubin. Son premier air est tout agitation et détresse ; il est pur désarroi "Non so piu cosa son, cosa faccio", à cause d' "un desio ch'io non posso spiegar" [je ne sais plus ce que je suis, ce que je fais ... un désir que je ne peux expliquer]. Mais cette interrogation sur soi tend à s'exprimer, dans la Romance, par l'interrogation d'autrui : "Voi che sapete / Che cosa é amor, / Donne vedete / S'io l'ho nel cor". [Vous qui savez ce qu'est l'amour, dames voyez s'il est dans mon cœur] Vous qui êtes censées savoir...

Chérubin est l'Eros même car le désir est constitué par ce frémissement du non-savoir, par cette aspiration à savoir. Etre éduqué au désir, c'est être éduqué à cette irrésolution, au sens que ce mot revêt en harmonie, qui laisse toujours ouverte la possibilité de variations nouvelles. En ce sens, l'irrésolution est "tonique" (tonifiante) pour le désir. Au contraire, le savoir, le déniaisement sont comme une cadence banale, un schéma standardisé qui vient clore prématurément la dynamique de l'irrésolution harmonique, en faisant retomber lourdement le désir sur la tonique qui l'achève certes, mais aussi qui le tue.

Une très délicate dialectique doit donc se dérouler entre les questions et les réponses, les fausses questions et les réponses évasives. Répondre à la demande d'information, c'est enseigner à se conduire dans la promiscuité biologique. Elever cette demande jusqu'à l'éducation, c'est initier à la proximité humaine. Rien n'est plus périlleux que d'accorder l'union des corps et la communion des âmes sans malmener un des deux termes, sans angélisme ni bestialité. Rien n'est plus délicat que d'éduquer sexuellement une conscience, c'est-à-dire de l'initier à ce paradoxe que savoir faire l'amour, c'est ne pas savoir le faire ; que si l'on sait faire l'amour, ce n'est plus vraiment l'amour qu'on fait ; que l'amour, contrairement aux apparences et aux illusions les plus tenaces, est moins de l'ordre de la copulation que de la communion ; qu'il ne relève pas tant du savoir-faire que du faire-savoir.