Rousseau : Emile, Incipit
Le but de cette étude est de montrer chez Rousseau l'imbrication profonde entre fond et forme. Cet incipit installe, voire insinue, par voie de rythmes et de métaphores, quelques-uns des thèmes principaux de la pensée de Rousseau, comme dans le prélude d'une pièce on installe la tonalité dans l'oreille de l'auditeur. La prosodie et l'imaginaire jouent un rôle, sinon dans la pensée elle-même (ce qui resterait à prouver), du moins dans l'expression de cette pensée.
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Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme. Il force une terre à nourrir les productions d'une autre, un arbre à porter les fruits d'un autre ; il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons ; il mutile son chien, son cheval, son esclave; il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la difformité, les monstres ; il ne veut rien tel que l'a fait la nature, pas même l'homme ; il le faut dresser pour lui, comme un cheval de manège ; il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin.
On a dit qu' Emile était la moins “littéraire” des œuvres de Rousseau. C’est vrai peut-être sur l’ensemble, qui comporte parfois des longueurs et des lourdeurs d'expression. Mais on y trouve de magnifiques morceaux d’une somptueuse rhétorique (ce mot n'est pas péjoratif).
Principalement, cet incipit, qui a visiblement été très écrit, travaillé, voulu. Rousseau doit pouvoir en revendiquer chaque mot, chaque tournure : on a là un bel exemple d’un “art oratoire” consommé, et qui a en même temps une vraie portée de contenu.
Tout le premier paragraphe peut être considéré comme une sorte de poème en prose, qu'il convient donc de lire de façon “nombreuse”, c'est-à-dire en marquant bien les coupes, le nombre de syllabes de chaque membre de phrase, les équilibres, déséquilibres, symétries, augmentations, diminutions, etc. (= faire comme fait Thibaudet avec la phrase flaubertienne).
Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme.
Admirable structure parallèle, pour mieux mettre en évidence le contraste.
On fait comparaître le naturel et l’artificiel, mais on fait sentir le racornissement du second par rapport au premier. Ceci en vue, non seulement d'indiquer la chose, mais de faire éprouver une sentiment de componction [Tristesse profonde éprouvée à l'idée d'avoir offensé Dieu ; étym : piqûre, douleur profonde // ponction ; douleur qui nous “poingt”]
3 + 4 + 5 = 12 pour Dieu
4 + 6 = 10 pour l'homme
Noter l’inflation majestueuse de la séquence divine :
3, puis 4, puis 5.
noter la légère rime interne bien / mains
Noter les masculines et féminines :
Il y a mise en regard, antithèse, mais aussi asymétrie.
Cf. La Fontaine : “Dieu fait bien ce qu’il fait” ; c’est grandiose, et (car) très fermé, et tout en masculines, qui ne laissent rien à imaginer, rêver, interpréter : on est dans un siècle de théologie impérieuse.
Avec Rousseau, du point de vue philosophique comme du point de vue acoustique, on est à mi-chemin entre Bossuet et Chateaubriand. Rousseau reprend des procédés de l’éloquence sacrée, et principalement, le rôle de la quantité :
12 syllabes pour Dieu, 10 pour l'homme ;
12 pour la perfection, 10 pour la dégénérescence.
d'où une sensation de précipitation, d’abréviation
La "mutilation" apparaîtra quelques lignes plus loin, mais elle est déjà mise en pratique, auditivement, dans la métrique. C'est la thématique de Rousseau : on passe du vaste à l’étroit, au confiné, à l’étriqué, de la Terre au jardin. On sent une perte de souffle, l’esquisse d’une angoisse (angustia, passage trop étroit, défilé, gorge). Cette première phrase est le microcosme du système de Rousseau : un instant de grandeur, de beauté, de plénitude, très vite racorni. Cf sa biographie : “je suis né mourant” (bel oxymore). Bénédiction première, aussitôt suivie d’une malédiction.
musicalement (ne pas oublier que R était compositeur) :
un membre de phrase en majeur
un en mineur
ou : thème a masculin , thème b féminin.
Pour filer la comparaison musicale : dans Emile, la clé est sur la porte : il donne son mode philosophique et affectif singulier : un passage sans transition du majeur au mineur. Il va toujours moduler ainsi : l'ontologie de R. est bémolisée, altérée, blessée.
On commence par un théorème à deux branches inégales : le fin mot de la pensée se trouve le premier de l’ouvrage ; une perfection aussitôt perdue, une chute qui a lieu presque dès le début : juste de quoi nous donner la nostalgie du paradis qui a été à peine entrevu.
“auteur des choses” : La périphrase est habile :
R. évite de dire
- “Dieu”, ce qui serait trop nettement théiste ;
- ou “Nature”, qui serait trop séchement anti-théiste.
Le statut particulier du Dieu de R se trouve déjà esquissé ici.
On est très loin de l’optimisme de l’exergue.
Il est paradoxal de commencer ainsi un livre sur l’éducation, car l’éducation ne peut être donnée que par l’homme ; or l’homme, nous dit-on, pervertit tout ce qu’il touche.
Cf. l'article d'Anne de Fabry (Ontario) sur l'imitation dans Emile : R associe toujours imitation et perversion : imiter, c’est caricaturer.
R. aura toujours le plus grand mal à bien distinguer deux imitations, deux interventions humaines dans la nature, une mauvaise, et une bonne
Ensuite, R. développe : comment se produit ce mal ?
Sous la forme de deux péchés symétriques : le mal d’ajouter, le mal d’enlever. Que ce soit par le plus ou par le moins, l’homme fait toujours mal ; donc tout changement est mauvais, tout changement altère l’essence (si on ose dire : en dièses comme en bémols, c’est toujours "altération").
Apparaissent donc deux thèmes dont les analogies sexuelles st manifestes :
- thème de la copulation forcée cf. scène primitive
- thème de la mutilation cf. castration
1/ la copulation forcée :
fantasme de scène primitive comme viol : la terre forcée, la terre violée ; on la force à recevoir une graine étrangère : que peut-il en naître, sinon des monstres ?
Dans un contexte modifié, R. reprend, plus qu'on ne le dit généralement, les notions malebranchistes (post-augustiniennes) de place et donc d’ordre (donc, au fond, de "cosmos").
R. est en position inconfortable car il est à cheval entre
- une pensée essentialiste de l’Ordre ontologique
- et une expérience existentielle de l'autodétermination et de la liberté.
Note :
il y a un existentialisme humaniste chez Pic de la Mirandole p. ex. ; mais il n'est pas malheureux, car il n’y a pas de Nature à contrarier : le choix de soi est un devoir donné à l'homme par la divinité même, à l'intérieur d'un cosmos où tous les autres êtres ont place et nature :
« L'Architecte Suprême a choisi l'homme, créature d'une nature imprécise, et, le plaçant au centre du monde, s'adressa à lui en ces termes :
'Nous ne t'avons donné ni place précise, ni forme qui te soit propre, ni fonction particulière, Adam, afin que, selon tes envies et ton discernement, tu puisses prendre et posséder la place, la forme et les fonctions que tu désireras. La nature de toutes les autres choses est limitée et contenue à l'intérieur des lois que nous leur avons prescrites. Toi, que nulle limite ne contraint, conformément à la libre volonté que nous avons placée dans tes mains, décideras des propres limites de ta nature. Nous t'avons placé au centre du monde pour que, de là, tu puisses plus facilement en observer les choses. Nous ne t'avons créé ni de ciel, ni de terre ; ni immortel, ni mortel, pour que, par ton libre arbitre, comme si tu étais le créateur de ton propre moule, tu puisses choisir de te façonner dans la forme que tu préféreras. Par ta puissance, tu pourras dégénérer, prendre les formes les plus basses de la vie, qui sont animales. Par ta puissance, tu pourras, grâce au discernement de ton âme, renaître dans les formes les plus hautes, qui sont divines.' »
Le mal commis en ajoutant, en superposant, s'exprime en termes horticoles. Historiquement, avec le développement des voyages, on voit au XVIII° s. de nombreuses tentatives d’acclimater les plantes exotiques. D'où une évolution considérable des techniques agronomiques (de l'ingénierie agronomique), et singulièrement des greffes :
Il force une terre à nourrir les productions d’une autre
14 syllabes avec 5 accents
un arbre à porter les fruits d’un autre
9 syllabes avec 4 accents
On retrouve le même rétrécissement, du Bien au Mal, et, pour le domaine d'illustration, du macrocosme au microcosme : après la terre en général, un arbre.
Il force une terre à nourrir les productions d’une autre : cf. le thème des nourrices et de l’allaitement maternel.
Il force un arbre à porter les fruits d’un autre : greffe, hideux mélange. La greffe est une sorte de monstrueuse copulation interne : l’être même va être porteur de deux lois, deux ordres, deux natures. Il va donc vivre selon une contradiction intime. On plante dans la terre, ce qui est normal, mais on plante à l’intérieur même de la plante
[la note en Pléiade dit que les métaphores horticoles étaient banales dans les livres du XVIII° sur l’éducation. Certes, mais des métaphores de cette puissance de feu ne devaient pas être bien fréquentes ; avec R, ce n’est pas un cliché ; cf. Descartes, les "semences de vérité", autre métaphore d'immense portée]
Il est logique que R. pense de façon analogue en musique :
Traité sur l'origine des langues : « Quand les proportions naturelles sont altérées, il n'est pas étonnant que le plaisir naturel n'existe plus. Un son porte avec lui tous ses sons harmoniques concomitans, dans les rapports de force et d'intervalles qu'ils doivent avoir entre eux pour donner la plus parfaite harmonie de ce même son. Ajoutez-y la tierce ou la quinte ou quelque autre consonnance ; vous ne l'ajoutez pas, vous la redoublez ; vous laissez le rapport d'intervalle, mais vous altérez celui de force. En renforçant une consonnance et non pas les autres, vous rompez la proportion ; en voulant faire mieux que la nature, vous faites plus mal. Vos oreilles et votre goût sont gâtés par un art malentendu. Naturellement il n'y a point d'autre harmonie que l'unisson.
En musique comme en agriculture, ajouter, c'est mêler les nature, c'est faire dégénérer : l'ajout apparent est un amoindrissement réel. La critique de R. est sous-tendue par cette idée (très proche de certaines conceptions écologistes actuelles), qu'en touchant à la nature, on ne fait pas que ce que l'on croit faire : on fait plus, et, à terme, on risque obtenir des effets indésirés, car la nature comporte quantité de paramètres dont les interactions ne sont pas prévisibles ; contrairement aux mathématique p. ex., où les éléments que l'on compose, n'étant que ceux que l'on a définis intellectuellement dans toutes leurs déterminations, ne peuvent réserver aucune surprise dans les combinaisons où on les engage.
On gagnera à préciser cela par la mise en regard de deux conceptions du "possible"
1/ Descartes :
toutes “les choses artificielles sont en même temps naturelles”, puisque la nature les permet ; elles auraient pu être produites ainsi par la nature ; dans l'action technique, l’homme peut exploiter des façons de produire inexploitées par Dieu. L'obtention d'un effet par une autre combinaison de facteurs ne diffère pas foncièrement de l'obtention d'un nombre par une autre combinaison de nombres (p. ex. : le 12 obtenu par 7 + 5 est identique au 12 obtenu par 10 + 2, car on est dans un univers mécaniste déqualifié où tout se ramène à des "dimensions", c'est-à-dire à des mesures abstraites). Le possible une fois réalisé, est aussi réel et fiable que le réel.
2/ Rousseau : (d'ambiance plutôt spinoziste) :
Le réel, la nature est le maximum de perfection : l’artifice ne peut donc être qu'une déchéance. Le possible est une perversion du réel. L'homme est moindre que Dieu : quand il agit, le résultat est nécessairement moins bon que lorsque c'est Dieu qui agit. Car l'homme limité ne peut pas maîtriser la solidarité, la "sympathie" essentielle de tous les éléments du monde (au sens où il y a chez Diderot une "sympathie" des organes et des membres dans le corps).
Pour R., faire autre chose dans le monde, c’est y ajouter quelque chose d’hétérogène, alors que pour Descartes, c'est y ajouter quelque chose d'homogène. La technique cartésienne ne trouble pas l'harmonie de la nature, car la science dont elle procède est de même nature mécaniste que celle de Dieu créant le monde selon grandeur, figure et mouvement.
Descartes : nature et artifice sont “de même nature” : Principes IV, 203 : toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles. Car par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire ses fruits.
Il y a continuité entre nature et artifice, car tout ceci est de même étoffe, que ce soit choisi par Dieu ou choisi par nous
Pour R., il y a discontinuité ontologique, car R. insiste sur l'unité organique ; la nature est pensée sur un modèle vital où tout consonne avec tout. R. se méfie de la confusion parce que tout ajout est un ajout étranger, monstrueux
[chez Descartes, il y a co-naturalité entre nature et artifice, preuve qu’il y a pour lui une notion de "nature" qui surplombe, qui dépasse ce que nous appelons "nature" : il y a une nature de la nature... ; ce qui se retrouve dans les modifications qu'on peut obtenir dans la "nature" des animaux, comme les chiens d'arrêt p. ex.]
Chez R., tout est lié à tout de façon intime, donc tout artifice fausse l’ensemble. Alors que chez Descartes, on a un monde partes extra partes : ce qui affecte une partie n’a de retentissements que mécaniques (donc prévisibles) sur le tout.
Morale générale de ces 2 exemples : le mal, c’est le mélange : la confusion, au sens fort du terme : la fusion, le mélange d'essences incompatibles. Chez cet être produit par artifice, l’existence trahit l’essence : plus rien n’est à sa place ; il n’y a plus de cosmos.
il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons 8 + 4 + 3 rétrécissement "en entonnoir"
Il y a une discrète progression entre “mêle” et “confond” : mêler, c’est associer ; confondre, c’est rendre indissociable et même indiscernable.
les climats = l’ordre du monde dans sa version la plus manifeste
les saisons : idem cf. Platon Caverne etc. ; ce qui est régulier, rythmique, est signe d'harmonie (noter combien R sera soucieux des “saisons” d’Emile, de ses stades)
mêle et c les climats : contre l’ordre de l’espace
mêle et c les éléments : contre l’ordre ontologique
mêle et c les saisons : contre l’ordre du temps
Il ne faut pas abuser des interprétations à partir des éventuels fantasmes du penseur. Mais dans le cas de R., où biographie et problèmes psychologiques sont pris dans un même mouvement que les propos théoriques, on peut, avec prudence, y songer :
R. montre ici, dès le seuil, un accouplement monstrueux, qui donne un fruit lui-même monstrueux, fruit de l’union de deux natures incompatibles. Ce qui a été longtemps le diapason de la pensée spiritualiste (accouplement monstrueux âme-corps, un vivant ficelé à un cadavre) est repensé sur le mode d’un accouplement de nature et d‘artifice (de même que l'âme offusquée par le corps dans le mythe de Glaucos chez Platon est transposée en nature offusquée par la société dans le mythe de Glaucus ; car la nature foncière n’est jamais annulée ; elle demeure en nous comme une norme, même si elle est quasi-inaperçue).
2° vague du mal, de la dénaturation : la mutilation
somptueux alexandrin (anapestique, ce qui accentue le côté insistant) :
Il mutile son chien, son cheval, son esclave.
après le plus (ou le trop), après la superposition, la suppression, la mutilation. On devient monstrueux par deux voies : le trop et le trop peu ; par le plus et le moins (mais noter que R. indique la surcharge en premier, comme si mêler était plus grave que supprimer)
“Mutiler” est évidemment une litote : il castre ; la castration est ici le symbole de tous les artifices.
Cf. le problème des castrats : R s’en est délecté à Venise, mais il traite cette pratique de “barbare”
CASTRATO,s.m.:
Musicien qu'on a privé, dans son enfance, des organes de la génération, pour lui conserver la voix aiguë qui chante la partie appelée dessus ou soprano.
Quelque peu de rapport qu'on aperçoive entre deux organes si différents, il est certain que la mutilation de l'un prévient et empêche dans l'autre cette mutation qui survient aux hommes à l'âge nubile, et qui baisse tout à coup leur voix d'une octave. Il se trouve en Italie des pères barbares qui, sacrifiant la nature à la fortune, livrent leurs enfants à cette opération, pour le plaisir des gens voluptueux et cruels qui osent rechercher le chant des malheureux. Laissons aux honnêtes femmes des grandes villes les ris modestes, l'air dédaigneux et les propos plaisants dont ils sont l'éternel objet ; mais faisons entendre, s'il se peut, la voix de la pudeur et de l'humanité qui crie et s'élève contre cet infâme usage, et que les princes qui l'encouragent par leurs recherches, rougissent une fois de nuire en tant de façons à la conservation de l'espèce humaine.
R. insiste sur ce qu'on appellerait aujourd'hui les "effets collatéraux" : une attaque sur la partie a des effets sur le tout : c'est l'idée métaphysique leibnizienne de conspiration universelle, ramenée au physique d’une entr’expression généralisée... Noter la diversité, l'apparente dispersion, disparité des effets, qui indique le caractère intime et universel de cette solidarité :
Au reste, l'avantage de la voix se compense dans les castrati par beaucoup d'autres pertes. Ces hommes qui chantent si bien, sont sur le théâtre les plus maussades acteurs du monde ; ils perdent leur voix de très bonne heure,
ce qui va contre la nature ne peut pas durer dans ses bons effets : on peut avoir l’impression fugace qu’on a fait mieux que la nature
et prennent un embonpoint dégoûtant. Ils parlent et prononcent plus mal que les vrais hommes, et il y a même des lettres, telles que l'r, qu'ils ne peuvent point prononcer du tout.
La langue est castrée aussi à sa façon
Noter bien sûr la progression : animaux (le chien, petit, puis le cheval, grand ; mais deux animaux très “amis” de l’homme), puis l'homme lui-même. L’homme se castre lui-même : artifice non seulement appauvrissant “localement”, si l’on peut dire, mais qui dérègle toute l’économie de l’être en question ; qui le dénature.
On a vu supra l’hybride, qui est le plus souvent stérile (il développe sa propre chair ou pulpe, mais n’engendre pas : il est soma sans germen). De même, le castré est stérile : il y a stérilité, comme on a vu, par le plus et par le moins, par les dièses et par les bémols...
excursus biographique :
a) Avec beaucoup de prudence, on pourrait songer à la biographie, à l'éventuelle pathologie anatomique de R., qui laisse supposer, de façon assez confuse, qu'il pourrait souffrir d'une malformation de la verge rendant pour lui la procréation problématique. On a dit et redit, certes, qu'il a eu plusieurs enfants, qu'il a abandonnés ; ce qui est certain, c'est que sa compagne a eu des enfants ; mater certa...
b) Rousseau castré ? Concrètement, non, bien sûr. Mais on notera avec un certain étonnement un fait qui est si habituel qu’on ne le voit plus guère : le roman de R., son grand roman d’amour, a pour sous-titre “La Nouvelle Héloïse”... (le titre en est "Julie"). Faut-il y voir une allusion “en creux” à Abélard et à son funeste sort ? R., obsédé par la castration, fait le roman de l’amour pur, de l’amour impossible. [voir sur cela les notes de Pléiade NH pp. 1336-9]. Voir aussi ce curieux extrait de NH (p. 1337) : (I, 24 p. 85) : Saint-Preux : “J’ai toujours plaint Héloïse (...) mais Abélard ne m’a jamais paru qu’un misérable digne de son sort, et connaissant aussi peu l’amour que la vertu” (voir aussi l'épigraphe de Pétrarque)
En tout cas :
la plus emblématique des “dégénérescences” consiste à n’avoir plus de génération.
On force certains être à engendrer malgré leur nature
On interdit à d’autres d’engendrer malgré leur nature.
On voit l’association intime entre nature / production / reproduction / sexe
il bouleverse tout, il défigure tout 6 + 6
autre alexandrin impeccablement césuré à l'hémistiche.
bouleverse : tout est à l’envers ; scandale philosophique éternel ; cf Malebranche et le péché originel, dont on trouve plus d'un écho chez Rousseau (mais Malebranche n'est pas seul à en traiter ainsi).
défigure : change la forme, l’essence ; cf. Glaucus
il aime la difformité, les monstres 8 + 2
Noter la coupe “moderne” : on attendait soit 3 termes, soit un "et". La phrase est asymétrique, bancale, comme ce dont elle parle. Cette inégalité audacieuse est un des traits par lesquels le style de R. fait transition entre la langue classique et celle de Chateaubriand
On commence par un abstrait singulier, que l'on illustre aussitôt par un concret pluriel. Noter que “dépravé” signifie étymologiquement “tordu”, spécialement pour un membre mal tourné. L'homme est soumis à une curiosité malsaine , à une passion pour le nouveau, l’inédit, l'exceptionnel. Même l’horrible est nimbé de l’amour pour le possible. Cette passion pour ce qui sort de la règle est le germe, au sein de l’homme, de toutes les perversions.
il ne veut rien tel que l'a fait la nature,
Ici, malgré la chronologie, on songe au dénaturé, au perverti, au blasé, au dépravé parfait qu'est le Des Esseintes de Huysmans...
pas même l'homme; il le faut dresser pour lui, comme un cheval de manège, il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin.
Noter ici le sens philosophique de la forme grammaticale : le cheval est déterminé par le manège ; il appartient au manège ; ce cheval est en quelque sorte engendré par le manège ; l’homme crée des espèces selon les exigences de ses espaces restreints. Il y aurait toute une étude à faire, (psychologique, littéraire et philosophique) sur les espaces ouverts et les espaces fermés chez Rousseau, les espaces libres et les espaces confinés. Manège et jardin sont des espaces artificiellement clos, où l'on enferme l'animal et le végétal.
Se rappeler :
Nos philosophes de ruelles étudient l'histoire naturelle dans des cabinets, ils ont des colifichets, savent des noms, et n'ont aucune idée de la nature. Mais le cabinet d'Emile est plus riche que ceux des rois ; ce cabinet est la terre entière. Chaque chose y est à sa place : le naturaliste qui en prend soin a rangé le tout dans un fort bel ordre : Daubenton ne ferait pas mieux.
La nature n’est elle-même que dans son ensemble, sans prélèvement ni mise à part ; la partie prélevée sur le tout le tue : préfiguration de la notion hégélienne de vie, de la critique gœthéenne de la notion de "laboratoire". Il faut concevoir la totalité comme un organisme dont on ne peut pas prélever des morceaux sans le détruire (Hegel : la physiologie contre l'anatomie liée aux philosophies de l'entendement qui découpent, isolent).
Noter le possessif “son”, “sa”, qui est restrictif aussi en un sens social : exclusion de l’espace libre, exclusion d’autrui ; l’homme coupe la nature de la nature ; il coupe aussi l’homme de l’homme. Dans cet incipit, il n’est question que de couper artificiellement : castration ou enclos. Séparer, prélever, c’est amputer, c’est détruire.
La restriction est donc à la fois spatiale et sociale. Le possessif privatif est déjà une dénaturation. Le dressage du cheval et le contournement de l’arbre ne font que rendre la dénaturation manifeste.
Contourner, c'est "contrefaire", c'est frauder avec la nature. cf. les divers sens dans le TLF :
CONTREFAIT, FAITE, part. passé et adj.
A. [En parlant d'une chose] Imité avec une intention frauduleuse.
B.d'une pers.] Mal fait, difforme. Un enfant chétif et contrefait
Étymol. et Hist. I. 2e moitié XIe s. judéo-fr. « [animal] difforme et monstrueux » (Raschi d'apr. LEVY Trésor); ca 1170 contrefetes bestes « animaux extraordinaires » (CHR. DE TROYES, Erec, éd. M. Roques, 6733); ca 1175 contrefet « difforme » (CHR. DE TROYES, Chevalier au lion, éd. M. Roques, 712). II. 1379 esmeraude contrefaicte « émeraude imitée, fausse » (Inventaire du mobilier de Charles V, 19 ds IGLF); av. 1573 escripts contrefaits « écrits intentionnellement déformés »
soit dér. de contrefaire* (une imitation étant fréquemment une déformation du modèle),
soit plus prob. réfection (sous l'infl. de contrefaire*) de l'a. fr. contrait « paralysé, perclus », d'où « difforme » (attesté de ca 1040, Alexis, éd. Ch. Storey, 551, au XVe s., A. Gréban ds GDF.) issu du lat. contractus, part. passé de contrahere (v. contracter)
imiter : contrefaire, activité de l'acteur : Imiter, avec l'intention de dénigrer ou de tromper. (proche de "charge")
se contr : Emploi réfl. Se masquer, dissimuler son être véritable, ses sentiments :
CONTREFAÇON, subst. fém. A. Reproduction frauduleuse d'une œuvre ou d'une monnaie. Intenter un procès en contrefaçon. Imitation caricaturale
On n'est pas loin de ce terme éminemment rousseauiste : "contrarié"... [contrarier l'enfant, ce n'est pas refuser ses demandes et le froisser, le faire bouder ; c'est le mettre en situation de devoir suivre en même temps des règles qui se contredisent, qui se contrarient ; c'est le contraindre à intérioriser une contradiction]
son jardin :
limite artificielle, enclos artificiel ; cf. la critique de la propriété :
Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, ....
Le découpage en vue de la possession juridique est le pendant du laboratoire, découpage en vue de la possession gnoséologique. Avec ce paradoxe : ce qui est ma propriété, de ce fait même, est isolé, et perd ses propriétés : je ne m’empare que d’une ombre (cf. la victoire dans la confrontation hégélienne) ; alors que la partie devrait être un moyen d’accéder au tout.
Institution d’une limite artificielle, d’une frontière humaine et non naturelle, dans un monde où rien n'est séparable réellement.
Le sens de "contourné", au sens de restriction artificielle, mesquine, est déjà inclus discrètement dans le possessif particulier “son”. Orgueil insensé de la créature (cf. Malebranche) qui veut instaurer son ordre propre à partir de soi, au lieu de s’insérer dans le grand Ordre ! “Sa mode” : cf Molière : Ecole des femmes : « En femme, comme en tout, je veux suivre ma mode. »
On va obtenir une végétation ou une "nature" sur le modèle du bonzaï : rapetissé, artificiel, rabougri, demandant beaucoup de soins pour obtenir moins.
Au lieu de découper un objet, de mutiler l'ensemble, il faut s'insérer dans un grand tout indivis, dont on est une part ; l'exultation, l'extase sont dans cette inclusion :
cf. Lettre à Malesherbes III :
Quels temps croiriez-vous, Monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse, ils furent trop rares, trop mêlés d'amertumes, et sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides mais délicieux que j'ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin...
On peut songer à Descartes fin Méd. III :
il me semble très à propos de m'arrêter quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux attributs, de considérer, d'admirer et d'adorer l'incomparable beauté de cette immense lumière au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra permettre.
Malgré la différence des contextes, il y a une forte analogie : depuis mon jardin fini, je contemple l'infini où je m'intègre. Ce jardin n’est pas désigné comme paradis en tant qu’il est cultivé par moi ou pour moi, mais en tant qu'il fait fonction d'écrin pour la majesté du soleil ; ce jardin n’est qu’un lieu d’observation, pas un lieu de puissance. C'est une partie du tout, mais cette partie n'est pas conçue comme séparation, mutilation ; elle est considérée comme point de vue sur le tout. Pour adorer le tout, il faut bien être quelque part dans le tout. Mon jardin ne vaut pas comme propriété, mais comme observatoire ; je ne me dis pas “je suis chez moi !” : c’est au contraire un lieu de réceptivité.
L’homme dénaturé se prend pour Dieu ; il est un dieu au petit pied. Il règne sur une caricature. Problème crucial de R : il est (presque) de la nature de l’homme de contredire la nature, d’augmenter les possibles, en principe pour le meilleur, mais, selon R, pour le pire ; d’élargir les horizons du possible, en racornissant le réel et le naturel dans l’artifice étriqué, mesquin, pauvre, ratatiné.
R. ne considère pas, ou ne veut pas voir que la mutilation est faite en vue d’une amélioration (performances du cheval, du castrat) ; il ne voit que la restriction, le confinement. Pour lui, on agit, certes (mais à quel prix !) sur une nature désormais emprisonnée et mutilée, sur une nature qui a perdu son essence et sa valeur. On détruit l’harmonie de l’ensemble en visant une amélioration locale... (particulièrement notable pour le castrat).
dresser pour lui : en incipit d’un livre sur l’éducation, cela marque en creux le projet : non pas dresser pour la société, mais laisser se développer selon la nature. (en cette 2° moitié du XVIII° siècle, c'est l'embryologie qui tend à devenir la science reine).
2 notions de puissance :
1/ puissance du dedans : code génétique ; la plante selon Aristote ; la monade ; puissance propre : une seule finalité y est donc déployée
2/ puissance par intervention du dehors : modification : l’accident aristotélicien ; puissance corrompue par le dehors : perversion par superposition de finalités
puissance active ou puissance passive
puissance déterminée ou puissance indéterminée
L’arbre cultivé p ex. est à la fois lui-même et autre, à la fois naturel et artificiel, il existe à la fois selon une loi végétale et selon un souhait humain. Il ne cesse de composer en lui entre deux lois contradictoires
Or
la loi qui sourd du dedans (nature) ne peut être évincée
la loi qui vient du dehors le peut (selon R.)
Suivre sa loi, c'est suivre sa propre essence (c'est le cas de le dire pour l’arbre) ; c'est suivre UNE SEULE loi ;
On sait que pour R. il y a réciprocité entre "bon" et "seul". Mais "seul" ne signifie pas seulement "solitaire", mais aussi "un", relevant d'une seule essence : d'où le problème de la superposition, de la confusion.
(se rappeler Descartes Règle 1, début : les arts viennent de l’extérieur, des objets ; il y a donc, dans la technique, risque de superposition et confusion : les diverses techniques s'entr'empêchent, et ne peuvent résider ensemble dans la même main, de forgeron ou de cithariste)
L'artifice aboutit donc nécessairement à la superposition de finalités hostiles les unes aux autres ; il fait des êtres bifides ; en tension contre eux-mêmes, donc laids, car "contrariés".
contourner à sa mode :
si un homme A est contourné à la mode d’un homme B ; il sera donc à la fois A et B ; il sera contradictoire entre sa nature et son histoire. C'est le cas de l'esclave : il est la propriété juridique de son maître, et il doit avoir pour finalités celles de son maître, sans pour autant être réellement dépossédé des siennes propres ; donc il doit être composite
Cf Spinoza Eth IV scol de XVII : L’homme n’a que faire de la perfection du cheval (souvent cité par Alain comme emblème de Spinoza). De même pour R. : un homme n’a que faire de la perfection que veut lui imposer (surimprimer) un autre. On retrouve le monstre : celui en qui se superposent deux finalités étrangères (nature + société ; moi + autrui ; développement + contrainte externe)
Il y a chez R deux origines :
- la première, nature des choses
- la deuxième, qui vient pervertir la première
La deuxième est mauvaise parce qu’elle est deuxième, et se surajoute à la première, ineffaçable "inanéantissable" (cf. de même : on ne peut pas renoncer à sa liberté, à son humanité, même si on est juridiquement esclave).
Dans la théologie scolastique, il y avait Dieu cause première et les causes secondes. R. identifie le sens ontologique et le sens chronologique : ce qui est premier chronologiquement est bon, car pur, car premier ; ce qui est second chronologiquement est mauvais parce que second, parce que composite.
À plusieurs reprises, R dit (en substance) : ce qui vient en second est mauvais car cela vient troubler la pureté de l’état premier ; mais si cela venait en premier, ce serait bien, car pur. Cf. par ex. l’idée d’une dénaturation totale (quelques lignes plus loin : “notre espèce ne veut pas être façonnée à demi”). D’où la possibilité de faire de R une lecture révolutionnaire terroriste, robespierriste : faire table rase, retourner à l’état premier, réinstitué comme forme unique. Mais (cf. supra) cette suppression complète des effets du temps est impossible.