Descartes : Mathématiques et étendue

Plan :

  • La mathématique antique.
  • La révolution cartésienne : l'éviction de l'espace intuitif et de l'imagination.
  • Fertilité de la révolution cartésienne.


TEXTES :

  • La mathématique antique

Platon : Ménon

Brunschvicg : Etapes de la Philosophie mathématique

  • La révolution cartésienne : l'éviction de l'espace intuitif et de l'imagination.

Règle XII p. 135 "En nous, il n'y a que 4 facultés (...) : entendement, imagination , sens et mémoire" ; (l'entendement doit) " se faire aider" afin de "ne rien négliger de ce qui fait partie de nos ressources" ; cf.aussi Règle VIII, AT X p. 400, FA I p. 122. L'entendement est apte à "recevoir (...) les figures qui lui viennent du sens commun" [ Règle XII AT X p. 415, FA I p. 140]. Il peut être "mû par l'imagination" [p. 387, id. p. 141 ] Règle XVIII AT X p. 465, FA I p. 198 : "nous représentons (...) les grandeurs (...) sous forme de lignes". Règle XII AT X p. 416, FA I p. 141 : "Le lecteur attentif, s'il se représente ainsi toutes ces opérations, conclura facilement quels sont au juste les secours que l'on doit attendre de chaque faculté, et jusqu'à quel point les ressources humaines peuvent aller pour suppléer aux défauts de l'esprit." Règle XIV AT X pp. 400-41, FA I p. 169 : "Mais afin d'avoir encore maintenant quelque chose à imaginer, et de faire usage, non pas de l'entendement pur, mais de l'entendement aidé des images dépeintes en la fantaisie (...) [il faut] transposer [le problème] dans l'espèce de grandeur qui se peindra plus facilement et plus distinctement en notre imagination que toutes les autres." Cf. p. 172 : "Désormais nous n'allons rien faire sans les secours de l'imagination." Et p. 175 : "Nous pouvons et nous devons alors user des secours de l'imagination."Règle X AT X p. 411, FA I p. 135 : "L'entendement seul (...) a le pouvoir de percevoir la vérité" Règle VIII AT X p. 398, FA I p. 121 "En nous-mêmes, à la vérité, nous ne remarquons que l'entendement qui soit capable de science". Règle III AT X p. 368, FA I p; 87 : "par intuition, j'entends (...) une représentation qui est le fait de l'intelligence pure (...) une représentation qui naît de la seule lumière de la raison." Mépris pour ces fausses mathématiques qui sont "du ressort des yeux et de l'imagination plus que de celui de l'entendement, au point de se déshabituer en quelque sorte d'user de sa raison." [R. IV AT X p. 373 ; FA I p. 95] Règle XII, AT X p. 415, FA I p. 140 : "cette force par laquelle à proprement parler nous connaissons les choses, est une force purement spirituelle" Règle IV AT X p. 374, FAI p. 94 : "J'expose une autre discipline [que les mathématiques] dont ces exemples (figures et nombres) sont le revêtement plutôt que les parties constituantes (...) Si j'ai parlé de vêtement, ce n'est pas que je veuille envelopper cette doctrine ni la voiler pour en écarter la foule, c'est plutôt que j'entends l'habiller et la parer de manière à la pouvoir mieux accommoder à l'esprit humain."

Discours de la Méthode II AT VI pp. 17-18, FA I p. 585 : "Puis, pour l'analyse des anciens et l'algèbre des modernes, outre qu'elles ne s'étendent qu'à des matières fort abstraites, et qui ne semblent d'aucun usage, la première est toujours si astreinte à la considération des figures, qu'elle ne peut exercer l'entendement sans fatiguer beaucoup l'imagination ; et on s'est tellement assujetti, en la dernière, à certaines règles et à certains chiffres, qu'on en a fait un art confus et obscur, qui embarrasse l'esprit, au lieu d'une science qui le cultive."

Discours de la Méthode II AT pp19-20, FA I pp. 588-9 : "Mais je n'eus pas dessein, pour cela, de tâcher d'apprendre toutes ces sciences particulières, qu'on nomme communément mathématiques, et voyant qu'encore que leurs objets soient différents, elles ne laissent pas de s'accorder toutes, en ce qu'elles n'y considèrent autre chose que les divers rapports ou proportions qui s'y trouvent, je pensai qu'il valait mieux que j'examinasse les proportions en général, et sans les supposer que dans les sujets qui serviraient à m'en rendre la connaissance plus aisée ; même aussi sans les y astreindre aucunement, afin de les pouvoir mieux appliquer après à toutes les autres auxquelles elles conviendraient. Puis, ayant pris garde que, pour les connaître, j'aurais quelquefois besoin de les considérer chacune en particulier, et quelquefois seulement de les retenir, ou de les comprendre plusieurs ensemble, je pensai que, pour les considérer mieux en particulier, je les devais supposer en des lignes, à cause que je ne trouvais rien de plus simple, ni que je pusse plus distinctement représenter à mon imagination et à mes sens ; mais que, pour les retenir, ou les comprendre plusieurs ensemble, il fallait que je les expliquasse par quelques chiffres, les plus courts qu'il serait possible(...)."

Règle XII AT X pp. 416-417, FA I pp. 141-142 : "En effet, comme l'entendement peut être mû par l'imagination, ou inversement agir sur elle ; que, de même, l'imagination peut agir sur les sens, par l'intermédiaire de la force motrice, en les appliquant aux objets, ou qu'en revanche les sens peuvent eux-mêmes agir sur elle, du fait qu'ils y peignent l'image des corps ; que la mémoire, de son côté, du moins celle qui est corporelle et ressemble au pouvoir qu'ont les animaux de se souvenir, n'est rien qui soit distinct de l'imagination : l'on en conclut avec certitude que si l'entendement traite de questions où il n'y a rien de corporel ou qui ressemble au corporel, il ne peut recevoir aucune aide de ces facultés ; au contraire, pour qu'il n'en reçoive point d'entrave, il faut écarter les sens, et dépouiller l'imagination, autant que faire se peut, de toute impression distincte." Règle X AT X p. 405, FA I p. 129 : "Tous les auxiliaires qui peuvent maintenir notre pensée à l'état d'attention."

Principes de la Philosophie, 1° partie, § 73, F.A. I pp. 142-143 : "Comme notre âme ne saurait s'arrêter à considérer longtemps une même chose avec attention, sans se peiner et même sans se fatiguer, et qu'elle ne s'applique à rien avec tant de peine qu'aux choses purement intelligibles, qui ne sont présentes ni aux sens ni à l'imagination, soit que naturellement elle ait été faite ainsi à cause qu'elle est unie au corps, ou que pendant les premières années de notre vie nous nous soyons si fort accoutumés à sentir et imaginer, que nous ayons acquis une facilité plus grande à penser de cette sorte etc."

Règle XIV , titre, AT X p. 438, FA I p. 167 : "la question doit être transposée dans l'étendue réelle des corps, et représentée tout entière à l'imagination, à l'aide de figures schématiques ; ainsi sera-t-elle en effet saisie avec beaucoup plus de distinction par l'entendement."

  • Fertilité de la révolution cartésienne.

Géométrie (quasi début) : Ainsi n'a-t-on autre chose à faire en Géométrie touchant les lignes qu'on cherche, pour les préparer à être connues, que leur en ajouter d'autres, ou en ôter, ou bien en ayant une, que je nommerai l'unité pour la rapporter d'autant mieux aux nombres, et qui peut ordinairement être prise à discrétion

Règle IV p. 93 : "Et de nos jours on voit en honneur une certaine sorte d'arithmétique, que l'on appelle algèbre, et qui est destinée à effectuer sur des nombres ce que les anciens faisaient sur des figures."

Règle XVI AT X pp. 456-7 FA I pp. 187-8 : : "ces noms (carré, cube...) m'ont trompé moi-même, je l'avoue, pendant longtemps : car il me semblait que rien de plus clair après la ligne et le carré, ne pouvait se proposer à mon imagination , que le cube et les autres figures construites à l'image de celle-ci."

Lettre à Debeaune du 30 avril 1639 FA II p. 129 : (essentielle) "Votre façon de distinguer diverses dimensions dans les mouvements, et de les représenter par des lignes, est sans doute la meilleure qui puisse être ; et on peut attribuer autant de diverses dimensions à chaque chose, qu'on y trouve de diverses quantités à mesurer."

Règle XIV FA I p. 178 : "Par dimension, nous n'entendons rien d'autre que le mode et le rapport sous lequel un sujet quelconque est considéré comme mesurable : de sorte que ce ne sont pas seulement la longueur, la largeur et la profondeur qui sont des dimensions du corps, mais encore le poids est la dimension selon laquelle les sujets sont pesés, la vitesse est la dimension du mouvement, et une infinité d'autres choses de cette sorte. Car la division en plusieurs parties égales, qu'elle soit réelle ou seulement idéale, est à proprement parler la dimension selon laquelle nous nombrons les choses (...). Il en résulte avec évidence qu'il peut se trouver en un même sujet une infinité de dimensions diverses, que celles-ci n'ajoutent absolument rien aux choses dont elles sont les dimensions, et qu'on les comprend de la même manière, qu'elles aient un fondement réel dans les sujets, ou qu'elles aient été forgées au gré de notre esprit. (suivent des considérations sur l'arbitraire des longueurs, largeurs et profondeurs, qui peuvent être interverties). Et, bien que ces trois dimensions soient les seules à posséder un fondement réel en toute chose étendue (..) nous n'en faisons poutant ici pas plus état que d'une infinité d'autres, que l'entendement forge lui-même, ou qui possèdent dans les choses d'autres fondements."

Explication des engins par l'aide desquels on peut avec une petite force lever un fardeau fort pesant.

(lettre à Huygens du 5 octobre 1637, FA I pp. 802 sqq.)

L'invention de tous ces engins n'est fondée que sur un seul principe, qui est que la même force qui peut lever un poids, par exemple, de cent livres à la hauteur de deux pieds, en peut aussi lever un de 200 livres, à la hauteur d'un pied, ou un de 400 à la hauteur d'un demi pied, et ainsi des autres, si tant est qu'elle lui soit appliquée.

Et ce principe ne peut manquer d'être reçu, si on considère que l'effet doit être toujours proportionné à l'action qui est nécessaire pour le produire : de façon que s'il est nécessaire d'employer l'action par laquelle on peut lever un poids de 100 livres à la hauteur de deux pieds, pour en lever un à la hauteur d'un pied seulement, celui-ci doit peser 200 livres. Car c'est le même de lever 100 livres à la hauteur d'un pied, et derechef encore cent à la hauteur d'un pied, que d'en lever deux cents à la hauteur d'un pied, et le même aussi que d'en lever cent à la hauteur de deux pieds.

Or les engins qui servent à faire cette application d'une force qui agit par un grand espace à un poids qu'elle fait lever par un moindre, sont la poulie, le plan incliné, le coin, le tour ou la roue, la vis, le levier et quelques autres. Car si on ne veut point les rapporter les uns aux autres, on en peut nombrer davantage ; et si on les y veut rapporter, on n'a pas besoin d'en mettre tant."

p. 813 : "Au reste, on peut appliquer les engins que j'ai expliqués en une infinité de diverses façons ; et il y a une infinité d'autres choses à considérer dans les mécaniques , dont je ne dis rien, à cause que mes trois feuillets sont remplis, et que vous n'en avez pas demandé davantage."

Br. Les Ages de l'Intelligence p. 141 : Bachelard : Valeur inductive de la Relativité p. 98 :"La relativité s'est alors constituée comme un franc système de la relation. Faisant violence à des habitude, peut-être à des lois, de la pensée, on s'est appliqué à saisir la relation indépendamment des termes reliés, à postuler des liaisons plutôt que des objets, à ne donner une signification aux membres d'une équation qu'en vertu de cette équation, prenant ainsi les objets comme d'étranges fonctions de la fonction qui les met en rapport."

Brunschvicg : Les Ages de l'Intelligence p. 117.



- La mise en page du site a éliminé la plupart des italiques qui servent parfois à discerner le texte du commentaire ; les replacer serait un lourd travail ; la mention des textes complets en début de document devrait permettre de lever d'éventuelles ambiguïtés ; cela concerne surtout les textes de la fin, Lettre à Debeaune, Règle XIV, Traité des Engins- Dans les figures géométriques, les lettres ne correspondent que médiocrement à celles du texte rédigé ; mais le sens de la démonstration doit pouvoir se suivre... - Il a dû demeurer des erreurs ponctuelles malgré la relecture.



La mathématique antique

Comme on sait, la géométrie commença, conformément à son étymologie, par la mesure de la terre, ou, plus précisément, des terrains réels : les crues du Nil effaçaient annuellement les bornes des champs. Cette bénédiction pour les récoltes posait en même temps un problème social de propriété : il fallait pouvoir rétablir les propriétés dans leurs superficies initiales.

Les terrains, après avoir été rythmés par les hommes, retournaient à l'arrythmiston (pour parler comme Antiphon), et il fallait leur redonner un rythme. La terre retourne à l'indifférencié ; "la matière demeure, mais la forme se perd" (Ronsard). La matière ne retient pas assez la forme : c'est le problème inverse du texte de DM II sur les bâtiments, où les anciennes formes demeurent trop. Les Egyptiens se trouvaient, mais involontairement, dans la situation idéale de l'ingénieur qui dispose d'une plaine lisse, d'une kora. Mais, pour les Egyptiens, il ne s'agissait pas de faire du nouveau, mais de restituer l'ancien.

La nature perd son rythme, sa scansion. La matière redevient ce qu'elle est essentiellement : amorphe. La matière est foncièrement "arrythmiston", privée de rythme.

Il fallait donc garder la mesure, maintenir la mesure de la chose tandis que la chose disparaissait et retournait au Grund. Il fallait conserver l'abstraction de la mesure. Ce sont donc ces circonstances naturelles qui contraignirent l'esprit humain à ce difficile travail de mesure, d'intellectualisation du donné. Il faut pouvoir réimprimer la forme dans la matière oublieuse : "Nature au front serein, comme vous oubliez !" (Hugo). Il faut rendre l'esprit actif dans le processus d'abstraction, et actif à l'égard de l'indifférencié limoneux qu'est devenue la surface cultivable. L'esprit se trouvait contraint à l'activité et à la fidélité. Comme seul le support demeurait, il fallait impérativement que l'esprit se fît le porteur fidèle des seuls rapports, indépendamment des variations du support. L'hydrologie du Nil était un jeu métaphysique de la nature entre matière et forme, jeu qui constitua un début d'initiation métaphysique pour les habitants.

Mais il faut remarquer que la restitution doit se faire de façon égale, mais pas nécessairement de façon identique : rendre la même surface, mais pas forcément au même endroit, et pas forcément selon la même figure géométrique. Il faut penser selon l'équivalence, non selon l'égalité. Le nouveau terrain conviendra même si les dimensions des côtés ne sont pas les mêmes : ici, le choix arbitraire de telle longueur est bon par cela seul qu'il est choisi : il suffit que la largeur soit proportionnée pour rendre la même surface. Cf. le départ de l'orchestre, au moment où le chef le donne, est toujours bon, parce qu'il l'a choisi. On réimprime, sinon la même forme au même endroit, du moins une forme équivalente quant à la surface obtenue, là ou ailleurs. C'est donc la première approche de la notion de relativité de l'espace, des situations. La surface cultivable est comme une page blanche de géomètre, où l'on peut placer les figures où l'on veut. On a donc à la fois une nécessité géométrique, et une parfaite liberté de l'esprit.

C'est donc aussi une invitation à penser arithmétiquement le rapport entre la longueur et la largeur d'un quadrilatère, et sa surface.

Mais on voit clairement que l'essentiel, la référence, ce qui doit être maintenu, est la surface, et non la ligne : le nombre est bien nombre de pas, il est fondé sur un arpentage concret, mais l'essentiel, le but, est la surface. Le nombre est l'instrument du calcul des surfaces.

Aussi la science de l'arpentage se développa-t-elle en Egypte. La géométrie commença donc par la mesure de l'espace concret, à des fins pragmatiques.

De là la géométrie passa chez les Grecs qui la cultivèrent parallèlement à l'arithmétique. La visée de la géométrie grecque était moins directement pragmatique, utilitaire, mais gardait quelque chose de cette conception égyptienne. Le donné intuitif de l'espace restait le fondement de la géométrie, et la source de sa spécificité par rapport à l'arithmétique.

Géométrie et arithmétique avaient des points communs : même degré d'exactitude, démonstrations parfaitement convaincantes, quoique par des voies assez différentes.

L'intuition spatiale gardait donc ses droits. On le voit à propos du postulat d'Euclide : quand il fut évident qu'on ne pouvait démontrer que par un point hors d'une droite il ne passe qu'une parallèle, on prit comme postulat ce que nous en disent les yeux, et on bâtit la géométrie sur cela. Non point qu'on en ignorât ou qu'on s'en masquât le caractère non-démontré. Mais on n'eut pas l'idée de faire d'autres géométries, qui eussent contrevenu aux données de l'expérience sensible, et qui n'eussent été que des langues bien faites. Ce qui contredit l'expérience est révoqué spontanément comme absurde, et indigne d'être pris en considération. Les Grecs auraient pu faire des géométries non-euclidiennes, mais ne le souhaitaient pas, car ils étaient encore liés à l'intuition de l'espace concret comme référence, comme point d'attache de la géométrie. On ne pensait pas que la géométrie pût parler contre l'expérience sensible de l'espace.

Mieux, on ne pratiqua l'arithmétique qu'en fonction de la géométrie : le nombre n'a pas d'existence propre et indépendante, mais une existence dérivée ; il n'a que le statut d'un langage de l'espace ; il est la traduction commode de l'espace. Le nombre donc est limité non par ses propres limites, mais par celles de l'espace intuitif qu'il représente. On ne peut lui faire dire autre chose, ou plus, que ce que dit l'espace. L'arithmétique est une monnaie qui n'a de légitimité que si elle correspond à une valeur métallique effectivement présente dans les coffres. Le nombre n'est pensé, implicitement, mais foncièrement, que comme la mesure de la chose spatiale.

Le caractère empirique de l'espace géométrique se retrouve donc imposé à l'arithmétique, qui ne sécrète pas d'elle-même ces restrictions, mais qui les reçoit de la science reine, la géométrie euclidienne.

L'arithmétique, malgré son nom, était moins la science du nombre pur que celle de la mesure des choses matérielles.

Il y a donc des limitations imposées à l'arithmétique : elle n'a droit à rien de plus que ce que la géométrie, c'est-à-dire le réel spatial, permet. Quand un arithméticien grec calcule, ce n'est donc pas sur des nombres purs, mais sur des mesures implicites. L'arithmétique se donne les bornes du réel qu'elle a pour mission d'exprimer : elle est tributaire de la physique. C'est une science subordonnée, colonisée, aliénée. L'arithmétique n'est qu'une métrologie.

2 + 2 = 4 n'est pas pensé comme tel, mais comme :

2 mètres + 2 mètres = 4 mètres.

Or cette unité, le mètre, n'est pas un abstrait pur, mais vient de l'expérience de la la quantité spatiale intuitive des choses.

De là vient le problème de la limitation des degrés : il ne peut y avoir de nombres que linéaires (2m), carrés (2m2), ou cubes (2m3). L'expression 2m4, et donc aussi 24, n'ont aucun sens, car l'espace n'a que trois dimensions. Certains mathématiciens grecs ont forgé le "sursolide", la quatrième puissance, la "quatrième dimension", mais ce type de nombre n'avait nulle pertinence, et l'entreprise apparaissait vaine, voire délirante.

De là vient aussi le problème de la sommation des degrés entre eux :

2 signifie 2 m, soit une longueur, et 2 + 2 = 4 signifie 2 m + 2m = 4 m. Ceci ne pose pas de problème.

Mais 2 x 2 = 4, cela signifie

- ou bien : 2m x 2m = 4m2.

- ou bien : 2m + 2m = 4m, ce qui est essentiellement différent.

Il n'y a donc pas de commensurabilité entre les degrés, puisqu'on ne les voit pas comme de purs abstraits, mais d'un point de vue implicitement réaliste.

a n'est en rien commensurable à a2 puisque le premier est une ligne, et le second une surface.

La sommation de degrés différents est dénuée de sens :

a2 + b + c3 est une pure absurdité, puisqu'on y additionne une surface, une longueur, et un volume.

Par exemple, on ne sait pas si la formule 9 + 1 a du sens ou non : il faut savoir

- si 9 signifie 6m + 3m = 9m, auquel cas l'addition 9 + 1 a du sens,

- ou si 9 signifie 3 X 3 = 9, 3m X 3m = 9m2, auquel cas la somme 9 + 1 n'a aucun sens.

C'est pourquoi, pour les Grecs, les mots "carré", "cube", doivent être pris très au sérieux, alors que de nos jours, on les emploie de façon strictement arithmétique : la plupart des élèves de 6° ne se demandent même pas pourquoi on les dénomme ainsi. Pour les Grecs, il y a des "nombres carrés", des "nombres cubes", qui évoquent irrésistiblement les figures géométriques correspondantes, car ils en procèdent : les Grecs les pensaient ainsi, se les représentaient ainsi.

Cf. la figure du théorème de Pythagore avec ses carrés : on ne peut réfléchir que sur une figure géométriquement juste. Cf. Le Ménon : on voit les surfaces des triangles formés par les diagonales, on voit leur égalité. La question est : si un carré a un côté de 2 pieds, quel est le côté du carré de surface double ?

Dans cette solution, on a 4 fois la moitié, soit le double.

(Autre solution : on remarque que le carré construit sur la diagonale contient 4 fois la demi-aire du carré de départ)

Il est clair que ce raisonnement, pour convaincant qu'il soit, semble étrange au moindre élève de Sixième : on raisonne sur la vue et non par liberté arithmétique. Le raisonnement de type moderne serait plus abstrait :

Si a est le côté du carré, la surface est a2. La surface à obtenir est 2a2.

Soit b2 = 2 a2.

Alors, le côté cherché est b qui vaut

√2a2 ,

soit

a√2.

Or, par le théorème de Pythagore, on sait que le carré de l'hypothénuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. Appliquons-le au demi-carré de départ :

a2 + a2 = diag2

=> diag = a√2.

Donc la diagonale du carré est la grandeur cherchée. CQFD.

Remarquer qu'on ne raisonne que sur des lignes, et que les carrés ne sont pas des valeurs de surfaces réelles, mais de simples valeurs linéaires. Alors que dans le raisonnement grec, on ne quitte jamais la considération des surfaces.

Le raisonnement arithmétique ne se fait donc qu'en fonction d'une sorte de "surmoi" géométrique, limitatif, restrictif, qui interdit d'admettre ce qui est pourtant arithmétiquement légitime. Mais ce "surmoi" est spatial, et donc imaginatif. Le primat de l'espace concret est primat de l'imagination. L'inimaginable n'a donc pas droit de cité dans l'arithmétique.

L'arithmétique est donc restreinte, appauvrie par autre chose qu'elle-même : elle n'est qu'une banlieue ; elle a le statut d'un écho. A fortiori, l'algèbre ne pouvait connaître de grand développement.

La mathématique grecque est donc fondée sur une pensée foncièrement réaliste, dans la dépendance de l'expérience des choses, de la marche, de la vue. A tel point que le mode de raisonnement tant arithmétique que géométrique des Grecs nous semble étranger et aberrant, habitués que nous sommes maintenant à ne pas penser à partir de ce qu'on voit.

Boll : Histoire des Mathématiques, QSJ p. 40 : "Remarquables géomètres, les anciens Grecs furent de médiocres arithméticiens : la numération de position leur échappe, ainsi que tout symbolisme algébrique. Bien plus, leur pensée était anti-algébrique parce qu'essentiellement concrète : ils s'intéressaient trop passionnément à la forme pour elle-même ; ils étaient trop esclaves de leurs sens, trop attachés aux arts plastiques et à la musique ; on doit y joindre une certaine répugnance pour les abstractions et surtout l'insuffisance du sens des généralisations."

Mac Luhan La Galaxie Gutenberg p. 88 : cite Ivins : "A mainte et mainte reprise en six ou sept siècles, (les Grecs) se rendirent au seuil de la géométrie moderne sans jamais pouvoir, empêchés qu'ils étaient par leurs idées métriques, musculaires-tactiles, en ouvrir la porte et accéder aux grands espaces de la pensée moderne."

Léon Brunschvicg : Les Ages de l'Intelligence p. 47 : (les ridicules des pythagoriciens) "mettent en relief le fond irréductible d'imagination réaliste qui empêchait les pythagoriciens de considérer le nombre comme un simple instrument de la raison, qui l'incorporait à la relation spatiale pour l'ériger en objet absolu. "

Léon Brunschvicg : Les Ages de l'Intelligence p. 107 : "le passage de l'imagination du support à l'intelligence du rapport."


La révolution cartésienne : l'éviction de l'espace intuitif et de l'imagination.

La révolution cartésienne consistera donc à évacuer complètement l'imagination spatiale des mathématiques. On peut faire des mathématiques sans imagination, et on imagine si l'on veut, à titre de simple aide pour l'attention. On a donc un renversement complet de perspective : la mathématique devient mathématique pure ; le primat n'est plus à l'intuition, mais à ce qui est plus vaste et plus riche, à savoir le nombre. Désormais, en un renversement aux conséquences incalculables, ce n'est plus l'arithmétique qui est pensée sur le modèle de la géométrie, mais la géométrie qui est pensée sur le modèle de l'arithmétique. D'où l'invention de la géométrie analytique.

[ici, il faudrait insérer un cours sur le rôle de l'imagination dans la méthode cartésienne]

Dans la perspective scientifique, la géométrie devient géométrie analytique, et l'espace intuitif devient "espace algébrique" sans intuition spatiale. Entre la perception des choses et la perception des figures schématiques il y a donc un passage par la pure abstraction.

Dans la perspective pédagogique, la figuration n'est pas une réduction de la chose perçue, mais une ré-incarnation partielle, minimale, qui suit la désincarnation totale, seule vraiment scientifique. C'est que l'intuition purement intellectuelle, pour réelle qu'elle soit, n'en est pas moins fatigante. Il faut simplement donner aux yeux quelque chose de figuré "afin que notre pensée soit plus aisément retenue en état d'attention"

Cf. :

Règle XV, AT X p. 453, FA I p. 184).

Règle X AT X p. 405, FA I p. 129 : "Tous les auxiliaires qui peuvent maintenir notre pensée à l'état d'attention."

Principes de la Philosophie, 1° partie, § 73, F.A. I pp. 142-143 : "Comme notre âme ne saurait s'arrêter à considérer longtemps une même chose avec attention, sans se peiner et même sans se fatiguer, et qu'elle ne s'applique à rien avec tant de peine qu'aux choses purement intelligibles, qui ne sont présentes ni aux sens ni à l'imagination, soit que naturellement elle ait été faite ainsi à cause qu'elle est unie au corps, ou que pendant les premières années de notre vie nous nous soyons si fort accoutumés à sentir et imaginer, que nous ayons acquis une facilité plus grande à penser de cette sorte etc."

Règle XIV , titre, AT X p. 438, FA I p. 167 : "la question doit être transposée dans l'étendue réelle des corps, et représentée tout entière à l'imagination, à l'aide de figures schématiques ; ainsi sera-t-elle en effet saisie avec beaucoup plus de distinction par l'entendement."

Ce sont bien des lignes et figures matérielles qui sont données à voir aux yeux de chair. Mais cet espace intuitif est maîtrisé, reconstruit de façon délibérée. C'est l'espace même où le problème était apparu dans sa complexité et son opacité. Toutefois cet espace n'est plus imposé, mais disposé. Dans cette perception, tout ce que perçoivent les sens est organisé par l'entendement pur et par lui seul. Les intuitions seront désormais "téléguidées" par l'entendement.

Fatigué de faire des mathématiques "de tête", le mathématicien s'aide d'une feuille de papier pour y jeter quelques signes, quelques repères. Ce n'est pas le geste qui fait la pensée, c'est la pensée qui fait le geste.

Les représentations sont non plus infligées mais produites. L'entendement devient sujet. L'entendement "condescend" à s'incarner. Le tableau noir ne contient rien d'autre que ce que la main y a librement tracé sous la conduite de l'esprit : l'esprit est producteur de lignes et de signes qui l'expriment : c'est l'écran où l'esprit se projette. Il est comme le champ de manœuvres de l'esprit pur. Opp. cours de géographie, qui ressemble à la caverne platonicienne : d'un point de vue cartésien, la carte de géographie serait plutôt l'écran qui fait obstacle à l'esprit.

La matière peut être nommée "écran" en deux sens : en tant qu'elle est donnée, elle fait écran à l'intelligibilité. En tant qu'elle n'est rien d'autre que le résultat d'un processus volontaire de matérialisation, la matière est écran de projection de l'esprit.

Trois étapes : triangle en bois, puis pur, puis à la craie.

L'entendement est maître et se fait aider par les autres facultés. Cf. Règle XIV AT X p. 440 FA I p. 169 : "(...) Afin d'avoir encore maintenant quelque chose à imaginer, et de faire usage, non pas de l'entendement pur, mais de l'entendement aidé des images dépeintes en la fantaisie (...)" Comparer avec RV 1116.

L'entendement rencontrait les problèmes de façon passive : il les incarne activement.

Il y a une sorte de "représentation" au sens théâtral. L'entendement est comme l'auteur de ce qu'il perçoit de l'étendue : c'est le même espace, mais nous en connaissons tous les rouages, tous les ressorts. On décompose puis recompose. Le résultat recomposé est peut-être le même que celui qui fut donné, mais à la connaissance près, acquise pendant le processus. On ne voit plus naïvement la chose, on n'en est plus dupe. Nous sommes ici comme l'auteur qui assiste à la représentation de sa propre pièce : nous ne sommes pas surpris car nous n'y trouvons que nos propres productions. Devant l'intuition naturelle, au contraire, nous étions comme les spectateurs de la pièce d'un autre. L'espace intuitif n'est donc pas un ennemi : nous en sommes devenus, par l'entendement , comme maîtres et possesseurs. On arrange l'espace afin qu'il simule la Mathesis universalis, qu'il symbolise avec elle. La figuration n'est pas une contrainte intellectuelle, mais une méthode pédagogique, une concession anthropologique. La figure n'est pas épuration du donné mais spatialisation par l'entendement pur. Le recours à l'imagination de relève donc pas d'une faiblesse intrinsèque de l'esprit, d'une faiblesse qualitative, mais d'une faiblesse quantitative : le temps de réflexion soutenue est réduit. Mais la réflexion est parfaite et autosuffisante en elle-même. Ce n'est donc pas un pessimisme, mais la limite d'un optimisme de l'intelligence.

Alain dit fort bien que le choix d'une image n'altère pas plus l'idée que le choix d'un système de numération n'altère le nombre. Ici, nous pouvons dire que le choix d'une ligne pour représenter une quantité n'altère en rien cette quantité, à condition qu'elle ait été premièrement pensée.

Pour Descartes, ce ne sont pas les mathématiques qui enseignent la méthode (sinon dans la biographie contingente de René Descartes), mais c'est la méthode qui permet les vraies mathématiques. On ne verrait pas de décalage, de hiatus entre les bonnes et les mauvaises mathématiques si on ne disposait d'une norme méthodique transcendant les mathématiques. Les mathématiques sont comme le particulier qui provient du général qu'est la méthode. Donc les mathématiques, contrairement à ce qu'on pourrait croire, ne sont pas la science la plus universelle. Pour que tout le réel soit mathématisable, il faut une science qui dépasse les mathématiques, il faut un niveau supérieur. Les mathématiques ne sont que la première "hypostase" de la méthode. Les mathématiques ne sont plus la science de l'épuisement de l'objet, mais la science qui marque la puissance du sujet sur les objets.


Fertilité de la révolution cartésienne

L'espace géométrique des Grecs est rencontré : celui de Descartes est construit. Descartes libère donc l'esprit des contraintes de l'expérience de l'espace ; il libère donc l'arithmétique des limitations de l'espace intuitif. Il opère donc une abstraction extraordinaire de la pensée mathématique, qui est désormais pensée libre, activité de l'esprit pur. D'ailleurs on retrouvera ce rabaissement de l'imagination dans la VI° Méditation (chiliogone).

On a remarqué que tout problème peut être réduit à rien du point de vue intuitif. Mais, si, par commodité, on veut représenter, on le peut toujours par des lignes. Cela suppose que tout est réductible à des lignes, donc qu'il faut procéder à une assimilation des degrés entre eux.

Cf. Règle XVI AT X pp. 456-7 FA I pp. 187-8 : les expressions de "carré", "cube", sont trompeuses, car elles font valoir sur l'entendement des limitations qui n'ont de pertinence que dans l'intuition spatiale :

"ces noms m'ont trompé moi-même, je l'avoue, pendant longtemps : car il me semblait que rien de plus clair après la ligne et le carré, ne pouvait se proposer à mon imagination , que le cube et les autres figures construites à l'image de celle-ci."

Mais l'intuition intellectuelle est bien plus libre. Ici, Descartes rappelle le temps où il était imbu du réalisme mathématique de type grec : rien n'est plus clair selon les sens. Mais Descartes s'apercevra que c'est obscur selon l'entendement. Selon l'entendement, on réduira tout à l'homogène des grandeurs linéaires. Toutefois, il faut justifier cette réduction des degrés entre eux, cette réduction du complexe au simple. Il faut le justifier mathématiquement.

Soit le problème simple du théorème de Thalès : un rapport est égal à un autre rapport : a x b = c x d Si on fait le produit des extrêmes et le produit des moyens, on doit obtenir deux surfaces puisqu'on multiplie des grandeurs linéaires. Comment obtenir une ligne comme résultat ? comment obtenir (absurdité du point de vue réaliste) une ligne qui soit égale... à une surface ?

Descartes procède par décision : sur les 4 termes qui sont à multiplier 2 à 2, il décide que l'un des 4 est l'unité, qui vaut 1, et donc ne fait pas augmenter le degré du résultat. si b = 1, le croisement donne : a x 1 = cd => a = cd La "surface" cd est mesurée par la ligne a.

[Toutefois il me semble qu'on peut contester théoriquement la légitimité de ce procédé, et y voir un coup de force (ce qui n'enlève rien à sa fertilité). Le fait de multiplier par 1 ne change rien certes à la quantité. Mais cela ne change rien à la qualité que si ce 1 est déjà considéré comme un abstrait, comme un "1 " pur, et non 1m ou 1 pied. En toute rigueur, il faudrait se demander si ce 1 est 1 m ou 1 m2, etc. Question que Descartes "oublie" de se poser. Car, dans un contexte antique, 1 x 1 = 1 s'entend comme pour d'autres valeurs 1m x 1m : 1 m2... ]

Quasi-début de la Géométrie :

Ainsi n'a-t-on autre chose à faire en Géométrie touchant les lignes qu'on cherche, pour les préparer à être connues, que leur en ajouter d'autres, ou en ôter, ou bien en ayant une, que je nommerai l'unité pour la rapporter d'autant mieux aux nombres, et qui peut ordinairement être prise à discrétion

On ajoute, on ôte, on détermine l'unité à discrétion : l'esprit est très actif.

On comparera avec Règle VI : on choisit son absolu : ici, on choisit arbitrairement son unité de mesure, et on construit librement à partir d'elle, selon la construction la plus utile pour ce problème. L'intervention arbitraire, toujours source de rationalité (Cf. CVE).

On ramène donc une expression du 2° degré (a x b, qui devrait donner une surface) à une expression du premier degré. On ramène la surface à la ligne et la ligne au nombre. On voit dès maintenant en quoi ceci fonde le mécanisme strict de Descartes : la réalité de l'étendue est entièrement réductible à la perfection du nombre, purement intellectuel. L'espace n'est plus une chose qui dicte sa loi, mais un objet réductible aux catégories de l'esprit. L'espace n'est connu que par l'intervention de l'esprit qui donne l'unité de mesure. C'est la pensée qui baptise l'espace.

Descartes n'est pas toujours strictement fidèle à son idée : cf. l'excellente et très synthétique note d'A. Warusfel dans la nouvelle édition Tel (p. 703) :

Descartes prend ici une initiative qui tranche sur toute la tradition antique : ne s'intéressant pas aux mesures de toutes les longueurs qu'il doit traiter, mais seulement à leurs rapports mutuels, il se donne le droit d'en choisir une comme unité, et de rapporter toutes les autres à elle (voir n. 11). Il ne suivra pas toujours ce principe hardi et simplificateur, et la Géométrie elle-même revient souvent à la vieille technique selon laquelle un carré doit nécessairement être associé à une aire, et un cube à un volume (voir p. ex. infra, n. 14). Mais cette hétérogénéité du texte, formé de parties rédigées à des époques très différentes ne doit pas masquer l'extrême fécondité de cette affirmation initiale du Traité. Elle lui permettra d'étudier des courbes de n'importe quel degré, sans avoir à chercher de caractérisation géométrique à l'ancienne pour les puissances dépassant le cube (comme le "carré de carré", notre puissance quatrième. qui le suit immédiatement).

Même si l'emploi de puissances élevées n'est évidemment pas une invention de Descartes, il est le premier à donner ainsi aux opérations algébriques fondamentales toute leur force, en les libérant d'un carcan théorique jusque là non officiellement contesté.

Maintenant, l'arithmétique est libérée : elle peut jouer seule, sans restrictions externes. Si a x b est homogène à c, on peut calculer (en aveugle)

a x b + c

qui a un sens.

Mais aussi, on peut s'élancer dans les degrés supérieurs à ceux de l'imagination spatiale : a4, a5, an, ont tout autant de sens puisqu'ils ne sont que des multiplications. Il ne s'agit plus de mesures implicites, mais de nombres purs. Quand on parlera, désormais, de x3, on ne fera plus de la géométrie dans l'espace, mais de l'algèbre à 3 inconnues. x5 désignera chez Descartes la courbe dont l'ordonnée est la 5° puissance de l'abscisse, ou l'inverse.

C'est Descartes qui a inventé le nombre. La géométrie n'est plus de la géométrie ; la géométrie analytique, c'est de la géométrie analysée, c'est-à-dire détruite, réduite à sa plus simple expression, ramenée à sa sévère essence.

Ce sont désormais les équations qu'on représente par des courbes, plus que les courbes ne sont exprimées par des équations. La courbe réelle, trouvée dans le monde, n'est plus le point de départ de la pensée mathématique. Au contraire, on a d'abord la courbe mathématique, et la courbe réelle s'y applique.

Boll p. 70 : "L'union de l'espace et du nombre est une découverte moderne (1619) dont la part prépondérante revient à René Descartes." p. 83 : "le 10 novembre 1619 peut être considéré comme la date officielle de la naissance des mathématiques modernes."

Koyré Entret. s. D. p. 166 : "La Géométrie, c'est-à-dire un traité d'algèbre qui bouleversait la conception reçue des sciences mathématiques en établissant une communauté entre des domaines aussi différents que ceux de l'espace (quantité continue) et du nombre (quantité discrète)..."

Koyré Entret. s. D. p. 199 : "la géométrie analytique rend la géométrie indépendante de l'imagination, et ainsi transforme l'espace en une entité pleinement intelligible."

On passe de la perception au jugement.

Cf. Règle IV p. 93 : "Et de nos jours on voit en honneur une certaine sorte d'arithmétique, que l'on appelle algèbre, et qui est destinée à effectuer sur des nombres ce que les anciens faisaient sur des figures."

L'espace intuitif s'évanouit au profit d'un tissu abstrait de relations, un peu comme on dit un "espace vectoriel".

Géométrie analytique : on peut représenter les figures par des nombres. Les figures complexes peuvent être ramenées à des figures simples, et les degrés des équations peuvent être diminués progressivement. Tout le complexe peut donc se réduire au simple, le qualitatif des lignes au quantitatif du nombre. Représenter la courbe par une équation, et réduire l'équation à sa plus simple expression.

Le carré est conçu comme une multiplication, et non comme une superficie. La géométrie n'a plus rien d'une "mesure de la terre" : elle est le langage après-coup de l'algèbre reine. Elle est une projection de l'algèbre. On a un système, non plus de relations métriques, mais de relations numériques.

C'est pourquoi Descartes apporte, non seulement la solution du problème de Pappus, mais aussi sa solution générale, qui est nécessairement indépendante des cas de figure et donc irreprésentable par l'imagination.

C'est donc, comme Descartes le désirait, un surcroît de généralisation qui est ainsi acquis.

Une équation du 1° degré n'a plus rien de linéaire, du 2°, plus rien d'affine, du 3°, plus rien de solide. On passe à tous les degrés qu'on veut, dans l'ordre qu'on veut, on additionne ce qu'on veut avec ce qu'on veut 1°, 2°; 3° degrés, in abstracto.

Tout est maintenant homogène à tout. Descartes parle encore de "dimensions" mais ce ne sont plus les dimensions intuitives des corps spatiaux, mais de pures quantités, par définition homogènes : longueur, largeur, profondeur, mais aussi poids, vitesse, etc. Tout ce que l'on voudra qui se pourra mesurer. La géométrie plane n'est qu'un exemple d'espace à 2 dimensions, la géométrie dans l'espace n'est qu'un exemple d'espace à 3 dimensions.

L'espace devient une entité parfaitement intelligible, puisque l'instrument intellectuel par lequel on le connaît ne provient pas de l'espace lui-même en une expérience intuitive, donc obscure, mais d'une théorie de la mesure qui excède l'espace. Il y a le même rapport entre l'espace et la mathématique qu'entre la mathématique et la méthode : on ne possède intégralement une chose que si on la saisit à partir d'un niveau supérieur qui intègre cet objet comme cas particulier d'une loi dont on possède la formulation générale.

Lettre à Debeaune du 30 avril 1639 FA II p. 129 : (essentielle) "Votre façon de distinguer diverses dimensions dans les mouvements, et de les représenter par des lignes, est sans doute la meilleure qui puisse être ; et on peut attribuer autant de diverses dimensions à chaque chose, qu'on y trouve de diverses quantités à mesurer."

commentaire :

"Votre façon

intervention de l'esprit ; l'esprit introduit une détermination dans l'indéterminé ; il choisit.

de distinguer

distinguer, c'est mettre à part ; c'est donc résoudre la confusion perceptive de la chose en des éléments, des facettes, des aspects parfaitement intelligibles, dont la composition donnera la chose. Mais distinguer, c'est mettre en avant, privilégier. On ne mesure pas tout ni n'importe quoi : on choisit ce qu'on va mesurer, en fonction de la question que l'on se pose. On remplace la chose comme support par une série de rapports. La chose se réduira à l'ensemble de ces rapports ; le support se révèlera donc être un simple effet phénoménal. Dans la chose, toutes les dimensions sont à égalité de statut. C'est nous qui en mettons certaines au premier plan. Il n'y a pas de raison de choisir tel aspect plutôt que tel autre. La raison est le pragmatisme du calcul dans le problème qu'on se pose : cf. Règle VI.

diverses dimensions dans les mouvements, et de les représenter par des lignes,

la ligne est le minimum de représentabilité : cf. la fin des Reg.

est sans doute la meilleure qui puisse être

formule a priori : en droit, on peut dire que rien n'est plus simple que la ligne pour représenter la quantité ;

et on peut

expression très cartésienne, qui exprime à la fois la possibilité, la contingence dans le choix que fait l'esprit, mais aussi, à terme, la puissance technique qui en résultera

attribuer

= allouer à volonté des coordonnées. Les dimensions qu'on distingue dans la chose, y sont bel et bien. On ne fait donc pas violence à la chose en procédant ainsi.

autant de diverses dimensions à chaque chose, qu'on y trouve de diverses quantités à mesurer."

On n'est donc plus tributaire de la vision tridimensionnelle : la chose mettait en avant certaines dimensions, et masquait les autres : les trois dimensions spatiales se trouvaient distinguées, choisies, élues naturellement, mais pour de simple raisons empiriques, anthropologiques. On ne pensait donc que selon la vue. Désormais, l'esprit est plus libre : il est maître du jeu.

Est donc dimension tout ce qui est mesurable, et est mesurable tout ce qui est divisible. On commence donc par diviser la chose qui, comme support, nous apparaît comme une unité. On va diviser pour régner. On ne saisit l'univers de façon unifiée qu'à condition de diviser les choses, qui se trouvent alors toutes unies par la mesurabilité. L'unité véritable n'est donc plus l'unité de la "res", mais l'unité de mesure choisie par l'esprit. Distinguer les dimensions, ce n'est pas mutiler la chose, c'est en faire l'investigation exhaustive.

Règle XIV FA I p. 178 : "Par dimension, nous n'entendons rien d'autre que le mode et le rapport sous lequel un sujet

c'est un support, mais qui ne sera considéré que comme un ensemble de rapports. Ces rapports sont associés par Dieu en une "chose", mais ils peuvent être dissociés par la pensée ; et ils pourront être recomposés autrement par l'activité technologique. Car la "nature" d'une chose n'est pas un tout, mais une association par la volonté de Dieu. Comme toujours chez Descartes, la notion de "nature" se résoud en la notion de volonté, de liberté.

Dans la technique, on prenait un support, global, et on en modifiait, laborieusement, certains aspects. Dans la technologie, on pense les rapports des divers supports, et on les réassocie librement, et bien plus efficacement.

quelconque est considéré comme mesurable

on peut, soit trouver les dimensions, comme dans l'espace, soit les inventer

: de sorte que ce ne sont pas seulement la longueur, la largeur et la profondeur qui sont des dimensions du corps, mais encore le poids est la dimension selon laquelle les sujets sont pesés,

le sujet, le substrat, est passif : il est pesé ; ce qui compte, c'est ce qui se compte ; et ce qui se compte, c'est ce qu'on décide de compter. On a inversé la relation ; ce n'est pas la chose qui s'imprime en nous, c'est nous qui triturons la chose ; on interroge la chose, mais de façon quantitative,

(alors que Bacon l'interrogeait principalement de façon qualitative : il y cherchait des natures, des formes, non des dimensions. En quoi Bacon était encore assez proche de l'esprit scolastique)

Les choses n'existent plus telles qu'elles sont vues par les yeux, mais par la vision de l'esprit.

la vitesse est la dimension du mouvement, et une infinité

un très grand nombre

d'autres choses de cette sorte.

Descartes, philosophe de l'et cætera

Car la division en plusieurs parties égales, qu'elle soit réelle ou seulement idéale, est à proprement parler la dimension selon laquelle nous nombrons les choses (...).

Nombres métriques et comptables :

Dans la configuration réaliste, le nombre est référé à la multiplicité réelle et effective des diverses choses : il y a dix œufs dans le panier ; mais les nombres métriques ne sont plus référés à la chose, mais à l'unité, qui est une création de l'esprit. 5/3 est un nombre métrique, non comptable. Cf. Aristote : primat de la marchandise sur l'argent. L'essentiel, pour Ar., est le nombre comptable, et la mesure n'est qu'une abstraction.

On passe de l'activité de recensement à l'activité proprement intellectuelle de mesure ; alors, le nombre comptable n'est plus qu'on cas particulier de nombre métrique : le cas où l'on décide que l'unité métrique sera l'unité de la res.

On pourrait dire que la géométrie grecque faisait comme un arithméticien qui s'interdirait de passer aux nombres fractionnaires, sous prétexte qu'il n'y a jamais 11/3 d'œufs dans un panier, ni 92,3 personnes dans un autobus. On dépasse donc les nombres dits "naturels", qui sont naturalistes, réalistes. Désormais, c'est le réel qui est mesuré à l'aune de l'esprit, et non l'esprit qui suit l'aune du réel empirique. Dans le nombre naturel, on n'a pas le choix ; or l'unité de mesure est nécessairement choisie par l'esprit. On n'avait le choix qu'entre recenser et ne pas recenser.

Mais 5/3 ou 1/3 supposent la divisibilité théorique à l'infini. Descartes, mécaniste, transpose dans le réel la légitimité des nombres métriques, et donc affirme la divisibilité réelle de l'étendue à l'infini : ce qui est apparu dans l'aristotélisme comme une loi de l'esprit étrangère à la loi des choses, devient maintenant une loi des choses, parce que c'est une loi de l'esprit.

On est passé de l'unité réaliste à l'unité de mesure. Or n'importe laquelle est bonne : il suffit qu'elle soit : la rationalité se fonde encore sur la contingence d'un choix.

Le réalisme a pour opération essentielle l'addition (d'individus). Le cartésianisme a pour opération fondamentale la division, le rapport à une unité. On met donc du nombre là où il n'y en a pas pour l'expérience immédiate : la table est une, mais je la nombre selon 120 centimètres. Pour le réalisme, il y a une seule table. Et, s'il y a le nombre 120, c'est quand il y a 120 tables. La mesure met le multiple dans l'un de la chose. Le réalisme du recensement fait du multiple en additionnant des individus.

Mais aussi, dans le réalisme, on impose au multiple qui est divers (toutes les tables ne sont pas rigoureusement égales) une unité abstraite qui ne lui correspond pas vraiment, car les tables sont de couleur et de formes diférentes. C'est donc une violence faite aux choses. Au contraire, dans la mesure, l'égalité entre les untités, n'étant pas égalité faussement supposée entre des individus réellement différents, mais égalité réelle entre des centimètres rigoureusement identiques, n'est pas une approximation.

Avant Descartes, seul le nombre comptable était vu comme réel, et le nombre métrique était idéal. Le nombre métrique est à la fois exact et réel.

Suite de la Règle XIV :

Il en résulte avec évidence qu'il peut se trouver en un même sujet une infinité de dimensions diverses,

= quelconques. Il y a autant de dimensions dans la chose qu'il y a de points de vue selon lesquels l'esprit les peut mesurer. La vitesse, par exemple, est une dimension diverse de la longueur, car on peut calculer la première sans se référer à la seconde. Ce n'est que phénoménalement que les diverses dimensions sont intimement associées dans notre perception de la chose. Ensuite, on pourra associer, multiplier, diviser les dimensions les unes par les autres puisqu'elles sont toutes sur le même plan. Leur diversité est donc dans l'approche séparée qu'on en peut faire ; mais cela est largement compensé par leur homogénéité, leur composabilité intellectuelle. Cf. infra, à propos du Traité de Mécanique

que celles-ci n'ajoutent absolument rien aux choses dont elles sont les dimensions, et qu'on les comprend de la même manière, qu'elles aient un fondement réel dans les sujets, ou qu'elles aient été forgées au gré de notre esprit. (suivent des considérations sur l'arbitraire des longueurs, largeurs et profondeurs, qui peuvent être interverties). Et, bien que ces trois dimensions soient les seules à posséder un fondement réel en toute chose étendue (..)

C'est ce à quoi se limitaient les Grecs.

nous n'en faisons poutant ici pas plus état

c'est seulement notre perception qui en fait plus état

que d'une infinité d'autres, que l'entendement forge lui-même, ou qui possèdent dans les choses d'autres fondements."

Cf. la ressemblance avec : trouver un ordre dans la chose, ou en mettre un, subtilement inventé.

Cette acception de la notion de dimension est très moderne et très précieuse : car, avec elle, mathématiser, ce n'est plus spatialiser. Elle fonde la possiblilté de faire des "graphiques" pour toutes sortes de dimensions de toutes sortes de choses. Le graphique a donc bien maintenant le statut d'un langage pour exprimer la quantité, au contraire de la mathématique grecque, où c'était le nombre qui était le langage de la spatialité.

Les dimensions sont pensées comme des puissances, à savoir qu'elles sont ce qu'on veut, elles ne sont pas forcément des dimensions spatiales actuelles du corps : on a donc une parfaite liberté de les attribuer, de les allouer aux paramètres qu'on veut : on a pour tout problème comme des cases vides en nombre indéfini, allouables aux paramètres qu'on veut. Si l'on peut représenter le volume par une ligne, on peut alors représenter la variation de volume par une courbe ; on peut créer des unités hybrides et "inimaginables".

Il y a donc identification parfaite entre la dimension et le quantitatif : il y a donc aussi une évacuation totale du qualitatif et du spatial. Le règne de la quantité et l'éviction de la qualité dans le cartésianisme proviennent certes d'une critique de l'aristotélisme, mais aussi et tout autant du développent, de la libération de la pensée mathématique par Descartes.

La mathématique cartésienne, par rapport à la mathématique grecque, apparaît donc comme singulièrement audacieuse : l'esprit ose.

Un exemple privilégié de cette audace : le Traité de Mécanique.

Lettre de Huygens à Descartes, 8 septembre 1637, AT I pp. 385-7 ; p. 396, demande "un traité de trois feuillets sur le sujet des fondements de la mécanique, et les 4 ou 5 engins qu'on y démontre, libra, vectis, trochleon,[... levier, poulies] etc. J'ai vu autrefois ce que Guido Ubaldo en a écrit, et, depuis, Galileo, traduit par le P. Mersenne, mais l'un et l'autre a peu de satisfaction, m'imaginant que ces gens-là ne font qu'envelopper de superfluités obscures une chose que je m'assure que vous comprendrez en deux ou trois positions, n'y ayant rien, à mon avis, qui ne se tienne d'une si claire et si nécessaire [façon]."

Huygens attend "deux ou trois positions", c'est-à-dire deux ou trois principes . Descartes fondera la mécanique rationnelle sur un seul !

Explication des engins par l'aide desquels on peut avec une petite force lever un fardeau fort pesant.

(lettre à Huygens du 5 octobre 1637, FA I pp. 802 sqq.)

L'invention de tous ces engins n'est fondée que sur un seul principe, qui est que la même force qui peut lever un poids, par exemple, de cent livres à la hauteur de deux pieds, en peut aussi lever un de 200 livres, à la hauteur d'un pied, ou un de 400 à la hauteur d'un demi pied, et ainsi des autres, si tant est qu'elle lui soit appliquée.

Et ce principe ne peut manquer d'être reçu, si on considère que l'effet doit être toujours proportionné à l'action qui est nécessaire pour le produire : de façon que s'il est nécessaire d'employer l'action par laquelle on peut lever un poids de 100 livres à la hauteur de deux pieds, pour en lever un à la hauteur d'un pied seulement, celui-ci doit peser 200 livres. Car c'est le même de lever 100 livres à la hauteur d'un pied, et derechef encore cent à la hauteur d'un pied, que d'en lever deux cents à la hauteur d'un pied, et le même aussi que d'en lever cent à la hauteur de deux pieds.

Or les engins qui servent à faire cette application d'une force qui agit par un grand espace à un poids qu'elle fait lever par un moindre, sont la poulie, le plan incliné, le coin, le tour ou la roue, la vis, le levier et quelques autres. Car si on ne veut point les rapporter les uns aux autres, on en peut nombrer davantage ; et si on les y veut rapporter, on n'a pas besoin d'en mettre tant."

p. 813 : "Au reste, on peut appliquer les engins que j'ai expliqués en une infinité de diverses façons ; et il y a une infinité d'autres choses à considérer dans les mécaniques , dont je ne dis rien, à cause que mes trois feuillets sont remplis, et que vous n'en avez pas demandé davantage."

C'est le principe du "travail physique" tel qu'on l'apprend au collège maintenant, et qui n'étonne personne. Pourtant, cette page est une révolution : Descartes y fait preuve d'un culot littéralement inouï : il ose multiplier des distances par des poids. Il forge donc une unité de mesure totalement étrangère à l'intuition : le pied-livre. Ceci ne correspond à nulle expérience. Le pied-livre ne signifie rien pour l'intuition sensible, mais il signifie quelque chose pour l'esprit. C'est un être de raison. C'est, si l'on veut, un concept sans intuition.

L'unité résultante est un monstre pour l'intuition, mais ce n'est possible que parce que Descartes n'a pas considéré intuitivement la qualité de longueur et la qualité de poids. Il en a fait préalablement l'abstraction. Il a vu de la pure quantité (et de même pour le temps).

Il met entre parenthèse la qualité, ne garde que la quantité : on devient ainsi maîtres et possesseurs de la nature.

Les dimensions du travail sont au nombre de deux, mais elles sont vues comme parfaitement homogènes, et composables entre elles en un rapport de proportionnalité.

Il suffit que le produit des deux termes soit constant ; on choisit donc le paramètre de départ en fonction des nécessités de la tâche à accomplir, et le calcul, une simple division, nous donne l'autre facteur en fonction du premier (divers rectangles de longueurs et largeurs différentes de surface égale pourront représenter cela).

Cf. p. 811 : Le Levier : "la ligne CO étant posée triple de OH."

Et p. 809 : "A cause que dix fois trente font trois cents, un homme seul pourra lever un aussi grand poids avec cet instrument, lequel s'appelle la vis sans fin, que trois cents hommes sans lui."

Principe mécaniste : le tout est égal à la somme des parties. Or les parties sont divisibles à l'infini, car on est dans la pure géométrie. Dans 100 kilogrammètres, il y a cent fois un kilogrammètre, ni plus ni moins.

Le Traité de Mécanique se fonde sur la théorie des proportions : soit un certain poids à élever à une certaine hauteur ; quel engin choisir, et selon quelle configuration, selon la force humaine dont on dispose ? On peut indéfiniment appliquer le théorème de Thalès. Le réel est entièrement accueillant au rationnel.

Notons en passant que ceci est solidaire de la généralisation : suit l'identification entre presser, hausser, remuer. On se sert de la vis pour ce qu'on veut : il suffit de disposer autrement le géométrie du dispositif, et on soulève, ou presse, ou remue. cf. p. 809 : "Lorsqu'on sait la puissance du tour et du plan incliné, celle de la vis est aisée à connaître et à calculer ; car elle n'est composée que d'un plan fort incliné qui tournoie sur un cylindre."

Désormais, on peut donc créer des unités hybrides et inimaginables, farfelues : le kilogrammètre, le gramme-seconde, etc.

Cf. les compagnies aériennes : leur vérité essentielle est le "passager/kilomètre/litre de kérosène", ce qui n'est guère intuitif. Cf. le célèbre "rapport qualité-prix". Ou bien : un frigo fait tant de froid pendant tant de mois pour tel prix... et demande tant d'heures d'entretien... : on peut créer une unité qui en exprime la rentabilité.

Avec Descartes, les puissances ne sont plus que des degrés pour des paramètres possibles, des dimensions suppositives.

On a donc un mécanisme qui géométrise le réel : le poids, la vitesse, etc. sont assimilables aux dimensions géométriques. Mais la géométrie n'est qu'une référence commode, puisqu'en fait elle a été vidée de son contenu intuitif. C'est la Mathesis universalis, pure, qui permet l'abstraction radicale de toutes les données, la suppression de leur aspect qualitatif pour n'en garder que le quantitatif.

Dans le Traité de Mécanique, ce n'est pas de l'expérience du travail que procède le pied-livre ; ce n'est pas la fatigue d'un homme pour transporter une livre sur une toise qui est à la source. Le pied-livre est une création complexe de l'entendement, à partir de la longueur et du poids, considérés comme deux dimensions quelconques, et débarrassés de toute qualité. La pensée commence par se séparer de la chose et de l'expérience pour pouvoir penser librement.

En somme, Descartes n'a éliminé le qualitatif des dimensions de longueur et de poids dans sa notion du travail, que parce qu'il pensait déjà, depuis la Règle XIV, les dimensions comme de pures abstractions.

La rupture avec la conception grecque du mouvement est consommée :

Aristote : le mouvement est conçu comme mouvement vers le télos, vers la fin : il est donc possible qu'il accélère car il "sent l'écurie". Le mouvement tend à sa fin, il accélère car il mûrit ; l'arrivée est son épanouissement, sa consommation, sa splendeur, sa gloire. Aristote pense le mouvement en fonction d'où il va : sa fin, sont intention, son but, son avenir. Le mouvement est donc amélioration, maturation.

Descartes, au contraire, le pense en mécaniste, selon ce dont il provient (ou selon ce qu'il est à tout instant) en fonction d'où il vient : en fonction du passé. Ne plus penser la fin du mouvement sur le modèle du coureur qui franchit la ligne.

On dit qu'Aristote appelle la maturation "mouvement" : mais il pense plutôt le mouvement comme maturation (primat grec du qualitatif).

Il faut donc dire en résumé :

C'est parce que la mathématique grecque part du réel qu'elle ne s'y applique que médiocrement. C'est parce que la mathématique cartésienne ne part pas du réel qu'elle s'y applique intégralement.

Plus on s'éloigne du réel, plus on pense les rapports, et de moins en moins les supports.

Mais peut-être Descartes s'est-il lui-même un peu limité, encore, à l'intuition sensible. En effet, la conception cartésienne de l'indépendance de la pensée algébrique par rapport à la visualisation géométrique pouvait l'amener au seuil des géométries non-euclidiennes.

Et, métaphysiquement, c'eût été concordant avec la doctrine de la création des vérités éternelles : Dieu aurait pu faire une infinité de parallèles.

Mais cela est contradictoire "en ma conception" dit Descartes. C'est précisément là, peut-être, que Descartes confond encore "conception" et "imagination". Ce qu'on retrouverait à la fin de sa philosophie, lorsqu'il dit à Elisabeth que les mathématiques font principalement travailler l'imagination. En somme, Descartes a vu que les mathématiques peuvent se faire sans imagination, mais il n'a pas osé, lui non plus, faire des mathématiques contre les données de l'intuition spatiale.

Ceci, Descartes a osé le faire pour la physique : son Monde est une fable d'un monde possible. Et son monde se fonde sur le principe de la rectitude des mouvements, alors qu'on voit le contraire dans l'expérience. La physique a priori est une sorte de physique générale, comme les géométries non-euclidiennes sont une généralisation de la géométrie.

Avec les géométries non-euclidiennes, on passe de la raison raisonnable à la raison raisonnante. On ne se représente rien pour le pied-toise, comme on ne se représente rien pour Riemann. Mais le calcul marche. Les géométries non-euclidiennes ne sont plus du tout des géométries, mais des algèbres appliquées à un espace où l'on ne marche pas, où l'on n'achète pas de terrains à son voisin. Elles sont absolument non-figuratives : le calcul y vaut preuve, même s'il s'oppose à l'espace intuitif. C'est donc le triomphe de l'intellect : on doit dire le résultat vrai, même contre la perception la plus évidente. C'est donc le renversement absolu du réalisme thomiste.

En somme on pourrait dire que les Grecs pensent l'espace intuitif, que Descartes pense sans l'espace intuitif, et que les géométries non-euclidiennes pensent contre l'espace intuitif.

Br. Les Ages de l'Intelligence p. 141

Bachelard : Valeur inductive de la Relativité p. 98 :

"La relativité s'est alors constituée comme un franc système de la relation.

franc = sans barrières, sans obstacles externes ; sans loi autre que la sienne

Faisant violence à des habitudes, peut-être à des lois, de la pensée, on s'est appliqué à saisir la relation indépendamment des termes reliés, à postuler des liaisons plutôt que des objets, à ne donner une signification aux membres d'une équation qu'en vertu de cette équation, prenant ainsi les objets comme d'étranges fonctions de la fonction qui les met en rapport."

Br. Les Ages de l'Intelligence p. 117 : géom non-euclidiennes : la pensée y est toujours plus puissante, dans la création de types de coordination. On ne peut découvrir leurs objets par intuition, par imagination. Néanmoins, la pensée y progresse, par la seule logique. On y emploie en un sens inusité des mots au sens millénaire : droite, cercle. Dans les géométries classiques, l'espace était le médiateur unique et nécessaire pour que la raison débouchât sur la réalité. Une fois rompue cette connexion, la mathématique paraît être refoulée du côté du formalisme abstrait : l'esprit semble n'y faire écho qu'à lui-même, ne signant de convention qu'avec soi, et selon sa propre "commodité". Mais la nature répond aussi à ces constructions.

Note : On remarquera que, malgré l'extraordinaire progrès en abstraction que constitue la géométrie analytique, le cartésianisme pouvait être prolongé en deux sens :

la rupture et même la contradiction avec l'espace intuitif, dans les géométries non-euclidiennes

- mais aussi, l'exigence leibnizienne : Descartes a réussi à faire de la géométrie aveugle, en affirmant un intuitionnisme strictement algébrique ; Leibniz ira jusqu'à faire de l'algèbre aveugle : la pensée doit non pas intuitionner ses objets (expérience toujours douteuse) mais suivre un strict protocole : moins on sait sur quoi on calcule, moins on risque être parasité par les parti-pris, préjugés, intuitions spatiales etc.