"O pour moi seul, à moi seul, en moi-même...
J'attends l'écho de ma grandeur interne... "
Valéry
Plan
Introduction : La naissance de l'Esprit.
Première partie : Le retour aux sources (le vœu de pauvreté)
1. le projet cartésien.
2. Le critère d'élimination : transmission et bruit.
3. La pratique de l'élimination.
4. L'état d'ignorance.
5. Le surgissement originel : les idées innées.
Deuxième partie : La reconstruction du réel
1. La reconstruction du vrai : évidence, intuition, déduction.
2. L'accès solipsiste au réel : le cogito.
3. La puissance de la pureté.
4. Une logique et une ontologie binaires : quantité et qualité.
5. L'esprit chez lui.
Introduction : Le premier homme.
L'homme provient de l'homme. Par les nécessités de la biologie, nul homme ne naît donc ailleurs que dans un milieu humain. Nul homme ne naît donc ailleurs que dans un milieu culturel. Tout homme naît inséré dans un réseau d'opinions, d'idées, de croyances, de comportements. Et c'est de ce milieu qu'il reçoit, de façon inévitablement passive, sa première éducation, ses modes de pensée, ses catégories mentales. Tout homme commence donc par être ce qu'est son milieu. Tout esprit ne peut commencer que par la réceptivité, le conformisme culturel.
Or le propre de cette immersion est qu'elle est inaperçue, qu'elle est même inaperceptible : il n'y a pas de distance entre l'individu et son milieu. Je ne puis voir, juger, critiquer, car je suis baigné, je suis immergé dans mon milieu culturel que ressens donc, non point comme particulier et contingent, mais comme nécessaire, naturel. L'esprit ne peut donc commencer qu'en ressentant sa culture comme nature. Telle est la première illusion, inévitable, de la conscience : prendre la culture pour nature, le contingent pour nécessaire, le fait pour le droit.
Et on ne voit pas pourquoi l'esprit, inséré dans son milieu, en voudrait sortir. Il y trouve en effet la stabilité et le confort, l'harmonie avec soi-même et avec les autres. La communion avec les modes de pensée du milieu est non seulement gage de confort, mais aussi gage de survie car, comme dit Giono, "c'est dans la réalité qu'on est la plupart du temps". Il y a danger en effet à se séparer de la horde, qui est certes prison, mais aussi rempart.
Et pourtant, il est certains esprits qui prennent distance par rapport à ce milieu et le jugent, prenant donc sur lui un point de vue transcendant, et commencent à le percevoir comme prison plus que comme rempart : ce qui est rempart pour la survie biologique apparaît aussi comme prison pour l'esprit.
Désormais, le milieu culturel apparaîtra comme une aliénation pour celui qui se trouve ainsi en proie au daimon du jugement. On peut appliquer ce que La Boëtie dit à propos de la tyrannie : il s'en trouvera certains, mieux nés que d'autres et qui, impatients du joug, ne se pourront empêcher de le secouer.
A partir de ce moment, l'esprit a perdu son immanence à la mentalité de son milieu, il a perdu son insertion et son confort. Il va peut-être y perdre sa vie. A partir de ce moment là, ce qui était perçu comme naturel, comme "tout naturel", va apparaître comme culturel. Ce qui était absolu va apparaître comme relatif. Un autre norme est donc apparue, qui transcende la société et la tradition : l'esprit est né. L'esprit ne peut donc se manifester que comme transcendance, dépassement, refus, critique. L'esprit ne connaissait que des idées reçues ; il va commencer à avoir ses idées propres.
Après avoir vu les choses à l'inverse de ce qu'elles sont, l'esprit va les percevoir telles qu'elles sont. Ce qui apparaissait comme liberté va se manifester comme aliénation, et c'est l'éloignement, l'aliénation à l'égard du milieu qui va apparaître comme liberté.
Le projet philosophique ne peut commencer que par réaction, que comme refus, rupture. Il est donc nécessaire qu'il y ait quelque chose à l'égard de quoi se séparer : l'esprit a besoin du préjugé pour se manifester comme esprit. Il est donc solidaire de son milieu dans l'acte même par lequel il le nie : toute négation est négation de quelque chose, et l'esprit est négation ; l'esprit a donc besoin d'une chose, d'un obstacle ; la vie de l'esprit a besoin de quelque chose de mort contre quoi se dresser.
Le projet de philosopher ne peut donc apparaître que comme réaction à une connaissance déjà constituée, et dont le philosophe ressent douloureusement le caractère insuffisant. Toute philosophie commence donc dans la déception, et dans l'amertume ; ou, pour parler comme Schopenhauer, la philosophie, comme le Don Juan de Mozart, commence sur le mode mineur. Toute philosophie commence par un constat de carence de la culture.
Mais ce constat de carence, pour être véritablement le commencement de l'esprit, ne peut être que total, ou plutôt, que global. Il n'y a pas de projet philosophique partiel : c'est la conception même du vrai telle qu'on la trouve dans le milieu, qui montre son insuffisance. Sinon, cette remise en cause ne serait pas proprement philosophique. Le projet de philosopher entraîne donc l'obligation de tout reconstruire. Il faut tout repenser à l'aune d'exigences nouvelles.
De cette entreprise de tout repenser en le mesurant à l'aune de la seule raison, l'histoire ne nous fournit guère que deux exemples : Socrate et Descartes.
Socrate illustre la naissance de la philosophie contre la doxa populaire.
Descartes illustre la renaissance de la philosophie contre toutes les philosophies antérieures.
L'entreprise socratique constituait la philosophie ; l'entreprise cartésienne rénove la philosophie par l'anti-philosophie, contre un milieu qui est déjà un milieu philosophique, baigné d'une philosophie insuffisante.
Car, dans l'intervalle de Socrate à Descartes, la philosophie s'était à son tour sclérosée en une sorte d'opinion. Car toute philosophie tend à se scléroser en opinion, en milieu culturel, devenant ainsi peu à peu tout aussi inerte que la doxa contre laquelle elle s'était formée. Ainsi l'histoire de la philosophie apparaît comme la naissance de pensées qui renient l'opinion, et qui ont vocation à se réaliser, s'objectiver, et aussi à se perdre, en une nouvelle opinion ; forgeant l'opinion des générations suivantes, la philosophie s'y durcit et y meurt. L'esprit qui connaît sa réalisation y connaît aussi sa perte. Sa victoire est donc sa défaite. L'élan de la vie spirituelle retombe dans la matérialité des institutions et des opinions qu'il suscite.
Il n'y a donc de philosophe essentiel que celui qui se ressent comme le premier philosophe, comme celui qui est sans passé, sans racines, sans lien avec ce qui précède, et qui doit donc refuser tout le passé. En cela, la philosophie ressemble moins à la science, qui est cumulative, qu'à la littérature, à propos de laquelle Proust disait que l'écrivain qui se met aujourd'hui à sa table de travail n'est pas beaucoup plus avancé que ne l'était Homère. L'inauguration philosophique ne peut donc être qu'anti-historique ; toute grande philosophie doit donc se vouloir comme une sorte d'amnésie.
Après être née par réaction contre l'opinion, la philosophie n'a pu revivre que par refus des philosophies précédentes. La philosophie ne peut donc plus se contenter d'être une pure méditation ; il lui faut être aussi une méditation sur les philosophies précédentes, une philosophie de la philosophie, une philosophie de l'histoire de la philosophie. Toute philosophie doit donc être une méta-philosophie.
Mais ce que le philosophe nouveau critique, ce n'est pas directement la philosophie régnante en tant que philosophie ; il la critique bien plutôt en tant qu'elle est régnante, c'est-à-dire en tant qu'elle s'est institutionnalisée. C'est parce que les livres de philosophie se pressent en foule dans les bibliothèques, que le philosophe est solitaire et doit tout inventer, et non pas malgré cette présence de la philosophie réalisée, qui n'est plus que philosophie réifiée.
Ce que critique premièrement le philosophe, c'est le milieu, l'institution, le monde culturel dans lesquels et par lesquels il a été élevé. Il critique avant tout l'éducation qu'il a reçue. Donc il se critique lui-même, car c'est premièrement en lui-même qu'il perçoit la carence qu'il dénonce : il n'y a donc de conscience que malheureuse, que mécontente de soi.
L'ancienne philosophie ainsi critiquée, ce n'est pas seulement pour le philosophe un ensemble de livres et de doctrines philosophiques reposant dans les bibliothèques. C'est la philosophie devenue. Tout philosophe est donc un ingrat méprisant qui l'a nourri.
Mais cette critique ne portera pas tant sur le contenu de cette éducation que sur son sens, son inspiration générale. Car une philosophie est toujours la réponse à la question : qu'est-ce que savoir ? Et, de cette réponse, dépend la réponse à la question suivante : qu'est-ce qu'apprendre ? Toute philosophie engendre donc une pédagogie, car elle est elle-même réaction contre une pédagogie.
Il faut donc bien distinguer le philosophe du simple réformateur pédagogique.
Un réformateur pédagogique est celui qui pense que les institutions sont mal adaptées à l'enseignement de la vérité telle qu'on la connaît. Le grand philosophe, au contraire, est celui qui pense que les institutions pédagogiques sont mauvaises, faute d'avoir été pensées en fonction d'une conception valable de ce qu'est la vérité. Pour le réformateur pédagogique, c'est accidentellement que les institutions sont mauvaises, car elles remplissent mal leur rôle de transmission d'une vérité qui est foncièrement satisfaisante. Pour le philosophe, c'est essentiellement, de façon nécessaire qu'elles sont mauvaises, puisqu'elles sont fondées sur une conception insuffisante de la vérité. Ces institutions sont mauvaises donc en un double sens. Premièrement en ce qu'elles véhiculent un contenu qui est faux. Deuxièmement parce qu'elles sont le résultat institutionnel de ce même contenu faux. Elles ne peuvent donc qu'enseigner mal le faux. Alors que pour le réformateur, elles transmettent mal le vrai. Pour le philosophe, il y a donc une intime solidarité entre la doctrine et la pédagogie ; alors que pour le réformateur, il y a une relative indépendance des deux aspects. Pour le philosophe, il n'y a rien d'accidentel à ce que l'enseignement soit mal fait : le mauvais enseignement est le symptôme d'une carence plus foncière.
Le grand philosophe est celui qui affirme : jusqu'à présent, on n'a jamais su ce que c'est que savoir. On n'a donc jamais su ce que c'est qu'apprendre. Et c'est pour cela qu'on n'a jamais su enseigner.
Le réformateur, quant à lui, ne remet pas en question la définition de la vérité. Il confirme donc le fond de l'enseignement et en réaffirme les droits. Le réformateur est donc, foncièrement, un conformiste, puisque son action ne vise qu'à dire autrement ce qu'on sait déjà.
Mais pour le philosophe, le traité de la réforme de l'enseignement exige comme préalable un traité de la réforme de l'entendement. Il faut premièrement repenser la fin, et les moyens apparaîtront d'eux-mêmes.
Le réformateur veut changer le "corps" des sciences comme "corps constitué" ; le philosophe en veut changer l'esprit. Il faut donc réformer les études par la philosophie vraie, repenser la pratique du savoir sur une nouvelle théorie de la connaissance.
Une grande philosophie provient donc d'une mauvaise pédagogie, et entraîne à son tour une nouvelle pédagogie, et ainsi de suite.
C'est ainsi que la philosophie platonicienne naît de la carence de la pédagogie sophistique. Qu'Aristote naît de la carence de la pédagogie platonicienne. Que Descartes naît de la carence de la pédagogie scolastique. Que Locke, Hume et Kant naissent des carences de la pédagogie rationaliste. La pensée se réalise en école, mais s'y perd : elle s'y confie, et s'y confit. Ici, l'Incarnation n'est pas promesse de vie, mais de mort. On n'a plus que de la philosophie rassise.
Un philosophe commence donc par juger non pas principalement l'intention première de la philosophie précédente, mais l'éducation qui lui a été donnée, c'est-à-dire l'effectivité, ce qui en est réellement advenu. Il juge sur pièces, sur les résultats : c'est par cet enseignement calamiteux que j'ai été formé. La réforme de l'enseignement réclame la réforme de l'entendement, c'est-à-dire la réforme de soi-même.
Mais je ne puis juger les études que j'ai faites qu'avec un esprit modelé par ces mêmes études.
La critique de l'éducation reçue est donc une preuve absolue de la liberté de l'esprit : si formé, si conditionné que j'aie été par les études que j'ai faites, je ne m'identifie pas totalement à cette formation que j'ai reçue. Je puis me mettre à distance d'elle et la juger : c'est donc que, malgré la formation, il y a et il demeure un moi libre qui est formé. Si je puis considérer cette formation comme une formation que j'ai reçue, c'est que je ne fais pas un avec elle, que je suis foncièrement différent de mon histoire. C'est qu'il y a un "je" antérieur qui a reçu cette formation. Mon moi n'a pas été créé par cette formation, mais lui était préalable.
Si je constate l'échec de cette formation, c'est que j'ai en moi un critère qui la dépasse. J'ai donc toujours été, sans m'en apercevoir, transcendant à mon éducation et à mon milieu. J'ai toujours été seul juge.
En outre, Descartes est déçu parce qu'il a réussi ses études, et que pourtant cela ne lui suffit pas. C'est donc que l'exigence de vérité ne se réduit pas à la transmission sociale d'une formation. S'il n'y avait de norme que sociale, la réussite dans les études ne pourrait être vécue que dans la parfaite satisfaction. Mais l'amertume dans la réussite même désigne une autre norme, intérieure. Les études, même accomplies de façon parfaite, sont encore imparfaites ; c'est donc qu'elles sont imparfaites par essence et non par accident : le meilleur élève de la meilleure école d'Europe se retrouve embarrassé de doutes et d'erreurs.
Il y a donc une sorte de ressentiment à la racine de toute philosophie : cette formation traditionnelle a failli me priver d'une partie de moi-même. La plupart s'en contentent, mais je ne peux laisser en place ce système d'enseignement qui est si pervers que, même dans le meilleur des cas, il malforme les esprits au lieu de les former.
Le philosophe s'éprouve comme un miraculé dans le massacre général des esprits, puisque la plupart finissent par se satisfaire de l'aspect social de la réussite intellectuelle : il a le sentiment d'avoir échappé de justesse à ce système d'aliénation.
La plupart s'en contentent : moi seul en suis déçu. Deuxième preuve de la liberté de l'esprit individuel : on peut avoir été élevé de la même façon, par les mêmes maîtres, selon les mêmes doctrines, cela nous incline fortement, sans pour autant nous nécessiter. La liberté est d'ordre strictement individuel.
Et donc, quand on récuse, tout seul, par ses propres forces, la valeur d'un enseignement qui modèle tous les esprits depuis cinq siècles, on sait déjà, sourdement, par la pratique, que notre liberté de nier est en droit infinie.
Cette liberté a donc valeur exemplaire : l'existence d'un seul homme libre nous condamne à la liberté. L'existence même de Descartes nous condamne à être libres.
Cf., par analogie, St. Zweig : Le Monde d'Hier p. 73 :
"Toujours un seul homme qui, dans quelque domaine que ce soit, a atteint d'un premier élan à ce qui était réputé inaccessible, enhardit, par la seule réalité de son succès,
ici, c'est le réel qui montre le possible, qui fait passer du sentiment de l'impossible à la constatation de l'effectivité ; c'est donc bien l'admiration
toute la jeunesse qui vit autour de lui et après lui. En ce sens-là, Hofmannsthal et Rilke représentaient pour nous un extraordinaire excitant de nos énergies. Sans espérer que l'un d'entre nous pût jamais répéter le miracle de Hofmannsthal, nous étions tous affermis par le seul fait de son existence matérielle.
C'est le sens chrétien de l'Incarnation : cela s'est produit une fois ; un homme de chair est mort et a ressuscité : c'est donc possible pour tous ; un seul fait prouve la possibilité, et crée donc le devoir universel.
Elle démontrait à nos yeux que, dans notre temps, dans notre ville, dans notre milieu, le poète était possible. (...) L'homme de génie avait grandi dans une maison semblable à la nôtre, entre des meubles pareils, élevé selon les principes de la morale de notre classe sociale, il était entré dans un lycée aussi stérile que le nôtre, avait étudié dans les mêmes manuels, s'était assis pendant huit ans sur les mêmes bancs de bois (...)
Tout ceci signifie qu'il y a dans la liberté de l'individu quelque chose qui transcende toute la matérialité, toute la force, toute la pesanteur toute l'effectivité du milieu ; il y a quelque chose de surnaturel qui, dépassant les pesanteurs, s'apparente en quelque façon à la grâce ; si l'on peut être poète en ces conditions prosaïques, c'est que l'esprit n'est pas fait par le milieu, mais qu'il est seulement dans ce milieu. Les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets.
Et voici qu'il avait réussi (...) à surmonter l'espace et son étroitesse, sa ville et sa famille,
ce qu'on appellerait aujourd'hui les "conditionnements psycho- sociologiques" ; le milieu nous incline sans nous nécessiter
par cet essor dans l'illimité. Hofmannsthal nous démontrait en quelque sorte ad oculos qu'il était possible en principe de créer de la poésie et de la poésie parfaite dans notre temps et même dans l'atmosphère de geôle d'un lycée autrichien."
Aucun fait ne peut contre la liberté : on la sait donc déjà infinie.
La philosophie comme "para-doxe", comme doute, comme refus de créance, n'est donc rendue possible que par la liberté absolue de l'esprit, que par cette capacité à récuser le fait au nom du droit, cette capacité de critique et de dépassement qui s'est exercée spontanément.
Or un changement de point de vue, ce n'est pas un changement de détail, mais un changement universel, intégral, global.
Un grand philosophe est donc celui qui récuse d'un seul coup tout le passé ; qui diagnostique dans toute la tradition un même oubli de la vérité, un même aveuglement à l'égard de l'essentiel. Pour lui, tout le passé est sur le même plan, car tout plongé dans cette commune méconnaissance.
Le grand philosophe n'est pas celui qui pratique un amalgame superficiel en disant simplement que tout se vaut dans la nullité : ceci n'est que l'éternel oreiller sceptique qui détruit sans bâtir, qui refuse sans affirmer, qui dort en se donnant les allures extérieures de l'esprit fort. On le voit dans le scepticisme antique, dans le scepticisme du XVI° siècle, et plus encore dans le scepticisme où nos contemporains font une grasse matinée qui dure depuis près d'un siècle. Or, selon la puissante formule de Léon Brunschvicg,
"on ne détruit que ce qu'on remplace".
Détruire sans remplacer, ce n'est même pas détruire, c'est ne rien faire, c'est jouer, c'est jongler.
Le philosophe est celui qui est capable de fonder véritablement un amalgame justifié, en découvrant, par une élévation inaccoutumée des exigences de l'esprit, la secrète fraternité, le "dénominateur commun" des thèses qui jusqu'à présent semblaient s'opposer. Il renverse les alliances historiques et les inimitiés apparemment inexpiables, il reconstruit le passé, il refait l'histoire : on voit maintenant, clair comme le jour, que tous les antagonistes de la dispute philosophique se sont toujours entendus sans s'en apercevoir sur une commune et inaperçue pétition de principe, qui ne peut apparaître comme telle que maintenant. Le philosophe change donc le sens de toutes les philosophies précédentes.
Ceci est d'ailleurs le propre de toutes les vraies révolutions. Péguy, par exemple, caractérisait parfaitement la révolution industrielle en disant (L'Argent p. 42) :
"Au regard du temps moderne, l'antique et le chrétien vont ensemble."
Tant qu'on en reste au point de vue chrétien, l'opposition paraît absolue entre l'antique et le chrétien, entre ceux qui n'ont pas l'espérance, et ceux qui l'ont. Mais, pour les modernes, le chrétien et l'antique se trouvent identifiés en une même et récemment aperçue unité entre civilisations qui ne se soucient pas de productivité industrielle, et qui se ressemblent maintenant de façon gémellaire par cet oubli, par cette négligence mêmes.
Fonder une nouvelle philosophie revient donc toujours à mettre toutes les philosophies précédentes sur un pied d'égalité : ces pensées qui croyaient s'opposer, en fait se retrouvaient, sans s'en apercevoir, sur un terrain commun qui n'apparaît comme tel qu'une fois qu'il est remis en question, c'est-à-dire dépassé, par le nouveau philosophe.
C'est le cas de Hume, qui voit dans toutes les philosophies des excursions hasardeuses hors de l'expérience.
C'est ainsi que pour Hegel, on a tout pensé, sauf la vie.
Et pour Marx, jusqu'à présent les philosophes n'ont fait qu'expliquer le monde, alors qu'il s'agit de le transformer.
Le passé de la pensée humaine n'est à chaque fois que variation sur un thème unique, sur une unique erreur.
Là est le point focal de la grande philosophie, son intuition de départ. Si tout a échoué, c'est que tout avait un point commun, qu'il s'agit de mettre en évidence : cette dénonciation sera déjà presque toute la philosophie nouvelle. Elle en sera le germe, l'âme, le principe actif et vivant.
Le nouveau philosophe découvre un dénominateur commun et, par là, relativise tout le passé. Découvrir un nouvelle pensée, ce n'est rien d'autre que dire pourquoi on n'a encore jamais pensé vraiment.
Commencement de l'esprit, la grande philosophie est donc toujours naissance de la pensée.
PREMIERE PARTIE : LE VŒU DE PAUVRETE
1. Le projet cartésien
Quel est alors ce dénominateur commun découvert par Descartes, et qui constitue presque, déjà, à lui seul, le cartésianisme, et que l'on retrouvera partout, toujours, dans la moindre phrase de Descartes ?
Descartes l'écrit en toutes lettres dès la Règle I :
contrairement à ce qu'on croit,
"scientias, quæ totæ in animi cognitione consistunt"
[Les sciences, qui consistent toutes en une connaissance de l'esprit]
Tout est dans le génitif : animi : la connaissance appartient à l'esprit, elle est de l'esprit, engendrée par l'esprit ; elle provient de l'esprit, elle procède de l'esprit. Descartes prend simplement très au sérieux cette platitude : c'est l'esprit qui connaît.
Car, de tous temps, on a pensé la vérité comme un objet pour la vision de l'esprit, alors que c'est la vision elle-même qui est vérité (cf. Règle I : le soleil). On a vu la vérité comme processus centripète, alors que c'est un processus centrifuge, un mouvement d'expansion : expansion de la lumière du soleil, expansion généreuse de la semence qui se développe. L'essentiel est donc désormais le centre, le foyer, l'esprit qui produit le vrai.
On passe donc de la passivité à l'activité. On a toujours pensé en effet la culture comme intrusion de l'extérieur dans l'intérieur, comme le fait de déposer des grains dans un grenier, ou des pommes dans un panier. On l'a pensée sur le modèle de la nutrition, du gavage, de l'apprentissage par cœur. L'esprit a donc toujours été conçu comme ayant besoin d'autre chose que lui-même. La vérité est vue : elle est donc extérieure. Ce qui suppose qu'on n'est pas dans la vérité, et donc qu'on est dans le faux.
Il arrive, comme chez Montaigne par exemple, qu'on améliore cette conception, mais sans s'en séparer vraiment : Montaigne lit les auteurs anciens. Certes, sa lecture est personnelle, mais elle se fait encore sur un matériau étranger : Montaigne lecteur, se compare à l'abeille, qui pillotte les fleurs, mais en fait le miel qui est tout sien, qui n'est plus thym ni marjolaine. Selon Montaigne, on pense certes par soi, mais non point par soi seul : l'esprit a beau être actif dans son travail d'élaboration, il n'en demeure pas moins tributaire de son matériau.
L'idéalisme traditionnel, d'autre part, pense certes la vérité à un niveau plus élevé que celui de l'empirisme. Mais le Ciel platonicien des Idées, ou l'illumination augustinienne, sont encore des théories de la passivité de l'esprit, de sa réceptivité : on y pense l'esprit éclairé par les Idées, ou par Dieu, et non plus par les objets matériels. Néanmoins, on le pense toujours comme éclairé, et non comme éclairant.
Descartes découvre donc le point commun à l'érudition, à l'observation, à Montaigne, à Platon, à Augustin, à Aristote, à tous : l'extériorité, physique ou métaphysique, du vrai par rapport à l'esprit. On a toujours pensé la pensée comme contemplation, comme vision, comme spectacle, comme theoria.
[On objectera à ceci la vision du vrai et l'intellectio passio ; mais c'est passion à l'égard de ma propre nature spirituelle, vision de moi-même ; Descartes fait passer le vrai du dehors au dedans, et conçoit son développement comme travail sur soi, mais déjà comme travail ; Rousseau et Hegel feront la synthèse du travail sur soi et du rapport à une extériorité qui n'est plus mutilation de soi, mais avènement ; alors que Leibniz pense le développement de la monade, mais sur un modèle qui lui refuse tout apport réel de l'extérieur]
Or, pour Descartes, savoir, c'est savoir soi-même, par soi-même, par soi seul. La connaissance ne vient pas à l'esprit, mais provient de l'esprit. La connaissance ne s'importe pas. La vérité est un produit de l'esprit seul, et non sa nourriture, ni le résultat de l'élaboration d'un matériau extérieur.
Alors qu'on a toujours pensé la culture comme relation, comme soumission de l'esprit à autre chose que lui-même. On a compris l'esprit comme le champ ensemencé par l'expérience, ou par les Idées du Ciel intelligible.
Avec Descartes, le sens du mot "culture" change donc du tout au tout : c'est l'esprit, dès l'origine ensemencé du vrai, qui se développe par lui-même et produit la vérité. C'est aussi un changement du "sens" compris comme "direction" : la culture ne va plus de l'extérieur à l'intérieur, mais de l'intérieur à l'extérieur. D'où le caractère révolutionnaire de la Règle IV p. 93. La culture n'est plus autre chose que la nature : elle est la nature de l'esprit lui-même, se développant. Il n'y a plus de discontinuité nature-culture. Mais ici, la nature, c'est la nature spirituelle pure de l'esprit.
En fait, toute la philosophie est changée par l'inversion de la notion d'assimilation ; on a toujours pensé l'assimilation sur le modèle de la nutrition, comme le processus par lequel le sujet se rend semblable à son objet, qu'il s'agisse d'assimilation digestive, d'assimilation de l'expérience, ou de l'assimilation de l'âme aux Idées qu'elle contemple. On a toujours conçu l'esprit comme pathétikos, passif, réceptif ; on l'a décrit comme fécondé par l'expérience ou la vision de Dieu et des Idées. L'idéalisme voyait l'activité de l'esprit comme une immaculée conception, et l'empirisme comme une conception non-immaculée. Mais on l'a toujours vue sur le modèle de la conception, et donc d'une aliénation de l'esprit.
Avec Descartes, c'est l'esprit qui assimile les choses entre elles, et, en dernière analyse, qui les assimile à lui-même. L'extérieur est assimilé à l'intérieur et non plus par l'intérieur. Ce n'est plus l'esprit qui est fécondé par la chose, mais la chose qui est fécondée par l'esprit (on y projette nos cadres mathématiques, et on agit ensuite technologiquement sur le réel).
Alors que dans la tradition, il s'agit toujours, à des variantes près, de se rendre semblable à la chose contemplée, de se modeler donc sur une vérité externe. Avec Descartes, il s'agit bien plus de ramener la chose à soi, de l'identifier à notre esprit, après s'être rendu identique à soi-même comme esprit par l'ascèse du doute.
L'image de Descartes dans son poêle ne doit donc pas être vue seulement comme une simple image d'Epinal : elle est parfaitement emblématique de la révolution cartésienne qui est retour à soi, conversion à l'intériorité, autarcie totale du sujet
D'où la question cartésienne : que peut la pensée seule ? On se l'est demandé, on a essayé d'y répondre, mais on n'en a jamais fait effectivement l'essai, sérieux et rigoureux. Cet essai, il faut le tenter, pour savoir, une bonne fois pour toutes, si l'esprit humain est capable de connaître, et comment. Car les Essais de Montaigne étaient truqués : Montaigne essayait la raison pour avoir le plaisir de la voir échouer.
[Les Essais qui suivent le Discours seront d'un autre style.]
Cet essai de navigation solitaire, c'est le cartésianisme.
NB : Descartes a peu de sources, peu d'ancêtres : Pythagore, Platon et Archimède pour le mathématisme, qui vise à penser toute la réalité à travers le nombre qui est la loi que l'esprit trouve en lui-même. Platon pour la maïeutique. Saint Augustin pour la théorie du maître intérieur. Et, enfin, la morale stoïcienne du retranchement. Quelques hardis théologiens médiévaux pour la création des vérités éternelles. C'est à peu près tout. Descartes n'a de ressemblance avec des philosophes du passé que dans la mesure où eux-ci ont osé affirmer la puissance propre de l'esprit, sans aucun apport externe. Ses seuls semblables furent les audacieux.
Nous allons voir, sommairement, en quoi la pensée de Descartes est le développement de cette seule question.
Tout l'effort de Descartes visera donc à isoler l'esprit, de façon stricte, pour réaliser les conditions d'une expérience en milieu parfaitement clos. La pensée du sujet va être soumise à une véritable séquestration, à une confination en elle-même, avec ce qu'une telle situation peut avoir par moments d'irrespirable et d'angoissant.
La question est nouvelle par sa rigueur, et l'entreprise est inédite par son sérieux : la raison nue va essayer ses forces. En cela, Descartes est authentiquement humaniste : s'il se risque à penser sans rien qui soit extérieur à la pensée elle-même, c'est qu'il a confiance dans les capacités intrinsèques de la raison humaine. Ce n'est qu'en lui ôtant tout qu'on saura de quoi la raison humaine en elle-même est capable. Le dénuement est la condition absolue de validité de l'épreuve.
Montaigne est beaucoup moins humaniste, car sceptique, quand il écrit non sans ironie : Essais II, XII p. 449 :
"Considérons donc pour cette heure l'homme seul, sans secours étranger, armé seulement de ses armes, et dépourvu de la grâce et connaissance divine (...) Voyons combien il a de tenue en ce bel équipage."
Mais Montaigne, d'un scepticisme moins agressif en sa vieillesse, décrit ainsi Socrate : Essais III, XII, pp. 1038-1039 :
"Il n'y a rien [en lui] d'emprunté de l'art et des sciences ; les plus simples y reconnaissent leurs moyens et leur force ; il n'est possible d'aller plus arrière et plus bas. Il a fait grand faveur à l'humaine nature de montrer combien elle peut d'elle-même. Nous sommes chacun plus riche que nous ne pensons ; mais on nous dresse à l'emprunt et à la quête : on nous duict à nous servir plus de l'autrui que du nôtre. (…) J'ai pris plaisir de voir en quelque lieu des hommes, par dévotion, faire vœu d'ignorance, comme de chasteté..."
Il y a, chez Descartes, un terrorisme ascétique de la raison : son vocabulaire en témoigne, qui parle sans arrêt d'enlever, ôter, retrancher, effacer, rejeter, révoquer, détruire. Car il faut d'abord purifier l'esprit de ce qui n'est pas lui. Ainsi, on saura enfin, par le fait, ce qu'est l'esprit en lui-même, sans éducation, sans souvenirs, sans rien. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, on aura isolé l'esprit, au sens où l'on isole un corps chimique que la nature ne fournit que mêlé et corrompu. On va pouvoir le considérer dans sa véritable et propre essence.
L'entreprise cartésienne n'est pas très éloignée du mythe de Glaucos et du "dénuement", de la "dénudation" du mythe du Gorgias. Mais ce n'est ici, ni avant la naissance, ni après la mort que nous pourrons contempler ce qu'est l'âme dans sa pureté : c'est dès cette vie.
Cf. Léon Brunschvicg Les Ages de l'Intelligence p. 36 :
"La sagesse est dans une cure méthodique d'amaigrissement, ou, en style plus noble, dans un vœu sincère de pauvreté."
Descartes fait un vœu de pauvreté intellectuelle absolue, de total dénuement ; sa philosophie est épreuve de la raison pure ; elle est donc fondée sur cette ascèse.
Il s'agit de fonder une philosophie de la suffisance, au sens où Montaigne emploie ce mot (un homme "suffisant" est un homme capable, qui "suffit" à la tâche), de l'auto-suffisance, de l'autarcie, de l'indépendance. Avec Descartes, la pensée organise systématiquement son propre blocus. Au départ, l'autarcie n'est qu'un pari : il faudra juger sur pièces, sur l'événement.
C'est un pari risqué et dangereux : on va détruire systématiquement tout ce qui est contingent pour faire apparaître le nécessaire dans toute sa pureté. Mais trouvera-t-on du nécessaire ? On va détruire le relatif pour faire apparaître l'absolu. Mais trouvera-t-on de l'absolu ? On va détruire tout ce qui est douteux : mais trouvera-t-on du certain ? Au départ, on ne sait pas où on va. On prend le risque de rester égaré toute sa vie. Descartes a seulement l'espoir que ce sera l'homme pur qui se manifestera alors, et non l'homme dénué de tout. L'homme va enfin savoir si l'essence de son esprit est sublime ou misérable.
Comme l'a bien montré Koyré (Trois Entretiens sur Descartes), Descartes apparaît dans un monde gangrené par le scepticisme, et qui n'a plus que le scepticisme pour renverser le scepticisme.
Mais l'entreprise suppose tout de même l'espoir de montrer la force de l'esprit humain, ce qui, par exemple, déplaira au R.P. Malebranche. Car la confiance de Descartes en l'homme relève d'un optimisme épistémologique.
L'homme avec sa culture, ses traditions, ses études, etc., est comme vêtu. Le pessimisme chrétien ou sceptique (cf. Pascal Entretien avec M. de Saci et passim) voit dans ce vêtement un masque, ou, si l'on ose dire, un "cache-misère". Pour tous les philosophes, pour Montaigne, pour Descartes, pour Malebranche, pour Pascal, l'homme est présomptueux : selon l'expression de Montaigne,
"il faut le mettre en chemise"
Mais seul Descartes pressent dans cette dénudation une promesse de grandeur. La faiblesse, la pauvreté, que la morale chrétienne voyaient comme conditions de la charité, Descartes les voit aussi comme conditions de la pensée.
L'entreprise cartésienne suppose l'espoir secret que le vêtement culturel de l'homme ait été au contraire l'obstacle immémorial à la manifestation de la suffisance humaine. Le croyant Descartes conçoit l'homme comme bien moins lié au Péché Originel que ne fait le sceptique Montaigne.
[Pour Descartes, comme on sait, la corruption de la raison est historique, et non essentielle. Elle date de notre enfance, de notre histoire. Elle doit donc pouvoir, en principe, être abolie dans notre histoire.]
Dans cette entreprise de dénuement, on comprend aisément le rôle encourageant des mathématiques : non seulement les mathématiques sont absolument certaines, et sont les seules sciences dans lesquelles on ne dispute pas à l'infini, mais encore elles sont des produits de l'esprit, de l'esprit pur, de l'esprit seul. Une grande partie de l'espoir cartésien repose sur cette corrélation qui nous est donnée par l'histoire : les mathématiques sont le seul savoir certain, nécessaire et universel ; c'est aussi le seul savoir qui soit un pur produit de l'esprit. Les mathématiques sont exemptes de fausseté et d'erreur ; et elles ne font pas acception de l'expérience, de l'observation, du sensible. Elles sont a priori. Descartes n'a pas pu ne pas se dire que ceci explique cela : c'est vraisemblablement parce qu'elles sont des sciences de l'esprit pur que les mathématiques sont "vraiment vraies".
Tout au contraire pour ce qui concerne l'expérience. Toute révolution philosophique est le renversement dialectique dans lequel ce qu'on pensait comme obstacle est désormais pensé comme chemin, et, réciproquement, ce qu'on pensait comme chemin se révèle obstacle.
Ici, le dénuement de l'esprit va connaître ce changement de statut. En cela, nul auteur n'est plus opposé à Descartes que Bacon. Pour Bacon, l'esprit ne peut rien sans aides extérieures ; pour Descartes, l'esprit est ligoté et interdit par tout ce qui lui est extérieur. Pour Bacon, l'esprit ne vit qu'à condition de ne jamais quitter le sol de l'expérience ; pour Descartes il ne prend son essor qu'en le quittant complètement.
C'est pourquoi les Regulæ, première œuvre de Descartes, sont un véritable "mode d'emploi" de l'esprit pur : c'est un texte parfaitement désertique, aride, sans couleur ni saveur empiriques, où il n'est question de rien, sinon de l'esprit, du sujet pur de la science. Elles sont une entreprise d'élimination, d'évacuation, de dénuement, de splendide isolement. Les règles de la pensée seront fournies par la pensée elle-même : ce sont des règles pour l'auto-direction de l'esprit. Il ne faut pas assigner de bornes à l'esprit : or c'est précisément l'expérience qui le borne, le particularise, qui fait "rater" l'entreprise de connaissance en la mêlant d'impuretés extérieures.
R. III p. 87 :
"sans aucune crainte d'erreur."
Médit. I p. 404 :
"je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences."
Exigence corrélative de purification : Méditation II p. 416 :
De mes anciennes opinions je retrancherai tout ce qui peut être combattu par les raisons que j'ai tantôt alléguées, en sorte qu'il ne demeure précisément que ce qui est entièrement indubitable."
On a, avec le cartésianisme, une philosophie du minimum, de la restriction : la pauvreté de l'esprit ne se convertira pas, comme chez Pascal, en misère, mais en grandeur.
On comparera avec profit l'entreprise cartésienne et l'entreprise rousseauiste telle qu'elle est décrite dans la 3° Promenade. Cf. p. ex. ce passage :
Rousseau : Rêveries p. 33 (L.P.) :
"Une grande révolution qui venait de se faire en moi, un autre monde moral qui se dévoilait à mes regards, les insensés jugements des hommes dont sans prévoir encore combien j'en serais la victime je commençais à sentir l'absurdité, le besoin toujours croissant d'un autre bien que la gloriole littéraire dont à peine la vapeur m'avait atteint que j'en étais déjà dégoûté, le désir enfin de tracer pour le reste de ma carrière une route moins incertaine que celle dans laquelle j'en venais de passer la plus belle moitié, tout m'obligeait à cette grande revue dont je sentais depuis longtemps le besoin. Je l'entrepris donc et ne négligeai rien de ce qui dépendait de moi pour exécuter cette entreprise. C'est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde et ce goût vif pour la solitude qui ne m'a plus quitté depuis ce temps-là. L'ouvrage que j'entreprenais ne pouvait s'exécuter que dans une retraite absolue ; il demandait de longues et paisibles méditations que le tumulte de la société ne souffre pas."
2. Le critère d'élimination : transmission et bruit.
On saura ce que l'esprit est, indépendamment de ce qu'il reçoit : le doute va consister à "faire la part des choses", pour déterminer, en creux, par leur absence, la part de l'esprit.
Pour réaliser cette expérience d'un esprit qui pense absolument seul, il faut éliminer tout ce qui lui parvient de l'extérieur. Il faut, au sens étymologique, isoler l'esprit, en faire une île, pour voir si cette île peut vivre de façon autonome, autarcique, si elle est stérile ou fertile par elle-même.
Descartes organise donc le blocus de son île. C'est une robinsonnade rationaliste, comme le roman de Defoe sera une robinsonnade technique. On pourrait dire que Robinson Crusoe est à la civilisation active, technicienne et matérielle du XVIII° siècle, ce que les Méditations furent pour la civilisation idéaliste, métaphysique, spirituelle, du XVII° siècle.
Tel est un des sens, qui semble essentiel, du doute cartésien : si la vérité vient de l'esprit et de l'esprit seul, on ne peut avoir une certitude absolue que de ce qui, dans l'esprit, ne provient que de l'esprit. Il faut donc éliminer tout ce qui se transmet. Alors n'est gardée que la pure raison, la raison essentielle qui, et pour cause, ne se transmet pas.
Descartes dit que la vérité provient de l'esprit : il faudra donc réputer pour faux tout ce qui n'est que vraisemblable, en d'autres termes, tout ce qui ne vient pas de l'esprit. Descartes refuse toute information, tout renseignement.
En effet, dans l'information (au double sens, aristotélicien et moderne du mot), l'esprit reçoit sa forme d'autre chose que lui. Dans le "renseignement", on n'apprend que ce qu'on ne savait pas, ce qu'on ne savait pas du tout. On y est donc soumis à une source extérieure d'information ou de renseignement : il n'y a pas d'information sans informateurs, pas d'information sans transmission, et, pour parler comme les théoriciens de l'information, pas de transmission sans "bruit". Le bruit est le phénomène inévitable de perte, de distorsion, qui menace toute transmission d'information. Il n'y a d'information que complexe, et que transmise. Dans le processus même de transmission, le message complexe est sujet à des modifications statistiques, qui ne peuvent être totalement éliminées. Il n'y a pas de transmission sans bruit de fond, sans friture, sans coquilles ; il ne saurait y avoir d'entendu qui ne coure le risque du malentendu. Toute information devant se transmettre, toute information doit se risquer et se perdre en partie pour se réaliser comme information. L'entropie est donc un aspect inéliminable de toute transmission, une inévitable perversion.
C'est pourquoi, pour lutter contre cette déperditon entropique, on use de redondance. On en use spontanément lorsqu'on répond "oui-oui", ou "oui-oui, bien sûr, c'est ça, j'entends bien...", au lieu de dire simplement "oui" ; ou comme les militaires disent "affirmatif", dont le son passe mieux que "oui" quand on téléphone parmi les rafales de mitraillettes. Cf. les chèques, avec les sommes en lettres, pour faire redondance par rapport aux chiffres, qui peuvent toujours être mal écrits, ou mal lus. Il est évident que le risque de bruit est d'autant plus grand que l'énoncé est plus redondant ; si je lis mal un chiffre, je n'ai aucun moyen de rectifier de moi-même (sauf "Marignan 1551", que je rectifie grâce à ma culture historique). Mais il peut aussi y avoir perversion absolue, comme dans la pièce de Courteline où le héros reçoit le télégramme suivant : "L'affaire est dans le sac", et ne peut deviner que le message de départ était "l'affaire est dans le lac"...
On peut mesurer, quantifier le degré de redondance d'un langage par la proportion d'éléments qu'on peut supprimer sans interdire l'intelligibilité du message (= la proportion de "drop-outs" supportés). Aussi doit-on augmenter la redondance artificielle à proportion de la faible redondance naturelle. (cf. les prénoms pour épeler un mot au téléphone). Ainsi arrive-t-on à un rapport statistiquement satisfaisant entre la quantité de message et le nombre de drop-outs prévisibles. Mais on ne peut supprimer absolument l'entropie. Comme tout message comporte du bruit à un quelconque degré, il faudrait, absolument parlant, une redondance infinie, pour avoir l'absolue certitude que toute entropie est conjurée.
On voit aisément que, sans que bien sûr ce vocabulaire de théorie de l'information soit jamais utilisé par Descartes, ce ne peut être qu'un des thèmes implicites essentiels de sa théorie de la connaissance.
L'information est par excellence un processus centripète. Toute information s'importe, donc se transporte, donc peut être modifiée en route.
Le contraire du bruit, dans la théorie de l'information, et chez Descartes, n'est pas le silence (ce qui serait le cas chez Malebranche). Le contraire du bruit sera la présence immédiate à soi, immédiate dans l'espace, dans le temps, dans la société (donc il n'y aura de vérité que pensée actuellement par moi-même sans secours sensible, hors de toute transmission).
On peut, disions-nous, limiter le bruit par la redondance : on pourrait, pour assurer les sciences d'observation, vérifier dans la chose l'information qu'elle nous transmet. Mais cette vérification serait encore une transmission. Il faudrait là aussi une redondance infinie pour assurer une absence totale de bruit. Par exemple, l'observation de la nature nous donne des informations en provenance du monde extérieur. On peut, par crainte du bruit, recommencer l'expérience, mais on doit la recommencer à l'infini pour être absolument sûr, ce qui est absurde.
Ce critère tout extérieur de vérifications répétées, fondé sur des fréquences, convient au réalisme, qui se contente de certitudes approximatives, et qui ne peut que s'en contenter, puisqu'il situe de toute façon le critère de vérité dans l'adéquation, c'est-à-dire dans une correspondance, dans une concordance. Quand on place le critère dans le relatif, il faut bien se contenter de vérités non-absolues.
Si le cartésianisme est la philosophie de la relation, c'est de la relation entre les choses : philosophie de la substitution, à l'imagination des supports, de l'intelligence des rapports (formule de Léon Brunschvicg). Mais ces rapports sont instaurés par l'esprit : l'esprit institue les rapports, mais n'est soumis à aucun rapport avec quoi que ce soit d'extérieur à lui.
Sur cela, on songera plus spécialement à la Lettre à Beeckman du 17 octobre 1630 FA I p. 276, qui définit parfaitement l'entropie :
"Le premier (genre de choses) est de celles que nous pouvons trouver par la seule force de notre esprit, et par la conduite de notre raison. (...) L'eau est toujours semblable à l'eau, mais elle a un tout autre goût lorsqu'on la boit à la source, que lorsqu'on la prend dans une cruche, ou dans un ruisseau. Tout ce qu'on transporte du lieu de sa naissance en un autre se corrige quelquefois, mais le plus souvent se corrompt, et jamais il ne conserve tellement tous les avantages que le lieu de sa naissance lui donne qu'il ne soit très facile de reconnaître qu'il a été transporté ailleurs."
En d'autres termes, il faut prendre les pensées à leur source, c'est-à-dire non point chez autrui ou dans les choses, mais en soi-même.
Même prises aux meilleures sources, les nouvelles sont toujours rapportées, comme on parle d'une "pièce rapportée", qui n'est pas du tissu d'origine [cf. RV 1115 : le tableau, tout fait d'éléments rapportés ; cf. Montaigne : nous somme tout de lopins].
Pas de nouvelle, bonnes nouvelles.
Cf. aussi sur la notion de "bruit" : Règle XII p. 150 sur le caractère douteux de toute information :
"Il (le sage) jugera que tout ce qui lui parvient de son imagination s'y trouve, à coup sûr, véritablement tracé ; mais il n'affirmera pourtant jamais que le message se soit transmis intact."
Toute transmission est menacée par la déperdition. En un sens, il est vrai, le rapport à l'extérieur est, d'un point de vue métaphysique, perdition de l'esprit, soumission à l'extériorité. C'est ce sur quoi un Malebranche insistera : il est contraire à l'Ordre que l'esprit se soumette aux choses et à leur enseignement ; mais Malebranche ne peut pas refuser que l'esprit soit soumis à Dieu en cette relation à l'entendement divin qu'est la contemplation du Verbe. Alors que ceci même est irrecevable pour Descartes, ce qui montre que l'essentiel de l'exigence cartésienne est d'ordre épistémologique et non axiologique. Ne pas se soumettre à des choses est à la fois indigne et source d'entropie ; lire les vérités en Dieu serait digne, mais serait aussi source d'entropie, et la connaissance parfaite serait impossible (cf. cours sur la création des vérités éternelles). L'argument axiologique est manifestement minoré chez Descartes par rapport à l'argument épistémologique. La vérité doit être en nous et non ailleurs (ce en quoi Hegel louerait Descartes par rapport à Malebranche : Malebranche a séparé l'homme du vrai ; ce qu'il appelle union est en fait séparation ; alors que Descartes situe le vrai au sein même de la pensée, et même de la pensée fausse).
Chez Descartes, c'est le fait même de la transmission qui pose problème, sans faire acception de la qualité de l'émetteur. Que ce soit Aristote ou Dieu qui me dicte la vérité, le problème est le même.
Toute transmission, donc, même "de la part" de Dieu, pour parler comme Malebranche, est comprise comme une altération possible. Or Descartes vise à une certitude absolue : tout ce qui est transmis doit donc être rejeté, et gardé seulement ce qui ne se transmet pas : le cogito est le modèle implicite de cette exigence, bien avant les Méditations. Le cogito est ce modèle implicite depuis la Règle III au moins (intuition, évidence), sinon depuis le génitif de la Règle I.
[Ses exigences sont déjà perceptibles dans les Reg. Mais, comme on verra, le Cogito a dans les Méditations une valeur fondatrice pour la métaphysique cartésienne, qu'il n'a pas encore dans les Reg. Dans les Reg., il n'est appelé que comme modèle de connaissance certaine ; il n'est appelé que pour sa signification méthodologique.]
Tout ce qui est transmis est traduit : toute transmission est un système de codage-décodage. Mais Malebranche est plus sensible à la hiérarchie des êtres qu'au problème de la transmission. Le problème de Malebranche est celui de la perdition morale ; celui de Descartes est la déperdition d'information.
Voyons rapidement par exemple chez Malebranche les codages en chaîne que suppose la moindre conversation : je vois en Dieu une idée ; je la vois sans temps et sans langage ; je la traduis en mots ; j'en fais, pour moi, une sorte de "reportage" ; puis je dis cela à travers le système de codage des esprits animaux institués en mon cerveau pour que le langage soit possible ; je provoque une vibration de l'air, qui va frapper le tympan de mon interlocuteur, qui accomplit le processus inverse, et compare ce que je dis de ce que je crois avoir vu, ou du moins ce qu'il a entendu, ou cru entendre, ce qu'il a compris, ou cru comprendre, avec ce qu'il voit, ou croit voir, dans le Verbe de Dieu. Il serait surprenant que le malentendu ne règne pas. On croirait se trouver chez Malebranche dans un de ces amusements pervers de traducteurs qui donnent à des ordinateurs un poème de Hugo à traduire en anglais, puis de la version anglaise, en chinois, puis en russe, puis en serbo-croate, puis en français, et comparent finalement le texte-source à sa "traduction" résultante (résultat surréaliste garanti).
Tout ce qui se transmet est message, donc traduction, donc risque de trahison. D'où une critique du langage.
Toutefois, une chose peut laisser perplexe : Descartes ne parle pas tellement du langage, qui est pourtant le vecteur par excellence. Il le critique peu, ne déplore quasi jamais la difficulté qu'il aurait à s'exprimer. Il prend la langue telle qu'il la trouve, et se contente de donner quelques définitions précises. Il parle seulement d'une langue universelle qui serait charpentée par l'ordre. Le langage ordonné semble lui suffire. Cf. l'incise de la Règle III par exemple.
Descartes ne pose guère le problème de la pertinence des mots et des concepts. Il ne pose pas le problème de la pensée qui ne peut penser qu'en mots, problème que Malebranche signalera, d'ailleurs pour l'éluder. Des problèmes du langage, il semble ne connaître que le malentendu au sens le plus banal, voire la pure et simple trahison : on a fait dire à Aristote des choses qu'il aurait désavouées ; on a attribué à Epicure d'invraisemblables sottises. L'expérience des Objections et Réponses devait le conforter dans ce risque du malentendu. Cf. déjà dans le Discours de la Méthode VI p. 641 :
"Bien que j'aie souvent expliqué quelques unes de mes opinions à des personnes de très bon esprit, et qui, pendant que je leur parlais, semblaient les entendre fort distinctement, toutefois, lorsqu'ils les ont redites, j'ai remarqué qu'ils les ont changées presque toujours en telle sorte que je ne les pouvais plus avouer pour miennes. A l'occasion de quoi je suis bien aise de prier ici nos neveux de ne croire jamais que les choses qu'on leur dira viennent de moi, lorsque je nes aurai point moi-même divulguées.
Alors, il n'y a plus de problème.
Et je ne m'étonne aucunement des extravagances qu'on attribue à tous ces anciens philosophes, dont nous n'avons point les écrits, ni ne juge pas, pour cela, que leurs pensées aient été fort déraisonnables, vu qu'ils étaient des meilleurs esprits de leur temps, mais seulement qu'on nous les a mal rapportées."
[cf. Lettre à Huygens mars 38 FA II p. 46]
C'est très net : Descartes met en cause le langage comme transmission entre personnes qui racontent "en substance" ce qu'elles ont entendu ou cru entendre. Mais il ne met pas en cause l'expression même de celui qui s'exprime, ni le rapport de sa pensée à son langage. Cette critique du langage est donc assez rudimentaire. C'est une critique "de bon sens". C'est plutôt une critique de la légèreté ou de la mauvaise foi des savants.
Mais sa critique du langage est aussi une critique de l'aristotélisme : les mots issus du sens commun sont aussi les concepts confus de la scolastique : on dit que le chien a peur, ou qu'il est content. Ils n'ont de valeur que pratique.
Lettre à Mersenne du 20 novembre 1629, sur la langue universelle : pp. 231-2 FA I :
"les mots que nous avons n'ont quasi que des significations confuses, auxquelles l'esprit des hommes s'étant accoutumé de longue main, cela est cause qu'il n'entend presque rien parfaitement."
C'est pourquoi il y a des choses qu'on peut dire pour la pratique, mais qui n'ont pas de valeur théorique (le vide, p. ex. dans les Principes). On attendrait après cela une philosophie du langage, puisque les notions des hommes interdisent de connaître la vérité parfaite. Mais cette philosophie ne vient pas. Descartes constate l'impossibilité de fait d'une langue universelle rationnelle, avec un léger regret dû à l'utilité qu'aurait cette langue.
En revanche, si l'on excepte cette faiblesse de la problématique linguistique , le principe de non-transmission demeure pour tout ce qui concerne l'esprit.
Pourquoi ?
Descartes, semble-t-il, pose peu le problème du langage parce qu'il le voit comme transmission à autrui, donc comme postérieur à la recherche de la vérité. Or c'est là ce qui intéresse principalement Descartes, plus soucieux de s'instruire que d'enseigner ou publier. Le langage étant postérieur à la découverte de la vérité, il est cohérent que Descartes le considère comme relativement inessentiel. Quand il pense en lui-même, par intuition, ce n'est pas de langage qu'il s'agit, la pensée ne se fait pas par un discours intérieur, mais par une vision. Or c'est là que la vérité se découvre, et qu'on s'instruit véritablement.
Descartes pense le langage sur le modèle de la transmission, ou, inversement, toute transmission sur un modèle linguistique (la perception, l'imagination. Cf. Dioptrique). Le langage n'ayant pas de spécificité de ce point de vue, n'est pas l'objet d'un traitement spécifique.
3. La pratique de l'élimination.
L'entropie est un fait. La lutte contre l'entropie se fera donc en développant au maximun toutes les entropies possibles, pensables, imaginables, et même inimaginables. Le recours au Malin Génie représentera le sommet de cette chasse à l'entropie par l'entropie : il sera comme l'incarnation de toute entropie possible.
Selon le précepte évangélique, il sera aussi difficile au riche d'entrer dans le royaume qu'à un chameau de passer par la porte de l'aiguille (Cette porte était très étroite, et un chameau ne pouvait passer qu'à condition d'être déchargé des marchandises qu'il portait). C'est ce que Descartes exige pour la connaissance : on n'entrera dans le royaume de la connaissance que si notre esprit se détache de tout ce qui n'est pas lui, de tout ce qui n'est pas son essence pure d'esprit (cf. Règle IV : "les meilleurs esprits, ou plutôt ceux qui se laissaient guider par la seule nature"). Et c'est pourquoi nous avons utilisé l'expression quelque peu mystique de "vœu de pauvreté".
Demandons-nous donc ce qui est éliminé, rejeté, refusé.
Il faut penser sans ...
(ce sont des thèmes qu'on ne fait que signaler, simplement pour montrer la pertinence universelle de l'élimination)
(Il faudrait faire une liste des dizaines de passages où Descartes emploie le mot "sans". Il n'y aurait qu'une liste égale, celle des passages où il dit "tout" ; les deux sont d'ailleurs corrélatifs ; on le verra plus tard)
Première série : autrui
- sans maîtres
Préambules p. 45 :
"je me demandais si je ne pourrais pas inventer par moi-même sans m'appuyer sur la lecture d'un auteur..."
(Cf. bien sûr le début de la Règle X). Ce texte est assez redondant, car Descartes veut insister. Au début de la Méditation II, l'esprit se retrouvera perdu, sans appui.
Discours de la Méthode VI p. 641 :
"on ne saurait si bien concevoir une chose, et la rendre sienne, lorsqu'on l'apprend de quelque autre que lorsqu'on l'invente soi-même."
on ne saurait en droit ; Descartes n'évalue jamais les cas, mais raisonne à partir d'un principe a priori, d'un critère strictement formel : le seul fait que ce soit enseigné suffit à affirmer que c'est insatisfaisant. Si parfait que soit la maître, si attentif que soit l'élève, c'est la relation pédagogique qui est essentiellement défectueuse
si bien concevoir ici, c'est une conception immaculée
une chose pas au sens aristotélicien ; mais au sens de "quelque chose", une idée, un problème
et la rendre sienne important : on ne rend pas sien ; ce qui est autre au début le restera toujours ; il n'y a pas d'assimilation parfaite possible ; le caractère d'extériorité demeure toujours immanent. On n'obtiendra que ce qui est dès le début : de l'extériorité dans l'intériorité
lorsqu'on l'apprend de quelque autre autorité, altérité ; quelque autre = quel que soit cet autre, quelle que soit sa qualité, sa véracité ; on raisonne selon le droit et non selon l'évaluation relative des cas et des situations
que lorsqu'on l'invente soi-même."
Discours de la Méthode p. 643 : [les quelques vérités que je connais, je les connaîtrais moins bien si on me les avait enseignées].
Sur les maîtres, cf. Lettres à Beeckman FA I pp. 270 à 284
- sans autorité
Recherche de la Vérité 1107 :
je ne les emprunte point (mes vérités) d'Aristote ni de Platon"
ce n'est pas qu'Aristote ou Platon fussent des imbéciles, mais c'est l'emprunt qui fait problème. Aller chercher la vérité aux meilleures sources, c'est encore aller la chercher.
__ sans écoles (cf. introduction)
Le cartésianisme est une philosophie de l'éducation paradoxale, qui commence par l'éviction de tout enseignement : il n'y a même pas de moniteurs. Descartes, d'après Baillet, aurait conçu un projet d'école technique. Mais ce n'est pas là qu'on fait l'épreuve de ce que peut la raison pure.
Discours de la Méthode I p. 571 : à la fin de mes études
"je me trouvai embarrassé de tant de doutes et d'erreurs..." et "néanmoins, j'étais en l'une des plus célèbres écoles de l'Europe."
Encore une fois, ce n'est pas la mauvaise qualité de l'enseignement qui est en cause, mais la nature même de l'enseignement en général, puisque Descartes a été le meilleur élève de la meilleure école. Car tout ce qui s'enseigne peut se transmettre mal (bruit) : c'est toujours ouï-dire ; et on ne l'a pas trouvé soi-même. Remarquer qu'on ne peut être embarrassé que de ce qui n'est pas soi. Or tout ce qui n'est pas nous, nous reste étranger. Tout ce qui provient de l'extérieur est donc encombrant, est comme une prothèse sur un corps, ou comme de la mauvaise graisse. Remarquer que le singulier de l'esprit est encombré, embarrassé par la multiplicité, par le pluriel incohérent des doutes et des erreurs. Cf. rapport d'un jury d'agrégation : "certains candidats sont plus encombrés que riches..."
- sans tradition
Discours de la Méthode VI p. 649 :
"ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu'aux livres anciens"
ceux qui ne se servent actuel, actif, actualisme, présent ; intuition et non mémoire
que élimination
de leur soi-même ; possession de la raison ; Règle IV : l'esprit humain "possède je ne sais quoi de divin..."
raison naturelle opp. culture scolaire, livresque
toute pure (voisin du maître intérieur ; remarquer la quasi identité de formulation dans le sous-titre de la Recherche de la Vérité)
jugeront mieux non pas selon un meilleur degré, mais selon un jugement d'une tout autre nature
de mes opinions que ceux qui ne croient on ne peut pas avoir de certitude absolue, par le fait même qu'on lit ; la lecture est de la même famille que le réalisme, car dans les deux cas, il y a relation avec une chose extérieure (livres d'autrui, ou choses de la nature) ; il y a donc des degrés d'adéquation, et de croyance, et de vérité. Ce sont les mêmes qui lisent le livre du monde et les livres d'autrui. Et, lorsqu'on a commencé par lire une chose chez autrui, on ne peut jamais être sûr qu'elle est véritablement nôtre ; cf. sur ceci R. III et R. X.
qu'aux pluriel, diversité ; cf. les arts et les sciences dans la Règle I et les "sciences des livres" dans DM II)
livres anciens : ceci est presque un pléonasme ; il n'y a de livre qu'ancien, que retombé ; c'est un signifiant mort, écrit, non actuel. De l'esprit codé, gavé, perdu dans la matérialité. Le livre est en lui-même mémoire.
- sans méthode
On ne peut constituer la méthode avec une méthode ; elle doit être constituée à tâtons, par des hasards et des hésitations. cf. R. X, début.
Recherche de la Vérité FA II p. 1132 :
"Et cependant toutes ces conséquences se tirent sans logique, sans formule d'argumentation, à l'aide des seules lumières de la raison et du bon sens, qui est moins sujet à se tromper quand il agit seul et par lui-même que lorsqu'il cherche avec inquiétude à observer mille règles diverses que l'art et la paresse des hommes ont inventées pour le perfectionner."
"Et cependant toutes ces conséquences
On remarquera ici la fierté de l'économie : faire beaucoup avec rien. On travaille sans matériau, mais aussi sans forme méthodique préalable. La pensée est régie par un modèle mathématique qui consiste à aller de principes à conséquences.
se tirent démonstration mathématique ; mais ne pas l'interpréter comme un calcul aveugle leibnizien ; au contraire, on tire les conséquences en toute lucidité, par l'intuition.
sans logique sans outillage, sans prothèse. Quand l'esprit est pur et conforme à sa nature, il ne peut être que parfaitement logique, au sens de la "vraie logique"
sans formule d'argumentation ce sont presque des formules incantatoires, magiques ; elles sont déposées dans des livres quasi-sacrés. Le livre est chose ; les formules sont apprises par cœur, c'est-à-dire inscrites dans la mémoire corporelle.
à l'aide des seules lumières de la raison et du bon sens, qui est moins sujet à se tromper quand il agit seul et par lui-même redondance ; c'est le paradoxe fondamental du cartésianisme
que lorsqu'il cherche avec inquiétude car il a affaire à autre chose que lui, à une complication qui lui est foncièrement étrangère
à observer = à se conformer à autre chose que lui, à se faire violence
mille règles diverses multiplicité, particularité, émiettement. Cette multiplicité même témoigne de ce que ces règles ne sont pas des produits de l'esprit lui-même ; au contraire, la vraie logique cartésienne se réduira à une seule règle : l'évidence.
que l'art artifice, opp. nature
et la paresse on cherche à tout prix à s'épargner la peine de penser, au profit d'un protocole aveugle
des hommes ont inventées ce n'est pas la pensée qui pense, mais la paresse
pour le perfectionner." ce qui devrait perfectionner finit par ligoter ; la logique trahit ses intentions. Remarquer la même perversion : les sciences, bien loin d'amener à la science, en détournent (Règle I) ; les jugements, lon d'anener à la vérité, en éloignent (Principes I, § I) ; l'enseignement, loin de libérer l'esprit, l'aliène.
Cf. à ce propos la belle note d'Alquié Recherche de la Vérité FA II p. 1125 note 1 :
"Raisonner selon l'arbre de Porphyre, c'est non seulement se préparer à former des syllogismes, mais encore mettre l'homme à sa place dans le monde et dans la hiérarchie des êtres. Le cogito cartésien, au contraire, situe la conscience en face du monde, comme un être unique et à part. Son expérience est celle de la solitude. Et tel est bien le point de départ de toutes les conceptions modernes qui font de l'homme, et de sa conscience, un être dont la réalité n'a rien de commun avec celle des autres êtres de la nature."
Cette note est admirable, mais un peu trop optimiste ; il faudrait dire que Descartes est le premier homme moderne, car c'est le premier homme seul. En effet, être moderne, c'est être seul.
Cf., a contrario, la Règle VI ; pour Descartes, l'ordre est dans l'esprit, alors que, pour les autres, c'est l'esprit qui est dans l'ordre. Comme l'ordre est dans l'esprit, c'est par l'esprit qu'il faut commencer, et non par Dieu. En cela, Malebranche et Aristote ont quelque chose de coommun. Pour Descartes, c'est l'esprit qui doit inaugurer l'ordre. Ce n'est plus l'ontologie qui est première. Alors que pour la tradition, l'esprit se conforme à un ordre ontologique qu'il trouve.
- sans érudition
Car l'érudition est l'émiettement complet, la dispersion, la pensée parcellarisée ; les éléments y sont séparés, "discrets" ; opp. arbre de la science, qui est continu et non pas fait de lopins.
- sans livres
Le pluriel des livres s'oppose singulier de la raison. (opposition nature /culture ; moi/extérieur ; éternité /temps)
Cf. Lettre à Beeckman FA I p. 43 : la connaissance livresque du vieillard lullien. Cf. bien sûr aussi Règle III. Pour la première fois peut-être dans la pensée occidentale, on pense la culture libérale contre les livres, contre tout livre. Descartes est opposé au "biblisme", qu'il s'agisse des livres des auteurs, du livre du monde, ou des livres sacrés.
Avant Descartes, on oppose le libéral au mécanique ; mais, en fait, on oppose l'intérieur et l'extérieur, ou, plutôt, le visible et l'invisible. Ce qu'on oppose au mécanique visible, c'est l'ensemble du mental invisible. Mais (et c'est la révolution de Descartes) tout ce qui est mental n'est pas intelligence, n'est pas esprit ; dans le mental, il y a, outre l'intelligence, la mémoire, l'imagination, etc., c'est-à-dire les qualités qui ne sont que des auxiliaires de l'esprit, et qui ne sont donc pas l'esprit lui-même. La vraie frontière doit être faite entre l'esprit et le reste, et non entre le mental et le physique. La vraie distinction est entre l'activité et la passivité ; faire des mathématiques est actif, forger est passif ; mais lire les opinions d'autrui, c'est recevoir, c'est être passif ; il faut sonc ranger cela dans la même catégorie que les arts mécaniques. Il y a autant de passivité et de corps dans le fait de lire des livres, que dans le fait de travailler la matière : on laisse se graver la matière de notre cerveau au lieu de laisser se graver la matière de nos mains. La "matière grise" est encore matière. Mémoire et imagination sont des facultés mécaniques. D'où le début du DM sur les facultés auxiliaires sont du corps ; elles sont donc quantitatives et morcelables. Descartes, comme toujours, élève la barre des exigences. La vraie frontière est entre mouvement centrifuge et centripète, entre activité et passivité, et donc entre universel et particulier.
En revanche, l'esprit peut se projeter en document, en cahier. Quand le lis le cahier, je retrouve ma propre activité.
Descartes veut penser sans documents : pas de cartes de géographie dans le poêle cartésien. Mouvement inverse de projection : c'est l'esprit qui va se projeter dans la matière. En somme, les signes doivent toujours venir après, et jamais avant.
- sans histoire de la Philosophie
Il n'y a pas d'histoire de la raison, pas de legs. Descartes ne se veut héritier de rien, ce en quoi, de nouveau, il est foncièrement moderne. Toute pensée est un commencement radical : il ne saurait y avoir d'enseignement philosophique entre les générations successives, car on ne pense que ce qu'on pense par soi-même ; les philosophies sont des fulgurations individuelles. Il n'y a même pas de moniteurs de vérité, qui ne pourraient que faire écran. Malebranche est plus favorable, relativement, aux moniteurs de vérité, que ne l'est Descartes. Malebranche se retrouve, une fois de plus, proche du De Magistro de Saint Thomas.
- sans sciences constituées,
... sinon quelques bribes de mathématiques, qu'il faut refaire entièrement soi-même (Règle III). En outre, ce ne sont pas les mathématiques qui fournissent à l'esprit un critère et un niveau de vérité ; l'esprit ne fait qu'y trouver la réalisation d'une exigence qui est la sienne. Ce sont des échantillons et non des leçons d'exigence. Les mathématiques ne sont pas ce à partir de quoi on va progresser ; au contraire, une fois qu'on a les échantillons de mathématiques, on régresse vers leurs conditions de possiblité, on arrive à la Mathesis universalis, et on fonde alors pour de bon la validité de droit des mathématiques. Les mathématiques ne sont pas norme de vérité, mais illustration de cette norme dont l'exigence hantait l'esprit.
Il ne s'agit pas de cheminer dans les sciences déjà constituées, mais de créer les sciences à mesure qu'on les pense. Conscience sans science, c'est le point de départ.
- sans témoignages
Modèle antérieur : l'instruction comme instruction d'un procès avec recherche de témoins extérieurs, puis synthèse des données et décision de justice. Ici, pas d'appel à témoins autres qu'intérieurs. Il ne doit pas y avoir d'idées reçues, sinon il faudrait définir des degrés de recevabilité des témoignages.
Il faut lire par exemple le Discours (ou les Méditations) comme élimination progressive des témoignages et des témoins, comme dans un roman noir. Car tout ce qui est témoignage est dubitable.
Discours de la Méthode II 586 : ne recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle , comme un témoignage qui est recevable ou irrecevable.
Discours de la Méthode IV p. 612 :
"nous ne devons jamais nous laisser persuader qu'à l'évidence de la raison."
La seule façon de n'être pas trahi est de rester en soi-même. Le tribunal de la raison instruit le procès a priori.
- sans religion
(dans la pratique de la philosophie)
La religion chrétienne est fondée sur le testament, la tradition, la transmission, le témoignage. Ecclesia = groupe. La croyance ne peut être commencement de science : la croyance reste ce qu'elle est : elle reste croyance. Il faut commencer la science par la science elle-même.
Il y a une entropie de la chaîne de transmission : de moins en moins sûre. Pas de principe néguentropique.
Comparer avec la façon dont Malebranche justifie la néguentropie dans la transmission de la religion, par la Providence qui guide l'Eglise. Descartes aurait peut-être souscrit à cette idée (cf. le providentialisme de DM II), mais l'eût radicalement exclue de toute recherche philosophique. Car, pour lui, la raison naturelle n'a rien à voir avec le surnaturel.
- sans autorité ecclésiastique :
Cf. Augustin : De Magistro pp. 101-105 : le langage produit la foi, non la science. Chez Augustin, la foi, la croyance ont quelque chose de fondé, de légitime ; il y a des degrés de crédibilité, des degrés de confiance. Et, de toute façon, il faut croire d'abord, pour savoir ensuite. Alors que pour Descartes, l'entreprise de savoir est étrangère à toute croyance, se fait à côté de la croyance (morale provisoire), et ne se fonde en rien sur elle.
Lettre-Préface aux Principes p. 771-2 :
"ce souverain bien, considéré par la raison naturelle sans la lumière de la foi..."
et cf. titre Recherche de la Vérité.
En somme, Recherche de la Vérité p. 1106 :
"en soi-même et sans rien emprunter d'autrui."
Cf. Montaigne : on nous duict à l'emprunt...
Descartes n'aime pas les travaux collectifs, en équipes. Cf.
"bâtir sur un fonds qui est tout à moi."
Ne pas édifier sur les ouvrages d'autrui, à cause du risque d'incohérence (cf. DM II)
Dans la philosophie de Descartes, le "nous" n'a que peu de sens. Descartes n'a rien de politique ; le philosophe n'est pas essentiellement pour lui un animal politique. On est aux antipodes des théories postérieures qui feront de la présence d'autrui la condition de la connaissance et de la raison. Le cartésianisme est une robinsonnade gnoséologique, dans laquelle il ne reste même pas de débris du naufrage.
L'érudit, au contraire, est une foule à lui seul. Le cartésianisme est la pensée d'un seul homme, et d'un homme seul. Mais on est très loin de la solitude du chercheur médiéval, seul dans son cabinet, mais entouré de ses grimoires. Ce qu'on apprend est dubitable par cela seul qu'on l'apprend.
Le paradoxe est bien de fonder une philosophie de l'éducation où l'on n'apprenne rien de personne et une théorie de la connaissance où on n'apprenne rien du tout...
On a vu ce qui, de près ou de loin, concernait autrui. Voyons ce qui concerne maintenant le penseur seul : on y verra la même éviction de tout ce qui n'est pas la pensée pure : autrui n'était, dans notre catalogue que l'incarnation de l'altérité. Passons donc maintenant à l'altérité des choses puis à l'altérité intérieure, si l'on ose dire.
2° série : sans rapports avec le monde
- sans expérience
Règle II p. 83 :
"les expériences que nous avons des choses sont souvent trompeuses."
p. 84 : arithmétique et géométrie, certaines, car
"elles n'admettent absolument rien que l'expérience ait rendu incertain... (et) ... elles consistent tout entières à tirer des conséquences par voie de déduction rationnelle."
On tire une idée d'une autre sans jamais sortir de soi.
L'expérience ne fera que confirmer ce que l'esprit aura conçu, car l'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses : le réel ne peut y être que conforme. Cf. le soleil de la Règle I. L'expérience vient après le raisonnement, pour le particulariser, pour le "ré-aliser". Mais la théorie est certaine et vraie avant toute expérience : la vérité, malgré l'utilité de l'expérience, est connue a priori.
- sans observation
Descartes refuse les théories qui veulent que la raison humaine n'aille pas plus loin que les yeux. Toute observation est observation du particulier, de la chose ; or dans le cartésianisme, il ne s'agit que d'objets qui sont du type des objets mathématiques construits par l'esprit.
- sans choses
Cf. cours sur la Règle I et cours sur la Méthode.
C'est le sens de toute la Mathesis universalis
Cf. note Alquié FA II p. 403 : Descartes veut remplacer une vision du monde privilégiant l'existence de l'objet par une vision du monde reposant sur la primauté de l'esprit et de Dieu.
- sans modèle tiré des corps
Cf. bien sûr la Règle I, et la Règle X sur les tisserands. Malgré les apparences, ce début de la Règle X n'a rien de matériel : il s'agit de regarder les artisans et non de faire le même travail qu'eux ; il faut se rendre attentif à l'aspect formel de leur ouvrage, abstraction faite de la matière. (opp. R. I). Considérer l'aspect intellectuel et non matériel : voir, dans la matière qu'ils travaillent, uniquement ce que leur esprit y a mis.
- sans perception
Cf. Méditation II p. 415 :
"Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; (...) je pense n'avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit."
Méditation VI p. 487 :
"les idées que je reçois par les sens..."
La perception est signe : elle est donc soumise à interprétation.
La perception est une institution linguistique qui traduit dans la pensée les événements de la substance étendue.
Règle II FA I p. 90 : toutes les autres connaissances (autres que mathématiques) sont "suspectes"(car mêlées de perception) et "exposées à l'erreur."
Le Livre du Monde est sujet à interprétation (tout le monde lit en principe le même livre, mais toutes les interprétations diffèrent), l'histoire de la philosophie le montre à l'extrême ; il est donc incessante ambiguïté, équivoque.
Recherche de la Vérité 1118 : les sens trompent quelquefois : s'en méfier toujours.
Recherche de la Vérité p. 1122 :
"vous pouvez douter avec raison de toutes les choses dont la connaissance ne vient que par le secours des sens"
- sans vérification
Règle II : la science se définit
"une connaissance certaine et évidente"
Evidente par elle-même, en elle-même, en elle seule ; sans rapport à l'objet, sans "vérification" ; il n'est pas d'expérience qui puisse vérifier, c'est-à-dire rendre vraie une idée qui en elle-même ne serait ni vraie ni fausse avant d'être authentifiée ou infirmée par l'expérience. Le vrai est vrai en soi. L'expérience, qui est douteuse, car elle est transmission, ne saurait être critère de vérité absolue. Le critère du vrai doit donc être dans l'idée vraie elle-même et non ailleurs. L'adéquation est donc un mauvais critère. C'est l'idée vraie qui authentifie, qui "vérifie" l'expérience, et non l'inverse. La vérité est en ce sens indépendante de l'ontologique.
3° série : le rapport à soi-même
- sans croyance et sans opinion
(ce qui est croyance est classé dans la pratique, dans la morale provisoire). Non plus ici croyance religieuse, mais au sens humien. On retrouvera peut-être la même chose après le doute, mais comme science, et non plus comme croyance. Car on ne commence la science que par la science. Une idée ne peut avoir plus de degré de validité que celui qu'elle a eu au départ.
- sans passions
Le traité des Passions de l'Ame est tout entier un système de traduction, de codage-décodage. La passion est par nature une traduction, donc un risque de trahison. Elle est instituée pour la seule utilité du corps.
Cf. Méditation VI p. 500
- sans imagination
Car l'imagination est par excellence l'intrusion de l'extérieur dans l'intérieur, de l'étendue dans la pensée. L'imagination n'est pas essentielle à la pensée, puisqu'on peut concevoir un esprit sans imagination (Dieu p. ex.). Il y a deux sortes d'imagination : active et passive (cf. Méd. VI). L'imagination passive ressemble au livre ; l'imagination active ressemble au cahier. Dans l'imagination active, telle qu'elle se montre dans les mathématiques, l'esprit se donne à lui-même un langage, s'incarne volontairement dans un support. Dans l'imagination passive, l'esprit reçoit un message. Or il n'y a de langage que géré par l'intention d'une pensée ; or l'étendue est sans pensée ; ce qu'on reçoit donc de l'étendue dans l'imagination passive n'a que l'apparence d'un langage (d'où la possibilité du trucage, dans les Experimenta) ; on tire des significations de ce qui est essentiellement non-signifiant.
Alors que la figure géométrique imaginée activement est le langage choisi par mon esprit. Et, de toute façon, la pensée géométrique se fait sur les figures et non par elles. Les figures sont occasionnées par le sens de la question, alors que dans l'imagination passive, la recherche d'un sens se fait à l'occasion de figures qui ne sont le résultat d'aucune activité figurative (mouvements mécaniques).
Cf. le langage : il procède d'une intention figurative : ses signes sont donc de vrais signes. Le signifiant ne pose pas problème dans les mathématiques, car je possède premièrement le sens. Et le dialogue peut avoir lieu, car les sons émis le sont en conséquence d'une pensée qui les a organisés. Quand je relis mes propres signes, je peux rectifier les perversions de l'entropie. Mais non quand je lis les signes d'autrui. En somme, l'idéal des signes chez Descartes, c'est qu'ils soient relus sans avoir commencé par être lus, mais écrits.
Méd. VI p. 482 : on peut concevoir un esprit sans imagination. Si quelque chose collabore à la raison, comme l'imagination, il faut que ce soit sous sa sévère direction.
- sans mémoire, et donc sans temps.
Car la mémoire est chose instable et fragile. Méd. II p. 415 :
"Je me persuade que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente."
Idéal d'une pensée instantanée. La mémoire est à rétrécir, si on ne peut l'abolir. Mais elle est toujours criticable intrinsèquement : elle laisse place au Malin Génie, chaque fois que je raisonne. Exigence d'instantanéité, d'actualité. La mémoire est délaissée au profit de l'intuition actuelle du vrai. N.B. : Ce n'est pas le fait de la remémoration qui est remis en doute, puisqu'il participe de l'évidence du cogito ; c'est le fait passé auquel le souvenir est supposé correspondre.
Cf. Gouhier, à propos de Descartes :
"la philosophie est le combat de la raison et de la mémoire".
Discours de la Méthode I p. 568 : les qualités auxiliaires de l'esprit servent à la perfection de l'esprit : elles sont donc inessentielles ; mais le danger est qu'elles se mettent à travailler pour elles-mêmes. Se débarrasser de tout ce qui n'est pas absolument nécessaire, pour voir ce qu'est l'esprit pur. Sinon, risque de confusion. Or c'est facile pour Descartes puisque ces capacités sont faibles chez lui.
Il faut parvenir à la même transparence dans le logique que dans l'étendue mécanique : instantanéisme dans la pensée comme dans la transmission de la lumière ; absence de puissance, de potentialité. Il y a donc une même transparence de l'étendue pour la pensée que de la pensée pour la pensée elle-même.
Il s'agit d'arriver à la pure et parfaite présence de l'esprit à lui-même. Il faut se faire rien pour être uniquement esprit.
C'est une recherche de parfaite authenticité.
"Authentique", qui est de même étymologie que "auteur" ("autheur") était naturellement associé à "antique". Froissart disait : "Paris, cité authentique". "Authentique" signifie étymologiquement : "qui fait autorité". Donc, originel, premier, ancien, archê, principe, principiel, originel. Comme on concevait la vérité comme extérieure à l'esprit, on devait la concevoir comme antérieure. Avec Descartes au contraire, "authentique" signifie "actuel", et dans les deux sens du mot : maintenant et en acte. C'est l'instantané présent qui est maintenant perfection. La conservation en traces dans le temps est vue comme fossilisation de la pensée.
"Maintenant" s'oppose à "autrefois", à la mémoire, à la tradition et à l'autorité. "En acte" s'oppose à "en puissance", c'est-à-dire à l'avenir, à la potentialité.
Mais, dira-t-on, les semences de vérités sont en puissance dans l'esprit... Oui, mais l'actualisme cartésien de l'intuition s'oppose plutôt au semi-dévelopement des idées, qui sont donc à moitié en puissance encore, et à moitié en acte. C'est le cas par exemple de la connaissance conjecturale dénoncée dans la Règle III : il faut ne pas considérer ce que nous "entrevoyons" par nous mêmes. Dans ce que nous ne faisons qu'entrevoir, il y a un avenir possible, il y a de l'avenir, de la potentialité, du temps, du changement ; c'est une connaissance qui n'est pas parfaitement mûre, qui va donc "travailler", changer, évoluer, vivre, et donc se déjuger et décevoir.
La pensée de Descartes se veut désinsérée du temps. D'où les idées innées comme dépôt de la vérité en nos âmes par Dieu. Car Descartes est étranger, et hostile à l'idée d'un dépôt de la tradition, à l'idée d'une lente sédimentation du temps qui se recueillerait en vérité à travers les siècles : Descartes veut penser sans archives (les semences de vérité ne sont pas des archives, ou alors seulement de l'acte créateur des vérités éternelles). Pour Descartes, il n'y a de vérité que neuve, qu'en acte, qu'actuelle, que moderne, que fraîche. Pour Descartes, la pensée, la vérité, ne se mettent pas en conserve
Ce qu'on retrouve avec l'intuitionnisme pascalien, le thème de la manne chez Malebranche, et la discontinuité du temps dans la création continuée ; cf. Pascal sur l'attention. Chez Malebranche, on voit la difficulté qu'il y a à accorder de façon satisfaisante l'exigence d'actualité de l'intuition, héritée de Descartes, et la tradition ecclésiastique comme dépôt).
C'est pourquoi Descartes est avant tout le philosophe de l'attention ; il est même le premier, si l'on excepte Augustin. On a donc affaire avec Descartes à une sorte de modernisme métaphysique : il n'y a de vérité que contemporaine, que dans l'instant présent.
Pour D., le dépôt comme sédimentation du temps est tout entier négatif : c'est ce dont il faut se débarrasser par la cure cathartique du doute. Tout héritage est une malédiction : ce qui a eu besoin d'être conquis ne le sera donc jamais, et restera donc indéfiniment dans l'esprit à titre de corps étranger, si l'on ose dire. On ne possède que soi, on ne sait que ce qu'on sait par soi-même, et on ne le sait qu'au moment où on le sait. Car le souvenir d'une évidence n'a que l'évidence d'un souvenir.
Et, symétriquement, il n'y a d'idée ou de pensée recevable que celle qui est parfaitement présente, donc sans puissance, celle qui est achevée et accomplie (et qu'on peut critiquer comme morte, d'ailleurs, puisqu'elle ne change pas, ne vit pas ; l'éternité ressemble toujours à la mort).
Le problème de de la mémoire requerra la garantie divine. Cf. Méditation V p. 477, et Lettre à Mesland 2 mai 1644 FA III p. 73.
Cette pensée où rien ne doit provenir d'ailleurs que de la raison se manifeste principalement par le refus des "préjugés" : le préjugé est comme le symbole de ce qui empêche la raison : c'est l'ancien raisonnement, c'est la certitude, non de la vérité, mais d'avoir su, ou d'avoir cru savoir. On remarquera que Descartes en vient presque à repousser comme "préjugé" tout ce qui a été jugé auparavant, bien ou mal, par moi ou par autrui.
Descartes ne va pas jusqu'à taxer la foi, qui ne procède pas de la raison, de préjugé, mais il facilite le travail aux impies du XVIII° siècle. Toutefois, on peut remarquer, comme le fait Alquié dans Philosophie et Religion chez Descartes, Malebranche et Spinoza, que Descartes veut peut-être aussi protéger la foi contre les assauts qu'il pressent, de la part de la raison profane.
Enfin
- sans Dieu
Dieu sera prouvé après ; les semences ont quelque chose de divin, mais elles ne sont pas Dieu. Les Regulæ ne parlent pas de Dieu. C'est l'évidence qui est critère, sans être référée à la véracité divine (Règle III, intuition).
Texte qui résume assez bien l'ensemble de cette attitude :
Recherche de la Vérité FA II p. 1135 :
"Celui qui est plein d'opinions et de préjugés, très difficilement se confie à la seule lumière de la nature ; dès longtemps, en effet, il s'est accoutumé plutôt à céder à l'autorité qu'à prêter l'oreille à la voix de sa propre raison ; il aime mieux interroger les autres, peser ce qu'ont écrit les anciens, que de se consulter lui-même sur le jugement qu'il doit porter. Et de même que dès l'enfance il a pris pour la raison ce qui ne reposait que sur l'autorité de ses précepteurs, de même il présente maintenant son autorité comme la raison, et il veut se faire payer par les autres le même tribut qu'il a payé autrefois."
"Celui qui est plein impur, encombré, embarrassé
d'opinions = celui qui a des avis sur mainte chose, non parce qu'il a pensé, mais parce qu'il y a pensé ; et le fait d'y avoir pensé est un grand handicap, pour penser tout court qqch... ; ce à quoi on a donné son assentiment, sans avoir la lumière requise ; donc de façon précipitée.
et de préjugés, très difficilement se confie à la seule lumière de la nature
Cf. R. IV p. 93 nature intellectuelle et indéracinable de l'esprit ; ce sont les semences naturellement en nos âmes, et non la nature naturaliste du XVIII° siècle ; mais, là aussi, la transition est facilitée
dès longtemps poids du passé, sclérose, habitudes mentales
en effet, il s'est accoutumé plutôt à céder à l'autorité qu'à prêter l'oreille à la voix de sa propre raison ; il aime mieux interroger les autres, peser ce qu'ont écrit les anciens, que de se consulter lui-même sur le jugement qu'il
il est sujet
doit Cf. fin Règle I porter. Et de même que dès l'enfance il a pris pour la raison ce qui ne reposait que sur l'autorité de ses précepteurs, de même il présente maintenant son autorité comme la raison, et il veut se faire payer par les autres le même tribut qu'il a payé autrefois."
Comparer avec la psychologie des auteurs du début de la Règle III]
N'ayant plus rien à recevoir, l'esprit peut être sourd, aveugle et amnésique. Le témoignage est importé dans l'esprit, alors que la vérité doit sourdre de l'esprit. Il s'agit de fonder, selon l'expression de Koyré (Entretiens sur Descartes p. 192) "l'autocratie absolue de la raison".
On a toute une philosophie fondée sur le refus de toute forme d'ouï-dire.
Tout sera donc inévitablement pensé à la première personne du singulier. Il faut fermer tous les livres. Fermer le livre sacré de la Bible, le livre quasi sacré des philosophes et des savants, le livre bariolé du monde, et même le livre d'heures de la mémoire.
Prenant Le Développement de la Raison... p. 319 :
"Descartes partira donc seul, sans aucun secours extérieur" ; et p. 323 : "privé de tout appui externe..."
Koyré Entretiens sur Descartes p. 218, dit de façon bien plus forte et significative :
"il nous faut tout d'abord récuser tout apport et tout renseignement qui nous viennent ou qui nous semblent venir du dehors. (...) sans aucun préjugé, pas même celui de la raison ; ni autorité, ni garantie formelle, ni vérification matérielle ; aucune collaboration humaine, aucune technique, aucun fait physique, rien ne l'étaye. Il faut ajouter : aucune méthode à proprement parler."
On n'a donc rien d'autre que soi sur quoi s'appuyer, (angoisse du début de la Méd. II) et tel était bien le but de l'entreprise.
Il ne reste donc que la conception de l'esprit pur, l'intuition. En fait, par cette liste d'éliminations, on n'a fait que donner une définition "en creux" de l'intuition et du cogito.
L'intuition est le fait de l'esprit pur ; or l'esprit est naturellement impur. Il fallait donc commencer par la purification, par l'ascèse volontaires, volontaristes, laborieuses.
Maintenant que l'esprit est pur, il va pouvoir exercer son activité propre, et non plus une activité d'emprunt, qui ne pouvait être qu'une passivité déguisée.
[suite et fin sur "Descartes moderne 2"]