Valéry : la poïésis méthodiquement conquise

(Poe et Descartes dans "Une Conquête méthodique")

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- Introduction

- 1. Art (E. Poe)

- 2. Physique (Descartes)

- 3. Quelques textes complémentaires

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Le texte de Valéry se trouve, médiocrement numérisé, à l’adresse :

https://archive.org/stream/newreview00unkngoog/newreview00unkngoog_djvu.txt

on y accède par Commande F :

LA CONQUfeTE ALLEMANDE

Et, plus lisible, mais incomplet à l’adresse :

https://books.google.fr/books?id=5qt2CwAAQBAJ&pg=PT84&lpg=PT84&dq=%22au+mois+de+juin+1894,+%C3%A0+Londres,+Val%C3%A9ry%22&source=bl&ots=rqdzVOKTkT&sig=ACfU3U0OvqBToIJ889nOVotnpIrgawsCLQ&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwi7nN6rs9rlAhWDDGMBHWJ5BC4Q6AEwAHoECAAQAQ#v=onepage&q=%22au%20mois%20de%20juin%201894%2C%20%C3%A0%20Londres%2C%20Val%C3%A9ry%22&f=false

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Une Conquête méthodique est assurément un texte de commande, ce qui ne signifie pas, surtout pour Valéry, qu’il soit de moindre intérêt.

Son contenu n’est pas original : il est la synthèse d’études auxquelles il doit fournir une conclusion. Cela non plus ne signifie pas un moindre intérêt, car Valéry bien souvent reprend un matériau et lui donne un relief singulier par la mise en place intellectuelle et par la qualité de l’écriture.

Le texte a été publié deux fois, avec des variantes mineures, mais avec un titre différent, du fait des conditions historiques. En 1897 (Valéry a 26 ans), c’est « Une conquête méthodique » ; le contexte est surtout commercial : il s’agit d’alerter le public contre l’expansionnisme industriel et commercial de l’Allemagne. En 1915, c’est « La Conquête allemande », modification du titre qui insère explicitement le texte dans l’effort de guerre. Les deux titres sont légitimes, car la visée principale est de montrer le parallélisme, en Allemagne, entre la méthode commerciale et la méthode militaire qui en est le modèle.

On est passé également de l’article indéfini (Une conquête méthodique) à l’article défini (La Conquête allemande). Le premier, sur un cas particulier, désignait une visée théorique générale. Le second insiste sur son caractère exemplaire et dangereux (l’Allemagne n’est plus rivale, mais ennemie).

Le rapport entre expansion économique et expansion militaire ne doit pas faire croire, par un biais de type marxiste, qu’il s’agirait de montrer que la guerre est un conflit économique porté à son paroxysme (la guerre comme commerce « continué par d’autres moyens ») ; il faut montrer la force (et le danger) de l’application d’une même méthode et d’un même état d’esprit.

En somme, on est passé d’un Discours de la méthode à la Descartes, à un De l’Allemagne à la Germaine de Staël.

Les éditions ultérieures reviendront à juste titre à la formule originale (Une conquête méthodique), plus conforme à l’inspiration valéryenne première, et à l’évolution des mentalités une fois terminée la Guerre mondiale.

Incidemment, Valéry veut aussi montrer une opposition à fronts renversés (qui ne peut que séduire son esprit épris de paradoxes) entre :

- l’Allemagne réputée ‘romantique’ (« rêveuse », dit le Dictionnaire des idées reçues) mais qui se comporte, en tant qu’être collectif, de façon on ne peut plus cartésienne

- la France réputée ‘cartésienne’, mais qui se comporte collectivement de la façon la moins méthodique qui soit, qui se laisse aller à des impressions, à des sentiments flous.

Les caractères s’inversent donc selon qu’on les considère dans les individus ou dans les nations.


Le but des réflexions qui suivent sera de montrer que l’intérêt des généralisations valéryennes va infiniment plus loin, et en plus de directions, qu’on le croit souvent à une lecture correctement attentive de cet opuscule. On peut tirer en effet des quelques pages de Valéry une théorie générale de la production (ce qui correspond bien à la notion valéryenne de ‘poïétique’), et ceci en deux sens, évidemment liés :

a) la notion de production, explicitée à propos du commerce et de l’industrie, est aisément transposable à une théorie de la production artistique (qui est peut-être la source et le modèle implicites de la théorie générale)

b) cette conception de la production, singulièrement à travers la notion d’ersatz, ouvre à de larges perspectives sur les rapports entre nature et artifice, s’inscrivant dans une lignée philosophique d’origine nettement cartésienne.

Le lien entre les deux aspects réside en ceci que la chose produite n’a d’intérêt que par les effets qu’elle pourra produire à son tour chez l’utilisateur, qu’il consomme des objets manufacturés ou qu’il fasse ses délices d’œuvres artistiques. Dans les deux cas, une bonne part de la méthode consiste à connaître finement l’âme d’autrui, c’est-à-dire ses attentes (conscientes ou non), afin de pouvoir y répondre de façon optimisée.

Ce n’est pas seulement, ni même principalement par l’idée, somme toute banale, de ‘méthode’ que ce texte s’insère dans une lignée cartésienne. C’est, bien plus profondément, par une conception de la création, de la production et donc, au fond, par une ontologie. C’est pourquoi nous serons amenés à considérer le cartésianisme, dans la deuxième partie, de façon assez attentive.



1. Un double traité de la production


Venant d’un cerveau comme celui de Valéry, avec les intérêts qu’on lui connaît, il n’est pas gratuit de songer que, lorsqu’il s’agit de production, l’auteur peut avoir présent à l’esprit (un peu plus que dans le clair-obscur de la pensée) le problème de la production artistique. Le thème de la production industrielle serait donc comme le sens patent d’un discours dont le sens latent, plus vaste, inclut la ‘poésie’, domaine privilégié dans les intérêts personnels de Valéry. L’ensemble est alors sous-tendu par une théorie générale de la production humaine : technê, ou ars. L’auteur répond donc simultanément à la question qu’il se pose (la production artistique) et à celle qu’on lui pose (la production industrielle) en suggérant, à travers l’étude de la seconde, une vision unifiée de la production.

Pour Valéry, la production est chose très mentale, pensée, intellectuelle. Rien à voir avec l’accomplissement (vollbringen) heideggerien, qui ne fait que favoriser le déploiement de ce qui existe déjà hors de l’homme, dans une nature dont l’autonomie ne doit pas être contrariée, mais aidée. Ni passage, donc, de la puissance à l’acte, ni confirmation, ni accouchement. L’action valéryenne (en cela proche de la méthode cartésienne) est d’abord analyse, donc découpage, décomposition, réduction à des structures pensées, que l’on prélève, isole, purifie, et remet en œuvre, trans-fère ailleurs et autrement. La production humaine va avec la lucidité, la conscience des moyens. Ceci vaut pour les arts de l’industrie comme pour les beaux-arts (du moins dans la première et plus célèbre conception valéryenne de la poïésis). Cela s’oppose aussi bien aux routines dans la fabrication qu’à l’inspiration dans les beaux-arts.

Cette conception, Valéry l’a souvent exposée concernant le domaine artistique ; mais il le fait ici clairement pour le domaine industriel. Récuser tout hasard, toute trouvaille ; toujours suivre une méthode. Descartes visait à une méthode unique permettant une Mathesis universalis. Il y a dans cette Conquête méthodique plus que l’esquisse d’une poetica universalis et l’opuscule aurait pu, semble-t-il, s’intituler Art poétique.

À l’évidence, il ne s’agit plus d’un romantisme puisqu’on récuse tout subjectivisme et presque toute subjectivité. Mais il ne s’agit pas non plus d’un classicisme car il ne faut plus penser sur un même modèle l’artiste et l’artisan (l’artiste étant un artisan du beau et non de l’utile). Il faut, ce qui est bien plus nouveau, penser en parallèle l’artiste et l’industriel ; oublier le modèle de l’atelier pour celui de l’usine.

Il faut ici remonter un peu dans le temps.

Valéry reprend (ici sans le dire, mais il en parle sans arrêt ailleurs, surtout dans ces dernières années du XIXè siècle) les théories d’E. Poe (« ingénieur des Lettres ») et montre leur similitude avec l’industrie allemande. Qu’on soit poète ou industriel, on doit premièrement connaître, sonder, analyser, deviner les désirs du public. La fabrication doit se régler sur vœux lucides ou obscurs de ceux qui utiliseront la chose. À quoi bon une chose excellente en elle-même, si elle n’est pas perçue telle par ses destinataires ? On doit d’abord viser, non pas la chose, mais la vision qu’autrui en aura, le reflet et les illusions qu’elle suscitera chez lui. Non pas la chose telle qu’on la souhaite, mais telle qu’elle sera agréée.

On voit qu’on ne situe pas du tout ici dans la perspective (pourtant très valéryenne) d’une production pour soi-même, pour la satisfaction du producteur qui, narcissiquement, se satisfait lui-même à travers ce qu’il fait, et peu importe si cela ne convient qu’à un public très réduit. Cette exigence personnelle est pourtant bien un des critères de l’attitude des symbolistes : « Ils s’accordaient dans une résolution commune de renoncement au suffrage du nombre : ils dédaignent la conquête du grand public. » (Existence du symbolisme) Ici, au contraire, c’est le plus grand nombre qui est visé. Mais on ne peut dire que cela tombe sous le coup de l’accusation de ‘prostitution’, puisque la chose ne sera nullement le produit d’une intériorité, d’une subjectivité uniques. « Préparer la satisfaction étrangère », définition de la prostitution dans Teste, est ici la loi puisqu’on est dans le commerce et l’industrie, où seul le vaste marché permet la réussite.

Dans l’industrie comme dans la théorie de Poe, on vise, à travers le produit, à travers l’œuvre, à des effets sur le lecteur ou le consommateur. La chose produite n’est pas fin mais moyen. Valéry : « L’artiste traduit non mot par mot, mais effet produit par effet à produire » (Cahiers 2-993). L’objet produit est moins chose (belle ou utile en elle-même) que cause (activation d’un désir latent du consommateur). Comme il se doit en toute causalité finale, la considération du ‘final user’ est à la base de tout, et résume la méthode. Le jeune Valéry ouvre un de ses tout premiers textes par une définition sans ambiguïté : « La littérature est l'art de se jouer de l'âme des autres. » Le texte s’intitule Sur la Technique littéraire, car la littérature est une technique, non une effusion.


On connaît le texte où Edgar Poe expose (avec véracité ? ce n’est pas garanti) comment il a voulu, dès le départ, toucher le plus fortement le plus grand nombre, par exemple en se demandant d’abord quelle est le sujet le plus universellement émouvant. Il y répond d’une manière qui est moins universelle qu’il le croit (la mort d’une belle femme aimée), mais son intention n’en demeure pas moins. C’est le contraire de l’élitisme : chercher un écho auprès de la masse qui lit le journal. Le symbolisme, quand il deviendra élitiste, reprendra ce même principe des effets, mais l’appliquera à un public très averti, très exigeant, très réduit.

Baudelaire dit de Poe : « Voici un poëte qui prétend que son poëme a été composé d’après sa poétique. » Dans cette poétique moderne, la théorie est (prétend être) antérieure à la pratique, ce qui est contraire à une conception de l’œuvre comme surgissement imprévisible, comme génialité innovante. Bergson par exemple (romantique en ceci aussi) dit que la différence entre le produit artisanal et l’œuvre d’art, c’est que le premier est conforme à une règle antérieure ; il est possible avant d’être réel. La seconde, mystérieusement, n’apparaît comme possible qu’une fois réalisée. Avec E. Poe, la possibilité de l’œuvre n’est plus rétrospective, mais prospective. L’artisan suit un cahier des charges. L’artiste se donne un cahier des charges.


Le public est une cible sur laquelle on se règle. La production humaine, si elle est industrielle, est aussi production pour des hommes, les plus nombreux possible. Ne pas se régler sur soi, sur ses désirs, sur ses attentes, sur ses jugements, mais sur ceux d’autrui. Il ne s’agit pas de se satisfaire. L’œuvre sincère a toute chance de ne pas trouver d’écho, sinon le mince écho de la grandeur interne.

En cela, la théorie des effets est déjà présente dans le type du Comédien de Diderot, qui ne ressent rien, mais qui observe le public et produit des mimiques et des intonations calculées pour toucher plus efficacement ses cibles.

C’est aussi la conception de l’art défendue par une des plus grandes admirations de Valéry : Léonard. Si la peinture est « chose mentale », c’est que son centre de gravité n’est pas dans la toile et ses pigments, mais dans l’âme de celui qui la contemple ; et que cette âme ne peut être touchée que par une réflexion distanciée de la part de l’âme du peintre. La peinture se fait d’âme à âme, par le truchement du pigment (comme la communication linguistique se fait d’esprit à esprit par le truchement matériel du signifiant).

Un savant plus récent (entrevu, dans son grand âge par le jeune Valéry) aurait pu lui aussi fournir un modèle : certes Helmholtz n’était pas artiste, mais sa science couvrait à la fois la nature physique du son et de la couleur, la neurologie des organes récepteurs et le traitement psychologique des données sensorielles (la chose émise, le récepteur, le mode de réception).

Il s’agit de rejeter l’idée d’un jaillissement spontané comme par exemple l’illusion romantique de l’inspiration, de la sincérité, car on ne peut ainsi obtenir l’adhésion d’un public ; il faut se consacrer à un calcul visant à faire réagir la cervelle et la sensibilité autrui.

De ce fait, il faut dans l’industrie rejeter l’idée (archaïque) de qualité intrinsèque de la chose produite. Ce n’est que par une dangereuse abstraction que la chose peut être considérée seule, en elle-même, car c’est la séparer de sa fonction, donc la vider de sa véritable essence. Pour Berkeley, être, c’était être perçu. Dans l’industrie, être c’est être reçu, c’est-à-dire être acheté. « Un bon produit se vendra toujours » est la plus funeste des maximes. Production sans réception n’est que ruine.

Toute production doit être fondée sur la lucidité, la conscience, être disposée, concertée, comme un piège à émotions ; être reflet de l’âme du spectateur et non émanation ni sécrétion ni expression de l’âme du créateur. En un autre sens du verbe ‘exprimer’, on pourrait dire que l’œuvre ‘exprime’ la sensibilité du spectateur, comme la forme d’un bateau ‘exprime’ les puissances de la mer : « un navire doit être, en quelque sorte, créé par la connaissance de la mer, et presque façonné par l’onde même ! » (Eupalinos)



2. Nature, artifice, ersatz


Valéry a toujours extrémisé ses positions : si on écrit pour soi, il faut viser la qualité la plus raffinée et le seul jugement intime. Si on écrit pour le public, il faut viser la quantité, et le jugement extérieur. La méthode exposée dans l’opuscule peut donc sembler cyniquement inverse de l’exigence artistique, seule vraie valeur aux yeux de Valéry poète.

Mais il y a dans la méthode allemande, ou industrielle, une dimension qui convient à des aspirations très profondes, et point du tout cyniques, de Valéry penseur. Celui-ci en effet attache un grand prix à l’anonymat, à l’impersonnalité de la pure intellectualité. Pour Valéry comme pour Descartes, le moi qui pense n’est pas quelqu’un de singulier ayant nom, biographie, etc. ; c’est un indéterminé ‘capable’ de toutes les déterminations (en quoi on s’approche de la mystique). Ce que Proust énonce de façon dédaigneuse, Valéry le revendiquerait : « ce qu’on sait n’est pas à soi », car dans le vrai savoir, le moi empirique, sensible, etc. est absent (ou serait absent ; car y a-t-il du vrai savoir ? c’est un autre problème). Ce que je pense vraiment n’est pas à moi, et je m’en félicite, car c’est l’évacuation (enfin !) de l’idiosyncrasie. Ma gloire la plus grande, c’est de n’être plus un moi, mais une pensée.

Valéry peut donc faire l’éloge de la manipulation du public, en art ou en industrie, car elle prouve, à travers la supériorité du manipulateur, l’indépendance dont il peut jouir à l’égard de ses propres déterminations contingentes. Cet esprit peut faire abstraction de lui-même, soit pour considérer froidement autrui, soit pour penser purement.

Valéry imagine de « faire le mort sentimentalement, socialement ; juger sub specie absentiae : liquider ses pensées [...] constater le décès de sa personnalité. » (VII, 854, cité par Daniel Moutote, L’Égotisme de Valéry, RHLF 1978).

Valéry, singulièrement dans l’opuscule qui nous intéresse, fait l’éloge de l’intelligence, de l’intellect, mais surtout pas du génie, surtout pas de l’intelligence exceptionnelle. De même, Descartes se félicitait presque de n’avoir que des facultés fort ordinaires.


Partant de ce que l’intelligence est impersonnelle, Valéry (extrémiste) va ici jusqu’à renverser audacieusement la proposition : l’impersonnalité est intelligente. Le génie au sens militaire va remplacer le génie au sens artistique.

De cela procède une méthode de division du travail intellectuel en vue de la remplaçabilité de chacun par n’importe qui (cf. Marx, Heidegger, Jünger). Très cartésiennement, on décompose et recompose, mais d’une façon que Descartes n’aurait pas admise : c’est l’intelligence elle-même qui est découpée en tâches élémentaires, distribuables à divers individus.

Ici, on ne peut pas ne pas remarquer une analogie entre le mode de pensée des fabricateurs et la nature des choses qu’ils fabriquent. On artificialise la pensée pour produire des artifices qui vont rivaliser avec la nature, voire l’emporter sur elle. L’esprit neutre fait les choses neutres.


L’idée d’un artifice supérieur au réel n’est pas entièrement neuve. Elle a déjà quelques racines au XVIIIè siècle. Mais elle se manifeste surtout au XIXè. D’abord chez E. Poe qui, dans Le Domaine d’Arnheim, nous montre un paysage entièrement reconstruit selon des normes de beauté. En France, cette révolution est illustrée dans l’étrange roman qui fut un manifeste pour le jeune Valéry et pour toute une génération : À Rebours, de Huysmans. La nature, « sempiternelle radoteuse » a fait son temps, y lit-on, et il faut la remplacer par l’artifice, qui lui est infiniment supérieur en qualité et en variété, susceptible d’incessantes innovations.

Mais Des Esseintes voit l’artifice comme chose de grand luxe, de grand coût, réservé à une minuscule élite de raffinés. La tortue sertie de pierres précieuses, c’est la nature magnifiée, mais pas à la portée de tous. En revanche, en Allemagne, la science, et surtout la chimie, réalise des artifices à la fois supérieurs à la nature, et bien inférieurs en coût. L’aniline (encore présente dans le sigle BASF) n’est pas seulement l’emblème des couleurs synthétiques, mais de toute une production d’ersatz en quantité industrielle. Dès 1838, Wöhler avait procédé à la synthèse de l’urée : la substance vivante peut être produite par des procédés chimiques : on aura du biologique qui ne procède plus d’un vivant. C’est au fond plus prodigieux que le Frankenstein imaginé en 1818 par Mary Shelley, seulement composé, recomposé à partir de morceaux déjà vivants.

Au lieu de prélever une substance dans la nature et de la purifier (dans la mesure du possible), on la constitue par synthèse à partir de ses composants, selon des paramètres précis entièrement connus, transparents pour l’esprit. La substance n’est donc pas trouvée, mais faite, non pas rencontrée mais fabriquée. On ne peut que faire la comparaison avec le Dieu mécaniste pour qui rien n’est trouvé, les choses étant toutes connues avant d’être faites : pour lui aussi, du connaître au produire, la conséquence est bonne.

On colore et on parfume des aliments avec des ersatz (le mot est allemand comme la chose) qui ne posent pas de problème de cueillette, d’approvisionnement, de météo, etc. On retrouve ici la théorie des effets, valable en poésie ou en industrie : il s’agit de produire un goût de fraise sur les papilles du consommateur. Au XVIII° siècle, on concentrait en confitures les fraises naturelles pour en augmenter la sapidité. Désormais, on procède tout autrement. On crée, on reconstitue l’effet à partir de composants qui ne sont pas ceux utilisés par la nature.


Cette méthode de reconstitution des effets à partir de causes autres (donc une tromperie méthodique) relève d’une pensée tout analogue à celle de Descartes concernant le statut de la physique.

Situons rapidement ce thème. Descartes refuse à l’expérience toute valeur de vérité (à l’expérience au sens usuel d’espérience des faits extérieurs ; sinon, au sens d’expérience intérieure de la lumière naturelle, elle est par excellence la source du vrai). Toute expérience extérieure est transmise, donc dubitable. Or à la fin du Discours, Descartes invoque (pour une sorte de fundraising avant la lettre) la nécessité d’un grand nombre d’expériences coûteuses à réaliser. Ici, c’est bien au sens d’expérimentation, de dispositifs destinés à nous apprendre quelque chose, ce qui semble contraire aux principes de sa théorie de la connaissance, puisque c’est se soumettre, semble-t-il, au verdict du dehors.

Mais cette contradiction n’est qu’apparente. L’esprit ne doit avoir affaire qu’à lui-même, que ce soit dans le cogito, dans la méthode, dans les mathématiques, dans l’optique (qui est très géométrique), dans la mécanique (l’espace avec les lois du mouvement). Mais ensuite le passage à la physique pose un problème particulier, puisque c’est là la science de la nature, du monde extérieur. Peut-on en faire une théorie purement a priori ? Il faut répondre : oui et non.

On peut faire une physique générale, a priori, qui ne sera pas la théorie du monde où nous sommes, mais celle, bien plus vaste, de tout monde possible, que Dieu aurait pu créer ; théorie riche, trop riche, trop vaste. Abondance de biens nuit car, dans la multiplicité des possibles, on ne peut discerner lequel est réel, lequel a été choisi par Dieu dans le cas de ce monde-ci. Chaque phénomène est susceptible de plusieurs voies toutes également plausibles pour nous, puisque nous ne saurions entrer dans les décrets de Dieu. Dans une vision strictement mécaniste du monde, on pourrait dire (en forçant un peu le trait) que la quantité 4 peut être produite par 2 + 2 ou par 3 + 1 ; les constituants sont parfaitement ‘fongibles’ dans le résultat ; nulle ‘couture’ n’est discernable dans une étendue aussi neutre que l’algèbre qui en rend compte. Ou bien, pour mieux illustrer le caractère ‘fongible’ des quantités pures : 2 litres + 3 litres, ou 4 litres +1 litre, cela revient strictement au même. Descartes procède ainsi dans sa magistrale ouverture du Traité des Engins, où il expose (audace inouïe) que (en unités modernes) 10 kg haussés d’un mètre constituent un ‘travail’ strictement égal à 1 kg haussé de 10 mètres.

La pur raisonnement sans expérience nous fournit ainsi toutes les façons de composer, de combiner des causes pour obtenir des effets. Pour un effet, nous avons donc pléthore de causes, de modalités, de façons de procéder ou de ‘techniques’, toutes utilisables par Dieu. Le résultat de nos réflexions a priori est multiple : c’est un éventail, un choix, dans lequel un des procédés est celui utilisé dans ce monde. Mais lequel ? C’est pourquoi nous savons et ignorons la physique de ce monde-ci.

Pour user d’une comparaison musicale : celui qui a l’oreille relative entend, dans une même succession de notes, la possibilité (théorique) de douze écritures entre lesquelles il ne peut choisir ; sa richesse l’encombre. Celui qui a l’oreille absolue détecte une série et une seule, celle qui a lieu. On a usé, pour décrire cela, d’une comparaison très efficace, qui s’applique fort bien à la physique cartésienne : avoir l’oreille absolue, c’est voir un immeuble depuis la base et donc savoir qu’on passe, par exemple, du 3° au 4° étage. Avec l’oreille relative, on ne voit pas la base, mais on sait très bien sait qu’on a monté d’un étage.

Dans la VI° partie du Discours, qui prépare la levée de fonds, Descartes, écrit très clairement :

« Mais il faut aussi que j'avoue que la puissance de la Nature est si ample et si vaste, et que ces principes sont si simples et si généraux, que je ne remarque quasi plus aucun effet particulier que d'abord je ne connaisse qu'il peut en être déduit en plusieurs diverses façons, et que ma plus grande difficulté est d'ordinaire de trouver en laquelle de ces façons il en dépend. Car à cela je ne sais point d'autre expédient, que de rechercher derechef quelques expériences, qui soient telles, que leur événement ne soit pas le même, si c'est en l'une de ces façons qu'on doit l'expliquer, que si c'est en l'autre. »

Descartes reste fidèle à son principe de raisonnement pur : l’expérience nous apporte quelque chose, mais ce n’est pas de la vérité, c’est de la réalité. Toute la vérité se trouve déjà dans le raisonnement pur. Le réel résulte d’une des applications du vrai. L’expérience ne nous donne donc absolument aucune ‘vérification’ (notion anti-cartésienne) mais seulement une restriction. À la rigueur, on pourrait dire que cela nous apporte de la ‘connaissance’, mais certainement pas de ‘vérité’. La physique de Descartes est donc à la fois déductive et positive. Déductive quand elle établit l’éventail, positive quand elle le restreint (c’est là le paradoxe)

Un même effet peut donc être obtenu par divers moyens. Ainsi, cette conception cartésienne ouvre la voie à une technique parfaitement intégrée dans la nature : « toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles » (Principes IV § 203) ; car on pourrait presque réciproquer : les choses naturelles sont comme les artificielles. C'est d'ailleurs ce que fait Thomas Browne (1642) : "All things are artificial, for nature is the art of God." "Toutes les choses sont artificielles, car la nature c'est l'art de Dieu". Il y a homogénéité donc entre nature et artifice. L’homme peut prendre des voies non-utilisées par Dieu (cf. Chénier, dans son poème L’Invention, disant que le poète nous montre ce que la Nature « n’a point fait, mais ce qu'elle a pu faire »).

On est dans une physique sans la moindre ‘physis’, sans poussée interne, sans dynamisme, sans tendance. On a un artificialisme, qui n’a rien à voir avec l’artificialisme antique, démiurgique, fondé sur les rapports entre modèle et copie ; mais c’est un artificialisme où tout est combinaisons déjà faites ou à faire. Un artificialisme mécaniste qui homogénéise ontologiquement la production de la nature et la production de l’homme. La technique va considérablement changer notre monde, mais sans apporter de changement à l’ordre du monde.


Contre le romantisme, il ne faut pas dire que la technique (machine de Marly pour Michelet, chemin de fer pour Vigny) viole la nature, mais qu’elle en exploite des voies inutilisées. La technique n’introduit nulle disparité, nul coup de hache dans la nature.

Il y a bien sûr un optimisme extrême dans cette physique cartésienne implicitement reprise à son compte par la chimie industrielle. On suppose qu’on connaît tout, absolument tout des composants, et donc qu’on maîtrise tout de leurs interactions. Ceci est vrai pour les entités mathématiques, qui ne doivent l’existence qu’aux définitions données par l’esprit lui-même.

sur ceci, on peut voir :

https://sites.google.com/site/lesitedemichelphilippon/descartes-dossier/descartes-hegel-science-parfaite-science-complete

Le strict parallèle entre le logique et l’ontologique est toutefois une postulation audacieuse. Pour la valeur des substituts, il suffit de voir ce que signifient, dans le vocabulaire courant, les mots ‘ersatz’, ou ‘succédané’ : c’est le ‘faute de mieux’ d’une époque de pénurie, alors que l’optimisme industriel y voyait le rêve d’un ‘mieux pour tous’. La qualité sublime des artefacts de Des Esseintes est bien oubliée quand on consomme la saccharine (ou le Kunsthönig dont parle Céline dans sa trilogie - allemande encore).

La poétique des effets est chez Valéry la première et la plus fameuse, mais pas le seule. En tous domaines, il reconsidérera son optimisme juvénile. En ce qui concerne la prétendue maîtrise des interactions, Valéry constatera bien que « L’homme sait assez souvent ce qu'il fait, il ne sait jamais ce que fait ce qu'il fait ».



3. Quelques textes complémentaires

Valéry, Sur la technique littéraire (1889)

... La littérature est l'art de se jouer de l'âme des autres. C'est avec cette brutalité scientifique que notre époque a vu poser le problème de l'esthétique du Verbe, c'est-à-dire le problème de la Forme.

Étant donnée une impression, un rêve, une pensée, il faut l'exprimer de telle manière, qu'on produise dans l'âme d'un auditeur le maximum d'effet - et un effet entièrement calculé par l'Artiste.

Cette formule donne, par déduction, quelques notions très nettes sur le Style : le style n'est pas un rite invariable, un éternel moule définitivement coulé - même par un Flaubert. Il doit se plier au dessein de l'auteur et servir uniquement à préparer le feu d'artifice final. Il le faut adéquat à l'objet. Enfin, l'écrivain devra posséder diverses notes dans le clavier de l'expression, afin de produire de multiples effets - comme le musicien a le choix entre un certain nombre de timbres et de vitesses rhythmiques.

Et, ceci nous amène naturellement à une conception toute nouvelle et moderne du poète. Ce n'est plus le délirant échevelé, celui qui écrit tout un poëme dans une nuit de fièvre, c'est un froid savant, presque un algébriste, au service d'un rêveur affiné. Cent vers tout au plus entreront dans ses plus longues pièces... Il se gardera de jeter sur le papier tout ce que lui soufflera, aux minutes heureuses, la Muse Association-des-Idées . Mais, au contraire, tout ce qu'il aura imaginé, senti, songé, échafaudé, passera au crible, sera pesé, épuré, mis à la forme et condensé le plus possible pour gagner en force ce qu'il sacrifie en longueur : un sonnet, par exemple, sera une véritable quintessence, un osmazôme, un suc concentré, et cohobé, réduit à quatorze vers, soigneusement composé en vue d'un effet final et foudroyant. Ici, l'adjectif sera impermutable, la sonorité des mètres sagement graduée, la pensée souvent parée d'un Symbole, - voile qui se déchirera à la fin - ... Je viens d'écrire le mot de symbole et je ne puis m'empêcher en passant de toucher à cet incomparable mode d'expression artistique. Après avoir été chez tous les peuples mystiques d'un quotidien emploi, il a disparu devant le rationalisme et le matérialisme. Les artistes ont oublié la beauté de l'allégorie, et cependant, comme l'a écrit Charles Baudelaire, c'est une forme esthétique essentielle. […]

Edgar Allan Poe, mathématicien, philosophe, et grand écrivain, dans son curieux opuscule la Genèse d'un Poëme - the philosophy of composition - démonte avec netteté le mécanisme de la gestation poétique, telle qu'il la pratique et qu'il l'entend.

Aucune de ses œuvres ne renferme plus d'acuité dans l'analyse, plus de rigueur dans le logique développement des principes découverts par l'observation. C'est une technique entièrement a posteriori, établie sur la psychologie de l’auditeur, sur la connaissance des diverses notes qu'il s'agit de faire résonner dans l'âme d'autrui. La pénétrante induction de Poe s'insinue dans les intimes réflexions du sujet, les prévient, les utilise. […]

Huysmans, À Rebours GF p. 80 :

« La nature a fait son temps ; elle a définitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels, l'attentive patience des raffinés. Au fond, quelle platitude de spécialiste confinée dans sa partie, quelle petitesse de boutiquière tenant tel article à l'exclusion de tout autre, quel monotone magasin de prairies et d'arbres, quelle banale agence de montagnes et de mers !

Il n'est, d'ailleurs, aucune de ses inventions réputée si subtile ou si grandiose que le génie humain ne puisse créer ; aucune forêt de Fontainebleau, aucun clair de lune que des décors inondés de jets électriques ne produisent ; aucune cascade que l'hydraulique n'imite à s'y méprendre ; aucun roc que le carton-pâte ne s'assimile ; aucune fleur que de spécieux taffetas et de délicats papiers peints n'égalent !

A n'en pas douter, cette sempiternelle radoteuse a maintenant usé la débonnaire admiration des vrais artistes, et le moment est venu où il s'agit de la remplacer, autant que faire se pourra, par l'artifice. »

Queneau, Les Enfants du limon chap. 11 :

« Le seul contact véritable entre l’homme et la nature, c’est la science, la science qui transforme et qui détruit, la science qui rend habitable un désert ou des marécages, la science qui fait courir du fer sur du fer à travers les accidents géographiques les plus divers et qui fait voler de l’aluminium à travers les incidents météorologiques les plus variés, la science qui fait de l’essence de rose avec du charbon et du sucre avec des copeaux de bois. Voilà le seul contact véritable de l’homme avec la nature : un lac desséché, un désert irrigué, une mer domptée, une montagne coupée, voilà le contact authentique de l’homme avec la nature, celui de l’action, de la destruction et de la transformation. »

Michelet, Histoire du XIXe siècle, t. I, rééd. de Calmann-Lévy, 1876 p. IX, cité par Viallaneix :

« Je suis né en 98. C'est le temps où M. Watt, ayant fait depuis longtemps sa découverte, la mit en œuvre dans sa manufacture (Watt et Bolton), produisant sans mesure ses ouvriers de fer, de cuivre, par lesquels l'Angleterre eut bientôt la force de quatre cent millions d'hommes. Ce prodigieux monde anglais, né avec moi, a déjà décliné. Et ce siècle terrible, appliquant à la guerre son génie machiniste, a fait hier la victoire de la Prusse »

Fernandez (D.), Ramon Le Livre de Poche p. 508 :

« Rendant compte du livre de mémoires du comte allemand Harry Kessler, Souvenirs d'un Européen, il [Ramon Fernandez] souligne ce qui distingue la culture anglaise et la culture allemande. Kessler était allé parfaire en Angleterre son éducation. « A Ascot, il avait vu se former le caractère des jeunes gens appelés à diriger un vaste Empire et à forcer l'admiration de ceux-là mêmes qu'ils opprimaient. A Hambourg, rien de tel : un travail méthodique et patient, mais sans but ; aucune vue pratique sur les tâches qui incomberaient aux futurs maîtres de l'Allemagne. Être Allemand, disait-on, c'est faire une chose pour elle-même. Ce qui aboutit à une sorte de perfection aveugle qu'on peut employer aux fins les plus folles et les plus périlleuses. » Je ne crois pas qu'il puisse y avoir de meilleure base à une définition du fanatisme nazi, que ce goût « de faire une chose pour elle-même », cette aspiration à « une sorte de perfection aveugle ».

Hémon, Monsieur Ripois et la Némésis chap. 3 : (à Londres, un employé de bureau allemand) :

« Parfois Beuhling, sous l’aiguillon de longues lettres venues de Nuremberg, étudiait avec attention des manuels techniques ou prenait semi-furtivement copie de documents que la dynastie saurait utiliser plus tard pour le plus grand bien du commerce germanique. »

Renan cité par Goncourt, 6 septembre 1870 :

«Dans toutes les choses que j'ai étudiées, j'ai toujours été frappé de la supériorité de l'intelligence et du travail allemand. Il n'est pas étonnant que dans l'art de la guerre, qui est après tout un art, inférieur, mais compliqué, ils aient atteint à cette supériorité, que je constate dans toutes les choses, je vous le répète, que j'ai étudiées, que je sais... Oui, Messieurs, les Allemands sont une race supérieure !»

Soljenitsyne, Août 14 p. 171 :

« Une pensée stratégique commune, indiquée sans exception à tous les chefs militaires allemands selon le testament de Moltke-senior : un grand capitaine n’est qu’un fait du hasard, le sort de la nation ne doit pas dépendre d’un tel hasard ; grâce à la science militaire, une stratégie victorieuse doit aussi pouvoir être mise en œuvre par des individus moyens. »

Musil L’Homme sans qualités 1-60 « La zoologie enseigne que la sommation d'individus diminués peut parfaitement donner un tout génial »

Mann (Heinrich, Der Untertan TF p. 328 : « Calmé par ses succès, il concédait d’ailleurs que la fière Allemagne des penseurs et des poètes avait eu peut-être sa raison d’être. ‘Mais ce n’était qu’une étape : notre sphère intellectuelle à nous, c’est l’industrie et la technique : le succès le prouve’. »