L'art comme exutoire des passions : Aristote et la catharsis.
L'homme, animal sans nature, être hautement irascible, passionné, ne peut vivre en société sans préparation ni limites. Le débordement spontané de ses passions, de son égoïsme, de ses pulsions agressives par exemple, interdirait toute forme de vie sociale, laissant chacun sous la menace permanente que son voisin ne devienne tout à coup un loup pour ses semblables, voire sous la menace de devenir lui-même ce loup.
L'homme naît inachevé, sans nature qui le règle spontanément. D'où la nécessité d'une régulation qui peut se faire, entre autres, par le biais de l'art.
Il peut sembler étrange à première vue de confier à la douceur esthétique cette si rude tâche de domestiquer le fauve humain et de ramener à la raison le fou que nous sommes tous originairement. Mais le paradoxe n'est qu'apparent.
L'art, en effet, comme son nom l'indique, est, en son sens le plus vaste, artifice : il est ce qui n'est pas la nature, ce qui n'est pas le donné. Il est donc en mesure de contrarier cette nature et de modifier ce donné. Il est, en cela, anti-nature.
D'autre part, la sagesse des nations et la mythologie se retrouvent lorsque la première dit avec un robuste bon sens que "la musique adoucit les mœurs", et la seconde, que le personnage d'Orphée charmait les bêtes féroces. Ne doutons pas que la plus féroce de toutes soit l'homme lui-même.
"La musique adoucit les mœurs" : la formule a fini par sombrer dans la fadeur, voire dans l'insipide, si bien que presque plus personne ne l'ose prononcer, de crainte de se trouver épinglé au Dictionnaire des idées reçues et des phrases toutes faites. Et pourtant, si on y regarde d'un peu près, on voit que la musique est le domaine des Muses en général, c'est-à-dire de l'art ; et que les "mœurs" sont, étymologiquement, la morale même.
Mais, ce disant, nous présupposons plusieurs choses. D'abord que les passions sont un désordre ; ensuite, que l'ordre est le contraire du désordre ; enfin que l'ordre doit donc, d'une façon ou d'une autre, être instillé, puis installé dans ce désordre. Raisonnement tout à fait correct, mais qui n'est pas le seul possible.
Or il serait possible de prendre sur les passions mauvaises et désordonnées de l'homme une perspective tout autre, un point de vue qui ne serait pas de sociologue, mais, presque, de médecin.
Les passions mauvaises, comme les humeurs mauvaises (si proches de la mauvaise humeur) peuvent alors être considérées non comme un matériau à structurer, mais comme une production inévitable de l'homme, production qui se fait à rythme à peu près régulier, et à laquelle il convient, non point de donner forme, mais de donner issue.
Il ne s'agit pas ici de structurer : il s'agit d'éliminer, d'expurger. Il y a en l'homme une incessante propension à la démesure, au crime, et le corps social ne peut être maintenu en santé que si, de temps à autre, on donne occasion à ses sous-produits de s'évacuer. La régulation se fait donc non par organisation, mais par élimination. Les passions ne sont pas matériau mais excrément. L'homme, âme et corps confondus, produit du bon et du mauvais, de même que la digestion nourrit, conforte, mais aussi accumule des déchets qu'il faudra tôt ou tard évacuer.
Ce n'est donc pas un hasard si c'est chez le biologiste, chez le médecin Aristote que se trouve une théorie qui fait de l'art l'exutoire des passions .
Aristote est philosophe "réaliste" en plus d'un sens.
Au sens méthodologique, il place la "chose" (res) au centre de gravité de la connaissance.
Au sens pratique, il prend les hommes tels qu'ils sont et cherche modestement à les rendre un peu moins mauvais.
L'art a en cela son rôle à jouer, à travers la fameuse théorie de la catharsis, c'est-à-dire de la purification (c'est le sens étymologique : cf. les "cathares" = les "purs"), de la purgation des passions. Il ne s'agit pas de domestiquer les passions mauvaises, mais de domestiquer l'homme en lui donnant occasion, par des biais inoffensifs, de le purger desdites passions.
Le dispositif, on le voit, ne vise pas à l'impossible (rendre bon ce qui est mauvais), mais à détourner du réel des dispositions criminelles qui pourront s'assouvir tant bien que mal de façon imaginaire.
On sait la fortune freudienne que connut cette notion qui décrit le déplacement, sur un objet de substitution, des affects qui ne peuvent et ne doivent s'exprimer dans la vie réelle. Le théâtre est ce lieu à la fois réel et fictif où s'opère une véritable "saignée" des passions scandaleuses. Le spectateur vit, par personne interposée, toutes sortes de crimes qui ne sont que mimés ou évoqués par les tragédies, mais dont le spectacle soulage effectivement les pulsions criminelles. Entre tuer voir tuer, entre tuer et s'imaginer qu'on tue, il y a sinon équivalence, du moins communauté, compensation. C'est pourquoi les tragédies grecques sont un tissu d'abominations en tous genres : on y tue son père, on y couche avec sa mère, on y dévore ses propres enfants, etc. Elles sont au Mal ce que le cerveau de Monsieur Teste était aux pensées : le lupanar des possibles.
Le théâtre est donc comme un lieu de déjection symbolique (comme le sera, selon Freud, le rêve qui, lui aussi, se déroule sur une "autre scène"). L'acteur mime le crime, le spectateur mime intérieurement l'acteur et, si l'on ose dire, le tour est joué. Le crime a eu lieu et personne n'en a souffert. Dans la catharsis comme dans le rêve, on tue et personne n'est tué, on viole et personne n'est violé, etc...
Il est clair qu'on a ici affaire à un traitement de type "homéopathique" : on soigne le mal par le mal, mais par un mal atténué, dilué. La représentation théâtrale est un rêve collectif, une hallucination partagée. Les historiens ont d'ailleurs fait remarquer que, lors des fêtes, les représentations étaient fort longues, le soleil écrasant, l'odeur des sacrifices et celles des aromates omniprésentes : tout se conjuguait pour que la différence entre illusion théâtrale et réalité s'estompât quelque peu.
L'individu se retrouve ainsi lavé de ses mauvais instincts, à moindres frais pour la société. Le bon s'accomplit dans le réel, et le mauvais dans l'imaginaire.
Aristote, réaliste, sait faire la part des choses, la part du feu, la part du mal. Il sait que ce n'est pas en interdisant purement et simplement le Mal qu'on l'éliminera : on ne fera qu'une société hypocrite peuplée de docteurs Jekyll. L'âme humaine étant ce qu'elle est, elle a besoin de "lieux d'aisance". Autant vaut que ces lieux soient pris en charge par la société sous forme de représentations sacrées faisant office d'abcès de fixation (on remarquera l'omniprésence du vocabulaire médical). Au lieu que le Mal se répande dans tout le corps, on va l'attirer en un point précis d'où on pourra l'ex-purger.
Mais il en va de l'âme de l'homme aristotélicien comme du corps : les passions criminelles ne sont pas une maladie accidentelle dont on guérit, mais une sécrétion continuelle, qui réclamera bientôt une autre purgation, c'est-à-dire, aussi, du point de vue subjectif, un autre apaisement.
Aristote, philosophe équilibré, sait que l'homme aime la vérité, mais il sait aussi qu'il est friand de fictions, et il n'aurait certainement pas désavoué le La Fontaine du Pouvoir des Fables. Aristote sait que l'homme aime le Bien, mais aussi qu'il aime le Mal. Sa grandeur est, en vrai médecin de l'âme, de ne pas se voiler la face devant les horreurs que contient l'homme, en même façon qu'il étudie les viscères les moins ragoûtants des animaux les plus vils. Pour parler comme Hegel, il ne se détourne pas du négatif, solution de facilité qui consisterait à prêcher contre le péché. Il ne se contente pas de condamner : il fournit une issue, la moins coûteuse qui soit, en quoi il se montre à la fois bon politique et subtil psychothérapeute. Il ne cherche pas à extirper l'indéracinable, comme le tenterait vainement un ascète, ni à nier l'évidence, comme ferait un prédicateur. Mais il concède au Mal un simulacre de réalisation, ou une réalisation en simulacre.
Ce théâtre "cathartique" est donc une sorte de défoulement collectif très organisé. On a affaire à une psychothérapie collective à ciel ouvert. L'essentiel n'est pas dans un mouvement général du corps (comme dans le cas de la danse platonicienne) mais dans une projection de l'âme qui s'intéresse (au sens fort du terme) à l'action, en une horreur sacrée ardemment recherchée. Un tel théâtre, comme disait Gobineau, est donc chose fort sérieuse. On est à mille lieues du théâtre de divertissement ; on se rapproche de l'exorcisme collectif.
Cette théorie de la catharsis suppose une Grèce récemment civilisée, encore travaillée, de façon à peine secrète, par une sauvagerie assez récemment quittée, et qui pourrait faire à tout instant de terribles retours. Comme on sait, on ne conjure que ce qui menace, et on ne donne l'image de la monstruosité en pâture qu'à ceux qui seraient tentés par la monstruosité réelle.
La tragédie grecque n'a donc pas, à proprement parler, à être "belle", ni "bien jouée", ni "bien mise en scène". Il ne s'agit pas de faire de la critique théâtrale. Ce théâtre sacré est plus sacré que théâtre : l'important est qu'il ait lieu, qu'il soit vu, que les acteurs, masqués pour mieux permettre la projection des spectateurs, jouent leur rôle. Bien ou mal, la question est secondaire : ce qui compte vraiment est la réaction du spectateur, ce qu'il y apporte de lui-même.
Ce théâtre est un art au sens où la médecine en est un : c'est un artifice thérapeutique, où il n'est pas essentiellement question de beauté, mais d'abord d'efficacité. Dans cette régulation des passions, ce n'est pas la beauté qui soigne, c'est l'art. Quant à nous qui regardons Eschyle avec les yeux et les âmes que nous ont imposés les siècles, nous nous soucions vraisemblablement du petit côté de la chose en mettant au premier plan la scansion de chaque vers et la beauté des sonorités.